Que nous donne à penser l’histoire des Pensées-de-Pascal ?
1C’est d’une évidence qui devrait sauter aux yeux que part ce livre : comment se fait-il que nous désignions de la même manière (titre, nom d’auteur) un écrit présent sous des formes concrètes aussi différentes que des pages manuscrites, des éditions pour les écoles, un livre rempli de notes érudites, etc. ? Quelles habitudes profondément ancrées nous permettent de croire, au défi des données premières de la perception, qu’il y s’agit bien, à chaque fois, de ce qui serait une « même œuvre » ? Une « économie de la textualité », montre Alain Cantillon, agit là, et ses implications sont lourdes de conséquences, tant du point de vue de la théorie littéraire, que plus largement, en termes socio-politiques. Au rebours de ce qui apparaît comme un donné, un objet construit « sans s’en apercevoir » (p. 48), ce livre s’attache à interroger les modalités de fabrication et de transmission d’une œuvre, et même plus précisément de quelques paragraphes de cette œuvre, le « Pari-de-Pascal », au sein des « Pensées-de-Pascal », ainsi graphiés avec des tirets pour rompre l’évidence d’un écrit « pris en texte », comme le dit A. Cantillon (p. 17), inviter à l’écart avec nos habitudes, nos croyances en l’existence en toute transparence et objectivité de l’œuvre en question.
2Si la richesse de l’histoire éditoriale et critique autour des Pensées fournit une ample matière à de telles interrogations, A. Cantillon en précise le choix comme d’un « cas limite central », une explication qui, intervenant de manière frappante dans le dernier paragraphe du livre (p. 350), est à entendre pleinement : c’est un cas limite, dans le sens où la richesse des documents disponibles (un manuscrit autographe, plusieurs copies manuscrites, etc.), des enjeux éditoriaux qu’il soulève et de l’importance de cet écrit dans le panthéon littéraire et philosophique français, en font un exemple à la fois parfait pour éprouver les hypothèses du travail ici mené, et à la fois non exemplaire du fait de son exceptionnalité. Mais on peut aussi entendre cette qualification de « cas limite central » en relation avec ce véritable laboratoire pour la philologie et les pratiques d’édition et de commentaire qui vont avec, que représentent depuis le xviie siècle les travaux autour des Pensées tel qu’A. Cantillon les met au jour. C’est à ce titre que ce livre, en même temps qu’il touche au cœur des études pascaliennes, en fait le point de départ à une réflexion renouvelée sur les études littéraires.
Constructions, transmissions
3Le livre s’organise en 3 grands temps :
4— un premier chapitre, « Accommodation du regard » présente l’objet dont il va être question, le Pari-de-Pascal (dont il nous reste un manuscrit autographe reproduit en annexe du livre) et les problèmes que ce passage des Pensées pose en terme de simple détermination de ce qu’il est, de son isolement comme objet, puis de transposition, d’édition et de commentaire. Ce sont ces questions et leur mode de résolution par différentes tentatives éditoriales (et les écrits auxquelles elles donnent lieu) qui sont à proprement parler l’objet du livre.
5— Dans un deuxième chapitre, « Premières énonciations », A. Cantillon s’arrête sur un premier moment de cette histoire, celui que l’on peut dire « de Port-Royal » (sans rentrer dans la complexité des questions que cette désignation recouvre), autour de 1670. Des copies manuscrites sont réalisées, des éditions imprimées, dont Alain Cantillon montre combien elles sont loin de représenter le simple établissement de la lettre d’un écrit. Les choix mêmes de transcription, de mise en ordre, d’ajouts/retranchements effectués alors constituent un véritable travail de commentaire mot à mot globalement orienté, souligne Alain Cantillon, vers la réduction du « manque d’orthodoxie » (p. 219) qui se fait jour dans les écrits laissés par Pascal.
6— Le troisième chapitre traite des opérations réalisées autour de la « Restauration des Pensées-de-Pascal », avec une analyse de l’événement constitué par la publication d’un rapport de Victor Cousin Sur la nécessité d’une nouvelle édition de Pascal, en 1842, et celle de nouvelles éditions des Pensées, par Cousin lui-même en 1843 et 1844 et par Prosper Faugère en 1844. Ce moment se marque par un retour au manuscrit et un déploiement philologique qui donne lieu à un « débat littéraire d’État » (p. 321) dont A. Cantillon montre les enjeux religieux et politiques. Le travail autour de ces éditions se fait le lieu du « déploiement » et de la « résolution » des conflits politiques et religieux des dernières années de la Monarchie de Juillet, dans une conjoncture où, loin de représenter simplement un prétexte ou un objet de débats, la question philologique devient un terrain même où ces conflits idéologiques se travaillent.
7Ces chapitres se complètent de deux ensembles mis à disposition en ligne : d’une part, l’intégralité de la thèse dont ce livre est tiré et, d’autre part, des « chapitres détachés » qu’A. Cantillon donne à lire comme des parties à part entière de celui-ci, auquel il renvoie régulièrement au fil de ses analyses1. On y trouvera en particulier l’étude d’une troisième grande étape dans l’histoire des formes éditoriales des Pensées, celui des années 1776-1779, dans un chapitre intitulé « À l’œuvre des Lumières ».
Un regard rapproché, dans la longue durée
8Nous sommes loin avec ce livre d’une simple étude de réception ou d’histoire de l’édition. Les questions soulevées par A. Cantillon retrouvent nombre d’interrogations qui sont au cœur de la théorie littéraire, comme celle du statut de l’auteur, du lecteur ou encore des rapports œuvre/commentaire tels que les ont questionnés les travaux de Michel Charles. Mais l’approche qui en est proposée les renouvelle profondément, à partir d’une réflexion théorique par laquelle A. Cantillon se donne les moyens de mettre au jour l’ensemble des enjeux portés par les objets, actions, gestes et discours qu’il analyse, ainsi que de les saisir dans leur historicité propre, autant que dans les résonnances qu’ils ont pour nous. Le livre repose sur un travail de théorisation critique et d’invention conceptuelle, profondément nourri de l’œuvre de Louis Marin au premier chef, ainsi que de Michel de Certeau, qui constitue le cadre rigoureux, et constamment tenu, à partir duquel l’étude du « Pari » est menée.
9Le premier de ces concepts est celui d’énonciation, venu de la linguistique du discours, mais aussi des travaux de Marin sur le « lieu d’énonciation », pour désigner ce qu’Alain Cantillon considère inadéquat de voir comme la simple concrétisation matérielle d’un texte, d’un extrait ou d’une œuvre. Énonciation, car, explique-t-il, il s’agit de ne pas « présuppos(er) l’existence d’un texte ou d’une œuvre sous ou derrière » ce que l’on lit (p. 16) — le terme d’énonciation permettant justement de voir les transcriptions et éditions du texte comme autant de productions effectives de celui-ci sans supposer que ce texte existe en dehors de ces productions énonciatives.
10Le second concept qu’élabore A. Cantillon est celui d’hétérographie, ou d’opérations hétérographiques (p. 94), par quoi est désigné tout ce qui relève du passage de la singularité d’un écrit à un ordre graphique autre, tel que celui du manuscrit à une copie ordonnée de ce même manuscrit ou, plus encore, à un livre imprimé. A. Cantillon souligne ainsi les effets d’ordonnancement et de hiérarchisation produits par la « raison graphique » imprimée sur l’écriture, et la manière dont ces effets portent autant de décisions en général implicites, insues ou dissimulées, sur le sens, les enjeux idéologiques et politiques, et la valeur des lignes en question. La décision, par exemple, de ce qui relèverait de la marge dans le manuscrit du « Pari » est en elle-même l’effet d’un choix sur ce qui est mis au centre du texte, dont les raisons et les conséquences ne sont pas toujours clairement énoncées par les éditeurs.
11L’étude de ces opérations hétérographiques, dont aucune ne peut être considérée comme anodine, est organisée par « micro-séries », où A. Cantillon nous amène à nous approcher des travaux d’édition et de critique qu’il étudie en prêtant la plus grande attention au détail de leur présentation et de leurs argumentations. Outre les choix éditoriaux à proprement parler (quelle leçon du texte, dans quel ordre, etc.), c’est une analyse des discours de justification ou d’explication que réalise ce livre, en les « prenant au sérieux » (p. 244) dans une interrogation politique sur le sens des méthodes et des positions de savoir, analysées tout autant dans leur rationalité propre, que dans les fantasmes et les fictions (les « projections imaginatives », p. 245) qui habitent souvent le discours du commentaire. A. Cantillon s’attache ainsi en particulier à la manière dont critiques et éditeurs construisent leur autorité, en se revendiquant d’une transmission (familiale, religieuse, érudite…) qui serait la seule légitime, ou en investissant leur travail de l’aura d’un mystère réservé aux seuls initiés (comme le représente par exemple la prétention de reconnaître la « main » de l’auteur, étudiée aux p. 127-128). Plus les prétentions à l’authenticité et à la transparence sont fortes, d’ailleurs, et plus il semble que les élaborations critiques qui les accompagnent soient complexes, A. Cantillon nous permettant aussi de vérifier l’observation qu’il n’est pas rare que des codes d’édition annoncés soient détournés ou « oubliés » devant un passage particulièrement rétif à la mise en ordre éditoriale.
12L’analyse de ces travaux et réalisations n’est pas dissociable de leur réinscription dans l’histoire. Le regard rapproché se couple d’une étude sur la longue durée, qui fait apparaître liens, cumuls et ruptures — c’est bien le sens d’organiser les objets en série, à la fois différentes les unes des autres, et à la fois toutes elles-mêmes dans une seule série. A. Cantillon tisse aussi un récit, au sens où il montre comment les choix éditoriaux du passé continuent à agir dans le présent de telle ou telle autre micro-série — comment, par exemple, les débats sur l’édition des Pensées des années 1840 articulent les querelles religieuses du xviie siècle aux conflits politiques et religieux de la fin de la Monarchie de juillet. Le contexte, ou l’histoire, en ce sens, n’est pas un cadre dans lequel viendraient s’inscrire les objets étudiés. Alain Cantillon montre au contraire combien les productions écrites en question participent des conjonctures idéologiques et politiques de leur temps et contribuent à les produire, à les « travailler », ne serait-ce qu’en en élaborant des représentations qui, elles-aussi, agissent sur le monde (voir en particulier, les pages 164 et 347).
Des pistes pour les études littéraires
13Nous l’avons dit, « le Pari » est un cas, et c’est pourquoi une des vocations explicites qui habitent cet ouvrage est un appel à « considérer de la même manière l’ensemble de la littérature » (p. 350). De fait, aussi bien par la démarche qu’il met en œuvre que par les outils théoriques qu’il déploie, ce livre offre de fortes pistes, aussi bien du point de vue de la recherche que de l’enseignement.
14Il pourra être stimulant, ainsi, de poser en moment premier de tout travail sur une œuvre une interrogation sur les conditions de la présence et de la circulation de celle-ci, contrairement à la tendance lourde dans les textes pour les classes, les « belles éditions » ou encore les éditions dites « grand public » à l’expurgation, comme une censure, de toute donnée philologique. Le travail d’A. Cantillon fait clairement voir que derrière l’argument du risque de confusion souvent avancé, c’est une peur idéologique et politique qui s’exprime, devant le trouble qu’une telle démarche fait subir à l’économie de la textualité qui soutient l’organisation et la répartition des disciplines d’enseignement, leurs incarnations institutionnelles, ainsi que le rapport à l’autorité de la tradition, du passé, des maîtres, qui les sous-tend2. Pourtant, si, comme le suggère A. Cantillon, au lieu de chercher le texte le plus stable ou le plus vrai possible, le plus « autorisé », on s’interroge sur ce manque de stabilité ou de certitude quant à la lettre ; si, au lieu de chercher et creuser l’origine (le sujet du discours, l’auteur, par exemple), on s’attelle à « la construction du problème du défaut d’origine [de l’œuvre considérée] » (p. 349), n’est-ce pas la meilleure manière de permettre au écrits du passé « d’entr[er] plus intimement dans notre contemporanéité » ? De même, si l’on accepte de reconnaître que l’on « ne peut rendre compte de tout » (p. 65), de renoncer à l’illusion de la complétude ou de l’unité dans le travail explicatif ou critique, et plus encore sans doute, dans le travail éditorial, l’explicitation de ce qui résiste (à la transcription, à l’analyse) peut devenir alors le point de départ à des questionnements nouveaux sur les œuvres. Pourquoi tel phénomène de graphie ou d’imprimerie ne peut-il trouver sa place dans une édition contemporaine ? Pourquoi la disposition spécifique d’une écriture (la typographie d’une citation, la forme matérielle prise sur la page par une missive, une annotation en marge, comme autant de faits que l’on rencontre dans des manuscrits et des livres de toutes époques) ne peut-elle se plier aux normes de présentation et d’édition des textes qui prévalent aujourd’hui qu’au prix de complexes distorsions ? Loin de devoir procéder à l’effacement de ces singularités au nom d’une clarification de la lecture ou de la restitution d’une lisibilité, ne peut-on faire l’hypothèse que c’est justement dans ce qui ne passe pas, dans ce qui se perd, que se trouvent les spécificités de l’écrit que l’on étudie — et, en tous les cas, le propre de son existence historique ? De ce travail radical de critique, qui implique bien en première instance celui de notre propre lieu, des objets inédits et des voies d’exploration neuves se dégagent pour les études littéraires.