Angoisses & ambiguïtés de la fin tragique
1On ne peut pas dire qu’Enrica Zanin pèche par manque d’ambition : avec plus de six cents tragédies — aussi bien en langue française qu’italienne, espagnole et allemande — en guise de corpus, son ouvrage critique Fins tragiques constitue une véritable somme sur le théâtre tragique européen de la première modernité. En effet, cette thèse remaniée pour la publication va de l’Ecerinis d’Albertino Mussato (1315) au Papianus (1698) de Gryphius : l’auteur couvre donc plusieurs siècles, plusieurs pays et surtout plusieurs langues. Par ailleurs, comme elle n’a pas manqué de mettre en perspective ses sources primaires par la lecture attentive d’une littérature critique foisonnante, la première impression que donne son ouvrage est celle d’un véritable travail de spécialiste.
2La tâche était d’autant plus ardue qu’elle s’est attelée à un élément si central du genre tragique que personne n’avait osé s’y risquer avant de façon aussi frontale : celui des dénouements. Un projet aussi ambitieux appelait une solide démarche méthodologique : de ce point de vue, Fins tragiques nous semble irréprochable, dans la mesure où E. Zanin s’est appliquée à remettre en question et en perspective tous les éléments de sa réflexion dans une première partie très fournie, avec rigueur et intransigeance. La partie en question peut donc sembler un peu longue, mais elle nous paraît tout simplement être la part à la fois nécessaire et quelque peu ingrate de tout travail de recherche qui se respecte.
3Notons que, d’un point de vue méthodologique, E. Zanin ne traite que la dimension dramaturgique des pièces, et n’intègre pas les realia du théâtre à ses considérations. On peut regretter l’absence de cet aspect, qui aurait sans doute pu nourrir sa réflexion, mais dans la mesure où son travail est déjà particulièrement ambitieux, et où il ne faut pas oublier qu’aujourd’hui, le temps accordé à un travail de thèse est considérablement réduit, il est difficile de lui en faire un reproche.
4Dans son ouvrage, l’auteur cherche donc à comprendre pourquoi, « alors qu’elle contredit la norme de l’exemplarité, l’issue funeste devient […] un trait essentiel de la définition de la tragédie » (p. 18‑19). Dans une première partie (« Prolégomènes »), elle s’attache donc à définir genre et dénouement tragiques. Elle entre dans le vif du sujet avec le chapitre « Catastrophe », en se penchant sur les rapports que la tragédie entretient avec le dénouement malheureux ; elle approfondit ensuite plus particulièrement les modalités du dénouement tragique (« Renversement de fortune »), pour étudier enfin la structure de la fin malheureuse, et son efficacité pathétique (« Dénouement »).
Qu’est‑ce que la tragédie moderne ?
Un recadrage de l’objet d’étude
5Une des grandes qualités d’E. Zanin est de ne rien prendre pour acquis, en particulier les bases sur lesquelles elle va édifier sa réflexion. Avant d’entrer dans le vif du sujet, elle s’attache en effet à présenter la tragédie comme une réalité complexe, ou plus exactement comme « un objet instable et mouvant » (p. 25). Ainsi échappe‑t‑elle aussi bien au piège de voir dans la tragédie française le canon esthétique d’un genre dont elle n’est qu’une manifestation — glorieuse, certes, mais non pas unique —, qu’à celui de considérer la tragédie comme un principe universel figé, une sorte d’Idée platonicienne anhistorique. Sur ce point, l’auteur rappelle constamment la tension intrinsèque au genre tragique, tiraillé entre l’universalité que le terme générique suggère, et ses multiples incarnations. Cela lui permet d’affirmer notamment qu’il existe « des tragédies », remettant ainsi résolument en question l’idée d’une forme tragique prétendument « pure », qui exclurait toute autre structure légèrement différente.
6L’auteur prend alors fermement position sur des questions âprement débattues, comme l’existence d’une « tragédie espagnole » : pour E. Zanin, celle‑ci a bel et bien existé, mais plus en tant que « mode » qu’en tant que « genre », ce qui revient à dire que la nature tragique d’un texte tient plus à sa tonalité et à son contenu qu’à sa forme. Ce point de vue se défend, et a le mérite d’être extrêmement cohérent. Cependant, il pousse l’auteur à conférer au « tragique » une dimension trans‑générique qui peut poser problème dans la mesure où elle ne rend pas compte de la spécificité propre au texte dramatique, par opposition notamment aux genres narratifs. Cette conception du tragique comme « modalité » lui permet par ailleurs d’affirmer que le genre tragique a existé en langue allemande, sous la forme des Tragödien, œuvres dont le premier souci a été de moraliser un public essentiellement de cour.
7C’est donc grâce à une définition à la fois souple et fonctionnelle du genre tragique, fondée sur l’idée de renversement final, qu’E. Zanin peut enrichir sa réflexion des pratiques pour ainsi dire « marginales » du genre tragique.
Aristote n’était pas seul
8Fins tragiques a un autre mérite considérable, celui de remettre Aristote à sa juste place, importante certes, mais non primordiale. De fait, on a souvent tendance à penser spontanément à la Poétique lorsqu’il est question de tragédie. Or E. Zanin montre que, même si Aristote constitue une référence incontournable pour la tragédie de la première modernité, non seulement il est loin d’en être la seule source, mais que sa pensée a aussi été largement manipulée par certains modernes.
9En effet, la tragédie de la première modernité ne s’est pas limitée à la seule source aristotélicienne, et s’est également nourrie de références antiques et médiévales diverses : l’Orbecche, une des toutes premières tragédies modernes européennes, est notamment extrêmement influencée par Sénèque ; par ailleurs, E. Zanin montre que son objet d’étude s’est surtout construit à partir d’un imaginaire générique dû aux grammairiens latins, imaginaire qui a défini le genre tragique par le dénouement malheureux.
10En outre, il apparaît rapidement qu’Aristote a non seulement été souvent mal compris, mais également manipulé par les théoriciens et penseurs de la tragédie. De façon assez ironique, quand les Italiens ont suivi ses recommandations, leurs œuvres se sont rapidement sclérosées : « l’essor et le succès du théâtre national paraissent ainsi inversement proportionnels au degré de familiarité des dramaturges avec la Poétique » (p. 143). Par ailleurs, la fortune de la tragédie française a surtout été due aux manipulations dont le Stagyrite a été l’objet, les théoriciens modernes prétendant retourner à la source aristotélicienne, mais fondant leurs règles sur l’héritage tragique légué par le Moyen Âge et par les humanistes italiens.
11Une des grandes découvertes que l’on fait donc avec Fins tragiques, est tout simplement que, contrairement à ce qu’on pourrait penser, la tragédie moderne n’est pas fondamentalement ni purement aristotélicienne. Curieux destin pour celui qu’on considère souvent a priori comme la référence fondatrice par excellence du genre.
Le rapport à l’Antiquité : complexification et originalité de la tragédie de la première modernité
12La tragédie de la première modernité a donc largement manipulé Aristote. Mais ce n’est pas tout : elle l’a aussi mal compris. Une ambiguïté de la Poétique a poussé les théoriciens de le première modernité à assimiler péripétie et renversement, que les dramaturges ont dès lors pu multiplier. Cela a totalement refondu la théorie de l’intrigue tragique, la trame simple devenant une trame sans renversement, et la trame complexe étant caractérisée justement par la multiplication des renversements — alors qu’Aristote définit une trame simple par le fait que le renversement final est entraîné par une cause intégrée à l’intrigue préalable, alors que la trame complexe est bouleversée par un événement extérieur à l’intrigue. La première modernité développe donc un goût qui lui est très spécifique pour les trames complexes, et qui n’a rien à voir, à l’origine, avec les recommandations aristotéliciennes.
13Les dénouements modernes développent donc certains effets qui leur sont propres, théorisant notamment la « merveille » — ou la surprise — et la « suspension ». La première s’obtient généralement par une reconnaissance, et les deux concernent la gestion de l’information. La tragédie se complique donc considérablement, avec des avatars différents d’un pays à l’autre. L’Italie fait de la péripétie et de la reconnaissance un simple ornement, le public étant censé connaître le dénouement de la pièce, mais douter jusqu’au bout de sa réalisation. La France, elle, témoigne d’un goût particulier pour la surprise et le suspens. Quant à l’Espagne, elle se détourne résolument de l’imitation des Anciens — la figure de Lope de Vega, avec son Arte nuevo de hacer comedias, est caractéristique de cette démarche —, cherchant à surprendre avant tout, et se souciant plus des réactions du public que d’une poétique définie par des règles préalables.
14E. Zanin montre donc que dans tous les cas, les dramaturges créent une stratégie d’attente plus ou moins comblée selon les cas et les sensibilités : la surprise et la rupture prennent dès lors une importance primordiale dans la poétique du dénouement, mettant ainsi en péril sa dimension exemplaire.
La tragédie, genre moral et éthique
15De fait, un aspect primordial de l’étude qu’E. Zanin fait des dénouements tragiques est leur caractère proprement moral, qu’elle affirme fortement — étude morale ne signifiant ni moralisation, ni exemplification, deux écueils qu’elle voit et évite parfaitement, son intention n’étant pas de se complaire dans une « empathie suscitée par la morale explicite du texte » (p. 92), mais d’étudier les ambiguïtés idéologiques d’un texte à la vocation clairement moralisatrice, et qui cherche toujours à orienter les réactions du spectateur.
16Sur ce point, c’est l’héritage médiéval, essentiel à la constitution du genre tragique moderne, qui a ouvert un espace de réflexion neutre propre à soulever de nombreuses questions, notamment celle du mal. C’est pourquoi E. Zanin voit dans la tragédie de la première modernité un « espace moral ambigu et hétéroclite » (p. 143).
Le dénouement tragique, entre nécessité poétique et vocation exemplaire
Définition du dénouement tragique
17E. Zanin s’est donné pour but de fournir une définition du dénouement tragique qui ait valeur générale, et qui permette pourtant de relever les spécificités propres à chaque dénouement. Or, à ses yeux, ce qui caractérise le dénouement tragique est le renversement, « qui doit à la fois achever l’intrigue de la pièce et ouvrir l’horizon des interprétations du public en suscitant sa surprise » (p. 80). « Plus long que la fin » (p. 69), il inclut donc un renversement de l’intrigue qui connaît une orientation (du malheur vers le bonheur, ou l’inverse), des modalités (reconnaissance, péripétie...), et une structure (que le renversement soit dû à une cause extérieure à l’intrigue, ou que sa cause soit articulée à ce qui précède).
18E. Zanin définit dès lors la structure générale de la tragédie moderne dans les termes qui suivent : « dans un premier temps, le héros agit et/ou commet une faute ; dans un deuxième temps il “reconnaît” et/ou tombe dans le malheur » (p. 304), cette définition ayant l’avantage de lui fournir un cadre de réflexion fonctionnel, tout en lui laissant la possibilité d’intégrer à sa réflexion des œuvres à la facture souvent très variée — fait dont l’auteur a bien évidemment parfaitement conscience.
L’efficacité poétique contre l’exigence morale
19Contrairement à ce que laisse suggérer un mouvement naturel, par lequel nous associons quasi instantanément le terme « tragique » à un événement fatal, l’issue funeste n’est pas, à ses débuts, essentielle au dénouement tragique : ce n’est en effet qu’à la première modernité que le dénouement en question devient funeste. E. Zanin montre en effet que c’est dès le xive siècle que le terme « tragédie » se généralise, et prend le sens de « discours sur des sujets déplorables » (p. 113). « La tragédie est dès lors considérée comme une histoire au dénouement malheureux et devient l’objet de spéculations non seulement poétiques, mais aussi philosophiques et morales » (p. 142). Cela est dû à ce que l’auteur qualifie de « rupture épistémique » concernant l’évolution de la poétique tragique : après 1630, le spectateur s’interroge moins sur le sens de l’intrigue que sur la progression de celle‑ci, car il assiste à une « catastrophe en devenir », et non plus simplement « annoncée » (p. 200).
20Or si la tragédie doit opérer un renversement spectaculaire pour stupéfier le spectateur, l’auteur montre aussi qu’elle est également un genre fondamentalement éthique. Dès lors, comment procurer un sentiment d’achèvement moral au spectateur, sans sacrifier pour autant l’efficacité poétique ? À l’inverse, comment faire ressentir toute la cruauté du sort funeste d’un personnage, sans détruire toute la leçon éthique que la tragédie cherche à établir ? Dénouant la tragédie « sur le mode de l’excès » (p. 147), les dramaturges ont donc toujours plus de difficultés à moraliser leur public.
Les dramaturges face à leurs dénouements
21Ceux‑ci doivent donc faire des choix : si le héros est vertueux et qu’il connaît une fin malheureuse, ils ont plusieurs possibilités : soit ils ferment la pièce sur la suggestion d’une réconciliation ultérieure — ils tentent alors de réduire l’aporie dans laquelle ils se trouvent au niveau du contenu de la pièce ; soit ils tentent de le faire sur un plan dramaturgique, en rajoutant un deuxième dénouement, heureux cette fois, après avoir fait croire au spectateur que la pièce allait se clore sur une catastrophe. À l’inverse, quand le héros est odieux, soit le dénouement est malheureux, auquel cas il est extrêmement difficile de susciter la pitié chez le spectateur ; soit le dénouement est heureux, auquel cas, pour maintenir la dimension morale de la pièce, les dramaturges suggèrent que le dit héros trouve son châtiment dans un bonheur qui n’est qu’apparent. Il apparaît donc clairement que les dramaturges portent toujours un regard éthique sur les intrigues qu’ils créent.
22Ils ne se cantonnent cependant pas tous à la fin malheureuse : certains tentent de concilier fin heureuse et dénouement éthique. Sur ce point, E. Zanin étudie plus particulièrement les cas de Giraldi en Italie, et de Corneille en France. Le premier, quoique se réclamant ouvertement du genre tragique, présente des œuvres très influencées par l’esthétique tragi‑comique ; quant au second, il ne croit guère à l’efficacité de la fin malheureuse, et n’hésite donc pas à mettre en scène des fins qu’E. Zanin qualifie de « doubles », c’est‑à‑dire heureuses pour les héros, et néfastes pour les méchants.
23Les tragédies à martyre constituent un troisième cas‑limite : en effet, elles posent un problème tout particulier dans la mesure où la perspective du salut éternel compromet largement la dimension pathétique du dénouement tragique. De ce point de vue, E. Zanin montre que c’est seulement quand le dramaturge parvient à maintenir un certain équilibre entre point de vue humain et point de vue religieux que la tragédie « conduit le public du pathos à l’admiration par une pédagogie de la conversion » (p. 180). Ainsi même ces cas marginaux se trouvent‑ils investis d’une dimension résolument morale.
L’ambiguïté d’un genre résolument moderne
La tragédie, genre dialectique et ambigu
24Ce qu’il faut avant tout retenir de Fins tragiques est l’extrême complexité de la tragédie de la première modernité. Pour E. Zanin, elle est en effet un « genre éminemment dialogique » (p. 284), propre à remettre en question les idées les moins controversées à l’époque.
25Et de fait, les dramaturges de la première modernité ouvrent de nombreux débats, notamment celui du péché originel, la « faute » mise en scène par les tragédies résidant moins dans les actions des personnages que dans leur refus de voir et d’accepter leur propre faillibilité (p. 352). Les spectateurs n’étant plus tenus de juger un crime bien défini, mais une sorte de posture existentielle, c’est à eux qu’il revient d’interpréter la pièce, qui ne fournit pas une réponse univoque aux questions qu’elle pose. Ainsi un des intérêts de l’ouvrage d’E. Zanin réside‑t‑il dans le fait qu’elle montre clairement que la tragédie de la première modernité n’avait rien d’un spectacle purement récréatif, mais qu’elle cherchait à faire réagir et réfléchir le spectateur. Ne proposant aucune solution définitive, et laissant de nombreuses portes ouvertes, elle constitue donc un genre très complexe, et qui, surtout, appelle l’interprétation.
Les errements de la morale
26En effet, le spectateur se trouve désormais face à de véritables apories morales. D’une part, les fautes des personnages sont de plus en plus ambiguës : de ce point de vue, l’exemple qu’E. Zanin traite, avec le cas de la mort de Didon, est très éclairant, puisque la faute du personnage, censée justifier sa fin malheureuse, est extrêmement nuancée par certains dramaturges comme Jodelle, en France, ou comme Pazzi de’ Medici en Italie. Or cette ambiguïté de la faute rend extrêmement problématique la rétribution funeste finale : pourquoi Didon devrait‑elle être punie pour une faute au statut très flou, et dont il n’est même pas sûr que c’en soit bel et bien une ? De façon significative, le sujet tragique par excellence que constitue celui d’Œdipe n’échappe pas non plus à cette règle, les dramaturges s’appliquant également à diminuer la culpabilité de ce héros auparavant maudit sans ambiguïté. En analysant ces deux sujets canoniques, E. Zanin montre deux choses : d’une part, que la tragédie de la première modernité, si elle tire largement son inspiration de l’Antiquité, ne lui est nullement asservie ; d’autre part, qu’elle entretient consciemment une considérable ambiguïté, que la comparaison avec le traitement antique du sujet met particulièrement en valeur. .
27C’est dès lors le problème de la justice tragique — aux contours, là encore, particulièrement flous, et à la réalisation hautement problématique —, qui se pose avec le plus d’acuité. Les dramaturges de la première modernité en voient très bien les limites, notamment en ce qui concerne le système de la vengeance, simulacre de justice particulièrement vain, puisqu’il débouche souvent sur un cycle de vendettas sans fin. Mais cette conscience de l’inefficacité de la pédagogie de la vengeance ne les a pas pour autant poussés à idéaliser la justice officielle, dont ils dénoncent également la faiblesse, celle‑ci pouvant même s’avérer proprement tyrannique. Une des réponses alors apportées par certains consiste à dépasser le cas judiciaire par une pédagogie du pardon, propre à « laisser au personnage moyen — ainsi qu’au public — le temps de l’amendement et de l’éducation à la vertu » (p. 386). Sans punir, le pardon restaure l’équilibre préalablement rompu : cette pédagogie est donc hautement ambiguë, puisqu’elle prend acte de la faute commise, mais pour mieux la dépasser. Cela ne manque pas de poser de considérables problèmes éthiques, que les dramaturges ne résolvent pas, et abandonnent à la libre interprétation du spectateur, qu’ils orientent dans leur réflexion certes, mais à qui ils n’imposent jamais de solution.
Pour une réhabilitation de la tragédie de la première modernité
28Pourquoi la tragédie finit‑elle donc mal ? Pour E. Zanin, c’est avant tout par souci d’efficacité — on est plus facilement ému par une fin funeste qu’heureuse —, mais aussi parce que la tragédie de la première modernité invite le spectateur à interpréter l’histoire qu’elle lui propose. En effet, elle est avant tout une œuvre ouverte et complexe, qui dénie aux systèmes généraux la capacité de rendre compte de tout de façon pleinement satisfaisante. Fins tragiques fait donc le portrait contrasté et riche d’un genre en plein essor, fondamentalement ambigu, tiraillé entre son désir d’utilité et la conscience de l’échec de cette aspiration morale ; en somme, l’auteur dresse le portrait d’un genre en crise.
29La tragédie de la première modernité ne parvient en effet guère à concilier de façon pleinement satisfaisante fin malheureuse et équilibre éthique ; consciente du gouffre irréductible qui sépare théorie et pratique, « lieu de la déploration de l’écart impondérable entre réalité contingente et principes universels » (p. 397), elle est particulièrement tourmentée. Son dénouement est donc véritablement tragique, en ce qu’après avoir esquissé la possibilité d’un équilibre final, elle dénonce les attentes du public comme irréalisables.
30À ce dernier, dès lors, d’interpréter les problèmes qui lui sont présentés ; de ce point de vue, la démarche de la tragédie de la première modernité nous semble particulièrement propre au genre théâtral, le texte dramatique étant par nature, beaucoup plus frontal par sa dimension vivante, qu’un texte narratif, qui n’appelle pas d’incarnation. De ce point de vue, et c’est là l’un de ses grands mérites, l’ouvrage d’Enrica Zanin fait le portrait d’un genre éminemment théâtral, du fait de la relation dialogique constante qu’il entretient avec le public.