Volodine, « littéralement & dans tous les sens »
État de l’art
1Récemment couronnée par le Prix Médicis à l’occasion de la parution de Terminus radieux (2014), l’œuvre d’Antoine Volodine se dresse dans le paysage de la littérature contemporaine française comme un monument aussi impressionnant qu’incontournable. C’est au tournant des années 1990, lorsqu’A. Volodine passe de la maison Denoël aux Éditions de Minuit avec Lisbonne, dernière marge, que s’ouvre un dialogue continu entre l’auteur et ses commentateurs, tant journalistes qu’universitaires. Pour ceux‑là, il forge le concept de post‑exotisme en 1991 ; avec ceux‑ci, il participe à de nombreuses rencontres et publications, parmi lesquelles le colloque de Cerisy qui lui est consacré en juillet 2010, et dont le présent recueil rassemble les actes. L’œuvre de Volodine s’inscrit à plusieurs égards sous le signe du paradoxe. S’informant à la fois de logiques internes et externes au texte, elle appelle autant qu’elle résiste aux discours de sa réception : le motif de l’interrogatoire dans les romans de Volodine mimerait aussi bien les circonvolutions de l’auteur occupé à entraîner son lecteur sur de fausses pistes que sa méfiance face à la critique traditionnelle. Le colloque qui lui est consacré à l’été 2010 se veut un premier bilan des logiques croisées de la création et de la réception qui travaillent l’œuvre, en même temps qu’un programme et un pari sur son avenir. Attentif à ne pas imposer à l’œuvre d’étau réducteur, le présent recueil affiche la gageure d’accueillir l’œuvre de Volodine dans sa diversité, et de faire entendre les voix multiples et parfois dissonantes dont elle résonne.
2Depuis les années 2000, monographies, numéros de revue et entretiens ont contribué à façonner l’image de Volodine dans le paysage universitaire1, et l’on s’adresse dans ce recueil à un public averti. L’introduction, excellente au demeurant, considère ainsi comme acquises certaines notions‑clés (le post‑exotisme par exemple ne fait l’objet d’aucun éclairage définitoire jusqu’à la dernière communication), et certains repères chronologiques de l’œuvre et du discours critiques (comme la généalogie précise des hétéronymes).
3Ce présupposé explique en partie le choix des directeurs de ne pas entrer dans l’œuvre par de grandes voies thématiques, mais au contraire d’y aborder par une porte plus humble en apparence, qu’est le pôle linguistique et stylistique. Manière subtile, inductive, remarquablement féconde, de tisser les fils pour remonter à la matrice du système post‑exotique.
Cartographie du recueil
4La composition du livre découle logiquement de ce positionnement critique, que l’introduction éclaire avec finesse et rigueur. Ainsi le premier enjeu travaillé est‑il celui de la langue et de la poétique volodiniennes, abordées par la lunette du traducteur puis du stylisticien dans les deux premières parties (TRADUCTION et LANGUE). En effet, reprenant et déplaçant le mot de Proust pour qui « les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère2 », Volodine revendique son effort d’ « écrire en français une littérature étrangère3 », et ente la vision du monde post‑exotique au cœur des mots. À la densité du travail de la langue s’ajoutent le glissement des voix et des focalisations et l’effet de diffraction de la parole, éminemment politiques, qui sont le propos de la troisième partie (VOIX). Le narrateur volodinien fait entendre la voix de l’exclu, du vaincu, de celui qui n’a ni parole ni lieu sûr, par une combinatoire paradoxale d’effacement et d’affirmation de l’énonciateur. Les quatrième et cinquième parties (IMAGES et GENRES) s’articulent ensuite pour ouvrir la réflexion à l’enjeu de la représentation et du genre. L’écriture chez Volodine emprunte volontiers les détours de l’image et du rêve, du merveilleux, pour interroger ce qui reste du passé dans les vestiges présents, et rouvrir un « espace poétique de secours », comme l’écrivent Lionel Ruffel et Frédérik Detue (p. 20). Tendue entre les genres nouveaux qu’elle invente et pratique aussitôt, la pratique théâtrale d’une écriture chorale et la catégorie du roman qu’elle ne récuse pas, l’œuvre semble hantée par la question de la délimitation de son territoire et de son lieu, tant littéraire que géographique. Écho attendu de cela, les communications suivantes (PRÉSENT et POLITIQUE, mais aussi COMMUNAUTÉS et UTOPIE) explorent les enjeux d’une littérature carcérale qui s’attache à décrire, même à l’oblique, la condition historique contemporaine, et s’affronte à la question de l’après, surgie à la fin du xxe siècle. Celle‑ci est plus particulièrement traitée en dernière partie de l’ouvrage, comme l’ultime clé de voûte et le dernier point de fuite d’une œuvre dont on retiendra surtout qu’elle refuse toute catégorisation binaire et toute synthèse apaisante.
5On voit déjà que les communications qui composent cet ouvrage s’éclairent les unes les autres à mesure qu’elles éclairent l’œuvre, et que les différentes approches adoptées par les contributeurs se croisent et se complètent. C’est pourquoi on pourra regretter que la fin du recueil se présente en un découpage si serré, qui résulte en un étoilement de thèmes pourtant proches. Les fructueuses convergences qui les lient au‑delà des limites chapitrées auraient profité de mises en dialogue plus immédiates et d’une présentation moins fractionnée.
6Avant de proposer un rapide parcours des foyers de sens dégagés au fil du livre, saluons enfin la très grande qualité littéraire de chacune des interventions qui le composent. Plaisir assez rare pour être noté, les jeux de mots et d’esprit des intervenants, qui n’hésitent pas à fantasmer une identité secrète de Jean‑Philippe Toussaint en hétéronyme de Volodine (Gaspard Turin), à citer Blondie en épigraphe (Patrick Rebollar) ou à risquer une autre référence musicale en intitulant une sous‑partie « Casser la voix » (Frank Wagner), introduisent une loufoquerie savoureuse et une respiration entre les lignes de ce recueil, au sérieux et à l’exigence du reste incontestables.
Quelques points nodaux
7Un résumé de chacune des communications de cet ouvrage ne leur rendrait pas justice et fatiguerait le lecteur. Nous présenterons plutôt les quelques lignes de fuite qu’elles esquissent, dans un mouvement d’enrichissement réciproque.
Violences de Volodine
8Arno Bertina, dans son très beau texte d’hommage, salue la force d’impression que l’œuvre de Volodine exerce sur son lecteur, et dégage les principales lignes de tension qui la parcourent et en nourrissent la violence. Le romanesque post‑exotique s’écrit depuis un univers carcéral, où le vivant, humain ou animal, subit la volonté de liquidation d’un pouvoir totalitaire essentiellement identitaire face auquel la résistance ne peut que prendre la forme d’une fictionnalisation, d’un devenir‑fable, tant de l’expérience personnelle et amoureuse que de la langue elle‑même (Simon Saint‑Onge). Dominique Soulès montre bien que la réponse à la rhétorique totalitaire destructrice passe par un travail de défamiliarisation de la langue, qui place le lecteur « en situation d’incompétence linguistique » et le prend dans un « face‑à‑face avec l’incompréhensible » (p. 70). La langue post‑exotique est une langue de l’exclusion, d’autant plus violente qu’elle prend sa source dans des références familières pour mieux faire lire et ressentir le décalage impitoyable qu’elle instaure avec son lecteur.
9C’est dire que la violence volodinienne s’appuie essentiellement sur la subversion et le contrepied, jusque dans la constitution des instances énonciatives. G. Turin et Fr. Wagner étudient tous deux les voix qui résonnent dans l’œuvre, pour montrer leur éclatement et leur précarité. Le premier démontre que la liste, comme procédé poétique fréquent au fil des textes, si elle correspond à une tentative d’échappée du récit (au risque du silence et de l’épuisement), permet surtout de brouiller la piste de l’énonciateur pour devenir l’expression d’une collectivité, une « mise au pluriel ou au neutre de l’instance énonciative » (p. 88). Tendue entre silence et logorrhée de l’inventaire, elle s’arc‑boute contre l’oppression du monolithique. Fr. Wagner renchérit lorsqu’il évoque l’éclatement pluriel des voix volodiniennes, pour une esthétique qui traduit une éthique idéologique.
La fiction désancrée
10Source et effet de cette violence, la mémoire du passé est omniprésente dans un présent frappé par le deuil de l’idéal révolutionnaire et de l’espoir en l’avenir. Fabienne Claire Caland met en lumière le dérèglement chronologique de l’univers post‑exotique, « passé non clarifié, présent précaire et futur déprimant » (p. 82), grâce à une étude précise de la conjugaison dans l’œuvre. François Bizet parle ainsi d’un temps nostalgique, hanté par une imagerie d’apocalypse au carrefour du temps historique et d’un temps fictif. Nourrie des catastrophes du xxe, la vision des désastres à venir auxquels nul personnage ne peut échapper entraîne un processus de désintégration et de réagencement de la continuité du récit par l’image. C’est à une véritable reconfiguration du paradigme chronologique et historique que se livre l’œuvre en une sorte de « stase apocalyptique » (Jean‑Pierre Vidal), née de l’échec des idéologies et du deuil des grands discours révolutionnaires, comme le montrent Mélanie Lamarre, Philippe Roussin et Annie Epelboin.
11Sylvie Servoise analyse ce paradigme à la lumière du concept de présentisme, qu’elle définit en suivant l’historien François Hartog comme une remise en cause du futur comme principe d’intelligibilité et de l’histoire comme synonyme de progrès. Un présent perpétuel domine, qui tend à actualiser le passé et l’avenir. Si de nombreux éléments post‑exotiques concordent avec cette définition, l’écriture cherche à les vider de toute substance par des procédés de « fabulation de l’histoire » (L. Ruffel) et de fictionnalisation de la langue. L’écriture est une dissidence, qui lutte contre la mémoire sélective qui est celle du devoir de mémoire contemporain — où l’on comprend toute la complexité de l’imbrication des enjeux du réel et de la fiction chez Volodine. Comme le montre F. Detue en fin de recueil, la conscience historique que porte l’œuvre de Volodine est double, nourrie aussi bien de l’histoire littéraire que de l’histoire politique et intellectuelle sur lesquelles celle‑ci s’articule. Elle porte la trace d’un « schisme historique, culturel et intellectuel » (p. 410), et affiche une volonté d’éveil et de vigilance.
12Désancrée, la fiction l’est aussi parce qu’elle aborde aux rives de l’utopie, tant sur le plan politique lorsqu’elle doit en porter le deuil, que sur le plan géographique. Antonin Wiser montre ainsi au fil de sa lecture topographique des Anges mineurs qu’à la solitude insulaire des personnages correspondent l’absence d’ancrage référentiel des espaces post‑exotiques, et un effort de reterritorialisation qui passe nécessairement par l’énonciation et la reconquête de la parole. C’est dans la langue post‑exotique qu’il faut chercher une réponse, ultime résistance, à la mélancolie qui hante l’œuvre.
13Tous s’accordent en effet à reconnaître l’étrange musicalité qui émane de cette langue, teintée des rémanences de langues connues auxquelles elle sait emprunter des référents (Valéry Kislov), et qui résonne des voix multiples qui la composent en chorale (Nicole Caligaris), tout en distillant en tout un impalpable sentiment d’Unheimlich, de reconnaissance inquiète et incertaine. La force saisissante des images (Guillaume Asselin), héritée de l’esthétique surréaliste, et la mouvance onirique qui imprègne l’œuvre (Patrick Rebollar), participent de cette poétique comme un écho au chamanisme dont se réclame l’auteur. Invocations parfois proches de la prière (et qui sont une réponse au schème de l’interrogatoire si puissant dans ces textes) et prégnance de l’image travaillent ensemble à bâtir « un édifice romanesque qui a surtout à voir avec le chamanisme, avec une variante bolchevique de chamanisme4 ». En mêlant idéologie et poésie pour faire bruire la langue des cris et des murmures qui sont la basse continue de l’univers romanesque post‑exotique, c’est dans le matériau même des mots que l’auteur imprime ses hantises.
Genres de Volodine
14L’effort de subversion des frontières et des limites dans l’œuvre de Volodine s’étend bien sûr aux instances littéraires, genres et acteurs, sur lesquelles elle s’appuie. Œuvre‑chorale marquée par les effets de théâtralité et la tension dialogique (Anne Roche), pratique contestatoire du roman qui s’ingénie à dilater et percer des issues hors de cette catégorie tout en affichant à travers elle une volonté démiurgique (Audrey Camus), jeu de la métalepse et conception du romanesque comme dispositif qui s’imposent comme autant d’obstacles au flux narratif (Joëlle Gleize), l’œuvre de Volodine, mouvante et indécidable, redéfinit les frontières et les fonctions du roman.
15Le rapport au lecteur s’en trouve changé. S’il devient, selon les mots de l’auteur, un compagnon intime de l’œuvre et de la communauté post‑exotique, encore faut‑il voir que celle‑ci se fait et se défait à mesure que les personnages endossent le costume de sur‑narrateurs ou traversent les frontières poreuses de la fiction pour devenir hétéronymes. Tout à la fois essentielle et éclatée, elle repose sur l’exclusion et le rejet plus que sur une concordance fondamentale, pour une « poétique de l’être‑contre » (Pierre Ouellet). C’est un lecteur actif que réclame l’œuvre, prêt à adopter le mode de lecture indicielle des enquêteurs par le décryptage des modes de représentation et des images (Guillaume Asselin). Évoquant les tentations pour le traducteur de surdéterminer le sens du texte pour en réduire l’obscurité et mettre en lumière les pierres de touche, Brian Evenson conclut que c’est à la conception même de la littérature et à nos moindres assises que s’en prend l’œuvre volodinienne.
La « charge de la brigade légère » (Bruno Blanckeman) ou le rire de Volodine
16Nombreuses sont les communications qui, en même temps qu’elles pénètrent la brutalité et la noirceur de l’univers volodinien, évoquent comme une issue ou un effort de ressaisissement vital l’humour de l’auteur — qui n’est pas le moindre des paradoxes de l’œuvre. Autodérision née d’une conscience accrue de soi et de l’œuvre qui s’écrit, jeux de mots autour de références culturelles et linguistiques, le rire de Volodine est aussi polymorphe que lui. C’est l’humour comme forme d’affrontement à l’horreur (quand le pathos la noie dans les larmes), et qui se défait des registres habituels du comique et de la satire pour se rapprocher du non‑sens à visée axiologique, qui intéresse B. Blanckeman dans sa communication. Ce rire « à gorge tailladée » (p. 137) constitue à la fois la signature du désastre et l’effort de déstabilisation qui creuse une brèche caustique dans le système. Dans ces romans des vaincus de l’histoire, il s’agit de « déclichéiser » les événements historiques pour en refaire des modèles heuristiques, en une manière de « dramaturgie de la conscience » (p. 142). Par l’humour, la tonalité passe du pessimisme au nihilisme, comique grotesque amputé de son contrepoint sublime, que l’on pourrait rapprocher des sorties désabusées d’un Vladimir et d’un Estragon, heureux de noter que la mort par pendaison permettrait, sinon un soulagement, du moins le redressement de leur virilité.
Filiations
17Si c’est bien la puissance et l’originalité du geste volodinien que retient d’abord la critique, de nombreuses contributions de cet ouvrage replacent l’œuvre dans l’histoire littéraire en montrant les héritages, parfois revendiqués par l’auteur, les échos et les comparaisons possibles avec d’autres textes, tout en mettant en garde le lecteur contre les rapprochements abusifs. Ainsi Jean‑Pierre Vidal et P. Rebollar soulignent‑ils l’influence des Chants de Maldoror et du surréalismedans le jeu des images stupéfiantes et la part laissée au rêve, quand B. Blanckeman et François Bizet engagent un parallèle avec Beckett, tout en établissant une claire différence entre l’écriture volodinienne, jamais tout à fait résolue au silence et toujours tentée par l’exhaustivité, et celle, beckettienne, de l’épuisement. Philippe Roussin décrit les résonnances orwelliennes évidentes dans la représentation du totalitarisme post‑exotique, et Annie Epelboin détaille les influences de trois écrivains russes du xxe siècle, marqués par l’idéal révolutionnaire et sa chute5. Plus inattendu mais non moins pertinent, G. Turin reconnaît en Volodine un descendant d’Homère et des poètes démiurgiques chez qui le verbe qui dénombre est à la source du geste cosmogonique.
18Enfin, Catherine Coquio et F. Detue se mettent à l’écoute des accords entre l’œuvre volodinienne et la littérature concentrationnaire, à travers l’œuvre de Jean Cayrol. C’est par l’empreinte de l’onirisme sur l’écriture que passe ce lien, entre deux merveilleux qui constituent à la fois des respirations et des poches de béance du texte. À « la fausse résurrection du revenant » chez Cayrol répond « la réincarnation sans salut » de Volodine (C. Coquio, p. 398), pour créer un espace dépaysé où le présent vit sous emprise du passé. Dans un monde où se souvenir devient l’affirmation d’une liberté inaliénable face à la folie ou la mort, où gît dans le passé une force « indomesticable » (l’expression que cite F. Detue est de Pascal Quignard) de résistance intime autant que politique, le post‑exotisme apparaît comme une littérature proprement intempestive, qui dénonce les mécanismes du contemporain comme répétition et aggravation infinies des crimes du passé.
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19Le faisceau de perspectives rassemblé dans ce recueil dresse le portrait de la communauté post‑exotique comme un lieu de résistance à tout discours monolithique, qui accueille aussi bien les écrivains européens du siècle dernier que les chamanes d’Orient et se rassemble autour de l’impératif d’éveil à soi et au monde. Il invite à une réflexion plus large, et qui n’est pas nouvelle, sur la place et le rôle de la littérature aujourd’hui, à quoi l’œuvre immense de Volodine apporte l’une des réponses possibles.