Au bout du voyage : Alexandre à travers le temps & l’espace
L’invitation au voyage : une approche comparatiste
1« Je me sens un cœur à aimer toute la terre ; et comme Alexandre, je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses » : telle est la conclusion de la tirade de l’inconstance prononcée par Don Juan dans la pièce de Molière1. Cette image d’un Alexandre insatiable, Molière la tient à la fois des Satires de Juvénal et de la démonstration d’un traité de philosophie du xviie siècle. Il est, en cela, héritier tant de l’Antiquité que de son époque2. Pourtant, au cours des mille cinq cent ans qui séparent ces deux dates, la figure de l’empereur macédonien n’est pas tombée dans l’oubli. C’est ce formidable voyage de la légende alexandrine de la fin de l’Antiquité à l’aube du xvie siècle qu’entend retracer, par une approche comparatiste, l’ouvrage dirigé par Catherine Gaullier‑Bougassas et Margaret Bridges.
2Cette publication est le résultat des travaux menés dans le cadre d’un programme de recherche international sur « la création littéraire d’un mythe médiéval d’Alexandre dans les littératures européennes (xie‑début du xvie siècle) ». Constitué par Catherine Gaullier‑Bougassas, ce programme a été porté par une aide de l’ANR de 2009 à 2014, retenu par le CEPR en 2009‑2010 et soutenu par la MESHS de Lille. Il a donné lieu à l’organisation d’une journée d’études à l’Institut historique allemand de Paris le 4 mars 20113: plusieurs communications données lors de cette journée d’études sont reprises dans ce volume sous forme d’articles. Notre ouvrage réunit ainsi des chercheurs spécialistes tant de la littérature française (Jean‑Claude Mühlethaler, Hélène Bellon‑Méguelle), allemande (Christophe Thierry), anglaise (Margaret Bridges), écossaise (Anna Caughey et Emily Wingflied), qu’arabe (Marco Di Branco, Émilie Picherot), persane (Mario Casari, Marina Gaillard), hébraïque (René Bloch, Jean‑Pierre Rotschild) et slave (Elena Koroleva).
3C’est à un voyage à travers les traditions littéraires alexandrines aussi vaste que le champ des conquêtes du Macédonien que nous invitent les deux directrices de publication de cette passionnante somme d’histoire littéraire. Le traitement des sites paradisiaques donne une direction commune à tous ces itinéraires. Les contributions présentées s’articulent ainsi autour de quatre axes : « les paradis d’Alexandre » présentent les différents sites paradisiaques en relation avec la quête d’immortalité et de salut ; les « transmissions et croisements culturels » interrogent les variations des épisodes liés aux sites paradisiaques dans les traditions hébraïques, arabes et persanes ; l’axe « élection et révélation » sonde la dimension initiatique de ces épisodes dans les traditions germanique, française, russe et arabe ; enfin, « la démesure du désir et le désenchantement » met en dialogue les traditions persane, française et anglaise quant à leur horizon moralisateur.
Un point d’appui pour soulever le monde : le paradis
4L’approche comparatiste de la figure d’Alexandre n’est pas radicalement nouvelle : en 1999 étaient publiés les actes d’un colloque s’étant tenu en 1997 et consacré à Alexandre le Grand dans les littératures occidentales et proche‑orientales4. Organisé par Laurence Harf‑Lancner, avec laquelle Catherine Gaulier‑Bougassas a travaillé à l’édition du Roman d’Alexandre de Thomas de Kent5, par François Suard et par Claire Kappler, ce colloque interrogeait déjà le jeu de variation et de divergence de la légende alexandrine à travers les cultures et les époques. Il explorait plusieurs points de comparaison, points saillants de la légende alexandrine : l’ambiguïté de son héros, par exemple, ou encore la possibilité d’une lecture spirituelle de sa quête6.
5L’originalité du présent ouvrage est d’associer à une approche comparatiste, nécessairement large dans le cas d’Alexandre, le choix d’un point d’appui à partir duquel soulever le monde7. Ce point d’appui, c’est celui des sites paradisiaques. Choix d’autant plus pertinent que ces sites se tiennent aux confins du monde connu. Les pays des Brahmanes ou des filles‑fleurs évoquent ainsi, l’un l’Orient où cultiver son jardin du Candide de Voltaire, l’autre le Tahiti utopique du Supplément au Voyage de Bougainville de Diderot. Dans les deux cas, le héros se trouve au bout de sa quête, au terme de son voyage : il ne lui reste plus qu’à faire retour, sur lui‑même d’abord, sur ses pas ensuite.
6L’une des constantes de l’écriture des sites paradisiaques dans les traditions alexandrines est en effet la mise en présence d’une épreuve : un ultime obstacle, infranchissable, se dresse face au plus grand conquérant de tous les temps. Le jeune macédonien mort à trente‑deux ans, qui s’opposa puis défendit l’empire perse, fut divinisé en Égypte, mourut en Inde et devint un modèle pour les empereurs de tout pays et de toute époque, se trouve face à ce qui enfin lui résiste et qui le vainc. Un adversaire face auquel il lui faut s’incliner, tel Don Juan face à la statue du Commandeur.
7Car ce que trouve Alexandre au bout du voyage, c’est parfois la sagesse, jamais l’immortalité, toujours la mort. Ce qu’il touche, c’est la borne de ses désirs. Si les lieux emblématiques de l’extinction de cette quête sont des sites paradisiaques, c’est parce qu’en faisant face à ses limites, Alexandre doit ouvrir les yeux sur celui qui seul peut les dépasser : Dieu. Ce Dieu n’est pas le même dans toutes les traditions : tour à tour christianisé, islamisé, judaïsé, il présente pourtant, par‑delà les variations, une même figure, le même symbole de ce qui dépasse l’être humain. Qu’il y ait des endroits aux confins du monde qui permettent de faire l’expérience de cette limite, voilà qui fait sens dans la légende alexandrine, légende si souvent articulée à une visée édificatrice d’appel à la maîtrise et à la mesure des désirs.
Ressemblance et variation : la mouvance d’une figure
8Les différentes contributions présentées dans cet ouvrage se font souvent écho. L’épisode de la pesée paradoxale de la pierre y revient plusieurs fois, traité différemment par les traditions explorées. Il en va de même pour la fontaine d’immortalité, qui dans une tradition est connue grâce à la résurrection d’un poisson séché qui y est trempé, dans une autre par une simple mention de son existence.
9Mais quand Alexandre est, suivant des visées politiques ou idéologiques de circonstance, présenté comme le soutien du peuple hébreu, comme un prophète du Dieu musulman, ou comme le contre‑modèle du conquérant qui asservit les peuples qu’il colonise, ce sont les variations plus que les effets d’écho qui apparaissent.
10Aussi, là où Paul Zumthor parlait de « mouvance » du texte médiéval, changeant selon les copies comme avec les vocalisations successives, on peut parler avec Alexandre de la mouvance d’une figure8. Car il semble que c’est du sens donné à la figure du Macédonien que dépend la coloration reçue par les épisodes de sa légende : l’ambivalence de cette figure, qui se trouve par ailleurs au centre des travaux de Catherine Gaullier‑Bougassas, y trouve peut‑être une justification. Et si la mouvance de la figure alexandrine tenait aux aléas de l’historiographie ? Voilà une question qu’un travail de synthèse des différentes contributions présentées dans ce volume permettrait d’éclairer.
Alexandre, trait d’union entre Orient & Occident
11Alexandre le Macédonien entreprit la réunion de l’Orient et de l’Occident en un seul empire. S’étant lui‑même orientalisé par son mariage avec la fille de l’empereur perse vaincu Darius et par sa divinisation en Égypte, c’est autant l’Orient perse que l’Orient égyptien que son histoire et sa légende englobent. C’est aussi l’Orient arabe que son ombre recouvre : on trouve des références à sa figure dans la littérature de langue arabe.
12L’Orient d’Alexandre est complexe et riche. On le retrouve dans Le devisement du monde, où Marco Polo indique les sites alexandrins placés sur son itinéraire : ainsi de la Grande Arménie, du Kouhistan, du Badakhshan9. Le Vénitien, qui n’a pas lu de roman d’Alexandre bien qu’il en mentionne un épisode, se fie aux récits oraux autochtones pour faire converger son périple et celui des conquêtes du Macédonien, quitte à contester la légende10.
13Ce n’est pas le moindre des mérites de cette publication que de mettre en avant le fond commun des cultures occidentales et orientales de manière aussi ciblée. La circulation entre Orient et Occident caractéristique de la trajectoire d’Alexandre le Grand s’ancre dans l’Antiquité ; c’est pourtant au Moyen Âge qu’a été « donné le plus vaste éventail d’interprétations pour la figure d’Alexandre, en Orient comme en Occident »11. Ainsi le Moyen Âge, que l’opinion commune assimile à tort à un âge obscur voire obscurantiste, se révèle à la lumière de la légende alexandrine comme la clé d’un dialogue des cultures.
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14Les Voyages d’Alexandre au paradis représentent une étape dans une recherche que Catherine Gaullier‑Bougassas avait commencée dès sa thèse, dont une partie traitait du « roman des aventures orientales d’Alexandre12e. C’est donc la continuation de cette « histoire poétique », pour emprunter les termes de Michel Zink, que donne à lire cet ouvrage ; il ne resterait qu’à explorer l’Orient asiatique dans lequel la littérature alexandrine a également essaimé13.