Le chant du moi est haïssable
1En 1958, Theodor Adorno ouvrait son « Discours sur la poésie lyrique et la société1 » en soulignant que le thème de son intervention ne manquerait pas de surprendre, voire de choquer, un auditoire habitué précisément à voir dans la poésie lyrique un objet irréductible à un discours sociologique. Le philosophe se proposait en effet d’étudier le rapport des formes poétiques aux formes sociales. Rapport finalement dialectique, certes, puisqu’il théorisait la poésie lyrique comme l’acte d’un écart, d’une mise à distance de la société par le poète — mais ce moment dialectique lui‑même se retournait finalement, dans la mesure où la mise à distance de la société devait être conçue comme un symptôme social. À l’instar de la conférence d’Adorno, dans la tradition de laquelle il s’inscrit explicitement, l’essai de Guido Mazzoni ne manquera pas de prendre à rebours les opinions de l’amateur de poésie. D’autant qu’il ajoute à la perspective sociologique une approche historique tournant sur de grands moulinets dialectiques et défiant elle aussi le sens commun : il affirme avec force, en effet, que la poésie, dans toutes ses formes modernes, est l’expression du narcissisme de l’époque. Défiant le sens commun, et ce trois fois : une fois parce qu’il identifie lyrisme et égocentrisme ; une seconde fois parce que nous sommes habitués à considérer le « lyrisme » comme une catégorie de poésie existant déjà, par exemple, chez les Grecs (Pindare, Sapho, etc.) ; une troisième fois parce que nous avons tendance à porter crédit à deux courants de la modernité qui prétendent s’en émanciper : le formalisme d’une poésie pure prenant acte de la « disparition élocutoire du poète » (Mallarmé), d’une part, et le modernisme notamment américain, d’autre part, dont le long poem (Eliot, Pound, Williams) se veut à la fois objectiviste et intertextuel.
2La thèse de G. Mazzoni, énoncée à plusieurs reprises, de manière plus ou moins technique, et selon des perspectives multiples, pourrait donc se formuler ainsi : la poésie moderne est essentiellement lyrique, c’est‑à‑dire égocentrique. Elle prend trois aspects : une archéologie du lyrisme, une lecture de Leopardi, et une interprétation de la forme symbolique du poème lyrique moderne.
3La poésie, on le sait, est un genre particulièrement réflexif : non seulement les poètes affectionnent l’exercice de l’art poétique, mais nombre d’entre eux ont systématisé des réflexions méta-littéraires sur la nature de la poésie, des genres, de la littérature et même de l’art en général. L’analyse de l’écriture poétique court donc le risque d’être une paraphrase des déclarations d’intention de l’auteur. C’est sans doute la raison pour laquelle la première partie de Sur la poésie moderne se veut moins la simple comparaison de deux manières d’écrire à deux époques différentes (avant et après le Romantisme), qu’une description archéologique de la manière dont théorie et pratique du lyrisme s’entre-déterminent à chaque époque. Par ce moyen, G. Mazzoni espère remettre en évidence le caractère problématique de ce « qui paraît aujourd’hui évident aux yeux de tous » (p. 45), à savoir l’identification sans reste entre poésie et poésie lyrique. Ainsi retrace‑t‑il brièvement la manière dont les anciens ne pouvaient ne serait‑ce que penser la poésie lyrique, les cultures grecques et latines ne parvenant pas à rendre compte de la différence « entre celui qui dit l’objectif dans son objectivité, et le discours de celui qui parle du monde extérieur pour rendre compte de son monde intérieur. » (p. 52) Après avoir fait part de l’apparition du terme lyrikoi à l’époque alexandrine, il s’intéresse aux théorisations successives du lyrisme à la Renaissance et à l’âge classique, avant d’en venir à la philosophie des genres du romantisme allemand. Chacune de ces reconstructions est le lieu d’une double dialectique, diachronique entre l’ancien et le nouveau, synchronique entre traités théoriques et livres de poésie. En effet, les nouvelles théories des traités de poétique prétendent autant se fonder sur une lecture d’Aristote qu’elles ne les déplacent en réalité ; et les livres de poèmes tentent autant d’illustrer ces traités normatifs que ceux‑ci ne rationalisent en fait des innovations stylistiques qui les précèdent. L’invention de la poésie lyrique comme genre unitaire semble le résultat d’une telle double dialectique :
Le système de la poétique antique n’accordait pas de place à une œuvre comme le Canzoniere, modèle indiscutable de la poésie italienne en langue vulgaire, alors que la logique strictement normative des débats de la Renaissance allait bientôt exiger qu’un texte canonique — en l’occurrence, le texte canonique par excellence — soit conforme aux règles éternelles établies par les Anciens. Il fallait donc trouver une façon de concilier deux modèles également absolus, en respectant fidèlement le vocabulaire de Platon, d’Aristote et d’Horace, tout en s’éloignant de certaines de leurs conclusions. Segni et ses contemporains auraient sans doute exclu du canon une œuvre moins importante, mais l’autorité de Pétrarque était telle qu’un compromis s’imposait. Ce compromis, ce fut l’invention de la poésie lyrique comme genre unitaire. (p. 61‑62)
4La catégorie de « poésie lyrique », comme résultat dialectique de la percée de Pétrarque et de la fidélité ambiguë de la Renaissance aux poétiques antiques, est donc le genre humaniste par excellence. Mais le type de poèmes qu’elle subsume ne correspond pas encore à ce que nous appelons, nous, « poésie lyrique ». Comme le souligne Batteux en 1746, en effet, elle n’est pas « l’expression authentique du poète pris dans un accès d’enthousiasme » (p. 69), comme elle le deviendra avec les Romantiques, mais encore l’expression de « sentiments vraisemblables, typiques, universellement humains et donc distincts des sentiments réels » (p. 70).
5Pour arriver à une poésie qui se donne vraiment pour tâche l’expression des sentiments réels, il faudra attendre une nouvelle percée – et cette fois, la pratique sera en retard sur l’audace théorique. C’est, en 1772, William Jones, qui sera le premier prophète de la nouvelle manière. Dans son Essay on the Arts Commonly Called Imitative de la poésie, il fait du poème « “le langage d’une passion violente, exprimée avec des mots forts, à sa juste mesure, et prononcée […] avec les bons accents.” » (p. 70) Cette nouvelle poétique a essentiellement quatre composantes : elle affirme que la poésie lyrique est réfractaire à l’imitation, elle fait du lyrisme une catégorie esthétique générale (on parle de « roman lyrique », etc.), identifie poésie lyrique et poésie, et interprète le style comme une musique singulière. Une fois que la pratique du poème se sera conformée à une telle conception, et que les textes seront vraiment l’expression spontanée des sentiments contingents d’une subjectivité empirique, pourra véritablement émerger le concept moderne de poésie :
L’esprit lyrique qui nous est familier naît ainsi de la confluence de deux théories, ou plus exactement de deux discours. Le premier décrit le fondement théorique des genres littéraires ; le second raconte la métamorphose que subit la poésie à partir de la fin du xviiie siècle, avec un seuil historique variant selon les cultures nationales. » (p. 84)
6Afin d’illustrer sa thèse, de mettre en évidence la différence entre poésie pré‑romantique et poésie moderne, et de comprendre la crise qui a eu lieu dans la première moitié du xixe siècle en Europe, G. Mazzoni se propose d’expliquer un poème bien connu du romantisme italien, « L’Infinito », de Leopardi (1919), qui a l’avantage de traduire en vers une expérience par ailleurs glosée en prose par Leopardi lui‑même dans son Zibaldone, et d’être largement commenté par la critique littéraire. Après avoir procédé à une description structurale de ce poème qui a plus que tout autre, en Italie, « attiré l’attention des interprètes » (p. 92), l’auteur conclut avec ces derniers que « les structures métriques et syntaxiques de “L’infinito” ne se limitent pas à raconter une expérience, mais en reproduisent la forme intime » (p. 95), là où Pétrarque « raconte à froid un épisode tourmenté » (p. 94).
7Pour autant, moins que dans la forme, c’est dans son contenu que le poème de Leopardi est nouveau. Il raconte, dans un style noble, une simple anecdote :
Cette union de réalisme biographique et de pathos philosophique, de menus détails et de gravitas existentielle, de contingence et de sérieux, est un fait absolument nouveau, enfreignant les limites que fixait la poétique classique à un genre comme l’idylle, uniquement voué aux situations poétiques sérielles et au pathétisme sentimental ordinaire. (p. 98)
8Ainsi, contrairement à l’« autobiographisme transcendantal » du Canzoniere de Pétrarque, qui « relate une histoire explicitement allégorique, élaborée à partir de données du réel pour former un itinéraire exemplaire, agostinien et stoïque, menant le personnage des erreurs de la jeunesse à la sagesse de la maturité » (p. 108), la poésie lyrique, à partir de Leopardi, « présuppose souvent une conception discontinue et fortuite de l’expérience, comme si les poèmes étaient autant de pages d’un journal intime, de monologues intérieurs dictés dans l’instant de la passion, d’épiphanies saisies au moment qui les voient naître. » (p. 109)
9G. Mazzoni avance qu’un tel « autobiographisme empirique », qu’il appelle aussi « égocentrisme du contenu », se développera, au fil du xixe siècle, jusqu’à contaminer la forme, rejouant dans la déstructuration de la prosodie le chaos de l’expérience intime — si bien que « des constructions syntaxiques audacieuses, qui ne pouvaient convenir en 1819 qu’à des notes jetées en vrac, faisaient, en 1919, partie intégrante de l’italien poétique. » (p. 127) À travers un tel « égocentrisme de la forme » (p. 177), la poésie moderne, accomplissant la promesse romantique, aurait rejoint son entéléchie. Elle serait pleinement devenue une forme symbolique, dont le sens pourrait être interprété.
10Il n’est pas difficile de deviner, en l’occurrence, de quoi la poésie lyrique serait la forme symbolique : celle d’une modernité nihiliste, dans laquelle ne peut valoir que l’expression illimitée d’une subjectivité dialectisée par le double impératif publicitaire du be yourself et du express yourself. G. Mazzoni prend ainsi le temps de voir comment le poème somatise la maladie historique dont il est le fruit : comment se marquent dans le texte la course à l’originalité, « la libération du talent individuel, la conquête du droit d’écrire sans respecter de règles pré‑établies et d’appréhender le style comme expression anarchique de soi. » (p. 145, il souligne.)
11Plus précisément, il identifie quatre aspects de l’évolution par laquelle la forme de la poésie en vient à se faire l’agent de l’expression de soi : le lexique, la syntaxe, le mètre, les tropes. Alors que la poésie classique, en tant que « poetic diction », ne faisait de ces différents aspects que des ornements conventionnels, par soustraction desquels le poème pouvait s’identifier sans reste à un discours de prose présentant le même contenu, le texte lyrique moderne s’émancipe de toute tradition. Il accueille un lexique capable de nommer l’existant dans sa contingence, et sa syntaxe se met à suivre « des règles non pas publiques et oratoires, mais privées et mentales. » (p. 155) Outre ce « mouvement progressif vers la syntaxe mentale » (p. 158), la poésie en prose et les vers libres mettent à sac la métrique traditionnelle, tandis que les tropes sont dépris de leur usage de lieu commun facilitant la communication, pour servir une obscurité qui signifie l’intériorité subjective dans son incommunicabilité essentielle.
12Certes, dans la poésie ancienne également, l’obscurité existe, mais elle « a généralement une origine précise : elle est le signe que le texte transmet un savoir aristocratique ou initiatique, qu’il s’agisse de ses contenus ou de sa forme. » (p. 166) Il en va tout autrement de la poésie moderne, où le mystère est le signe d’une incommunicabilité absolue. Loin de sélectionner les récepteurs en fonction de leur appartenance à de petites communautés, le code est privé, et le pauvre lecteur, pour comprendre le texte, « ne peut qu’espérer un auto‑commentaire du poète. » (p. 168)
13Pour G. Mazzoni, le poème lyrique moderne est un solipsisme misérable, la minuscule, l’informe et brève révélation d’une individualité fragmentée contemplant sa propre idiosyncrasie contingente, rejetant tout type de transcendance. Transcendance d’autrui, d’une part, qui garantirait la possibilité d’une communication — mais le poète lyrique n’en reconnaît ni le lexique, ni la syntaxe, ni les tropes communs. Transcendance du temps, ensuite — mais il se crispe dans la contemplation momentanée d’une épiphanie par laquelle il espère échapper au règne de la durée. Si bien que « le genre poétique semble ignorer les deux formes sous lesquelles se manifeste la transcendance du monde par rapport au “je” : la présence des autres et l’écoulement du temps. » (p. 241, il souligne). Expliquant par ce narcissisme fondamental à la fois le grand nombre d’auteurs (qui tous veulent mirer leur propre singularité) et le nombre réduit de lecteurs (nul ne désirant se détourner de soi pour contempler une altérité par ailleurs cryptique) de la poésie, G. Mazzoni repère dans ce genre le symptôme le plus éloquent d’une société abimée par le narcissisme :
[s]eule une société individualiste peut donner tant de poids à un art qui, par ses contenus et plus encore par son style, renvoie à son lecteur une vision du monde aussi compacte, aussi subjective. (p. 213‑214)
14Dès lors, on le voit bien, l’enjeu de cette étude outrepasse les simples problématiques littéraires, puisqu’il s’agit, comme autrefois pour Adorno, d’étudier le rapport d’un certain type de poésie avec la société qui la rend possible et dans laquelle elle s’épanouit. On aura reconnu là une perspective critique qui remonte, au bout du compte, à la philosophie spéculative allemande, c’est‑à‑dire (paradoxalement ?) au Romantisme lui‑même.
15G. Mazzoni ne s’en cache pas, son travail se fonde sur une tradition remontant à Hegel et selon laquelle les produits culturels, loin de posséder réellement l’autonomie qu’ils revendiquent, sont des formes symboliques par lesquelles s’exprime l’esprit d’une époque et d’une société. Mais cette tradition, dont les auteurs se contredisent entre eux, est vaste et diversement ramifiée ; l’auteur de Sur la poésie moderne n’en épouse pas toutes les thèses. Surtout, comme il le spécifie dans sa longue introduction théorique, il essaie de les actualiser dans une version qui ne tombe pas sous le coup d’objections qui lui ont été opposées au cours du xxe siècle.
16S’il se défend d’avoir recours au concept d’épistémè, utilisé par Michel Foucault en 1966, dans Les Mots et les choses, pour nommer l’« a priori historique » structurant la manière dont chaque époque redéfinit les conditions de possibilité et de validité des discours qu’elle produit, l’archéologie du lyrisme dont G. Mazzoni se charge dans la première partie de son ouvrage aboutit tout de même à considérer qu’il existe dans l’histoire des époques, des caractéristiques homogènes, et que chaque époque est caractérisée par une certaine manière de penser. Ainsi s’inscrit‑il dans l’illustre tradition critique qui, de Hegel à Foucault en passant par Benjamin, s’accorde sur les points suivants :
[l]a confiance en l'unité culturelle d'une époque ; la conviction qu'existent des discontinuités significatives entre différentes périodes historiques ; la foi en la valeur représentative des œuvres qui ont échappé à l'oubli en rejoignant les monuments ou documents érigés en canons ; l'idée que l'on peut regrouper des œuvres différentes par leurs origines, leurs objectifs, leurs fonctions dans des ensembles unitaires tels que les styles, les périodes, les genres ; et enfin, pour l'histoire des arts, la croyance en la valeur représentative des expériences esthétiques. (p. 16, il souligne).
17Conscient de la difficulté de soutenir aujourd’hui la plupart de ces thèses, il tente d’en devancer les critiques en précisant les fondements trois fois dialectiques de sa position :
181) Désirant dépasser à la fois le matérialisme sociologique, qui rapporte les formes culturelles à des logiques de champs sociaux incommensurables, et l’idéalisme hégélien qui explique l’unité des formes symboliques d’un moment historique donné par l’existence d’un Zeitgeist transcendant tous les champs, il plaide pour une sorte de matérialisme dialectique, identifiant « un phénomène purement mécanique, une superposition de divers systèmes, logiques et temporalités qui produisent, de façon tout à fait accidentelle et en générant une dialectique instable entre différence et identité, une sorte de sens commun.» (p. 17) L’esprit de l’époque, loin d’être son fondement, serait alors le résultat idéologique de l’organisation matérielle du temps, dégagé, comme une fumée, de l’entrechoquement de tous les champs ;
192) Renvoyant dos à dos le fétichisme des chefs‑d’œuvre et le scepticisme de l’attitude généalogique, il mobilise le concept gramscien d’hégémonie culturelle, grâce auquel on peut, tout en restant matérialiste, considérer qu’il existe de grandes œuvres et qu’elles sont plus représentatives que d’autres ;
203) Se proposant de surmonter la critique qu’en fait Gombrich comme l’hégélianisme latent à la philosophie de l’histoire, il suppose que les objets esthétiques se prêtent tout particulièrement à une approche visant à retrouver, derrière la forme symbolique, le sens commun de l’époque. En effet, « les formes de l'art enregistrent l'histoire de l'humanité avec plus d'exactitude que les documents, parce qu'ils donnent une consistance plastique à la manière d'appréhender les structures primaires de la vie ; c'est ce que l'on constate en observant leur évolution dans la perspective de la longue durée. » (p. 24)
21Une telle philosophie historique de la culture, on le voit, prétend légitime son étude de l’esprit du temps à travers les objets esthétiques, tout en parant aux critiques formulées notamment par la sociologie de la culture.
22Bourdieu est en effet une référence constante de Sur la poésie moderne. G. Mazzoni lui reprend essentiellement trois points : outre la critique de l’« hégélianisme ramolli » (p. 16) qui le pousse à la formulation des trois postulats ci‑dessus, il met en œuvre une analyse de la littérature en termes de « champs », et revendique le concept d’« illusio ».
23Quant au « champ », la « topographie des genres » (p. 30) dont il se réclame en déplace légèrement l’analyse à travers le concept d’« espace littéraire ». Voilà comment il le définit :
J’entends par espace littéraire l’ensemble des œuvres que les auteurs d’une époque donnée jugent raisonnable d’écrire et qu’ils envisagent, pour employer la métaphore sur laquelle se fonde toute forme d’historicisme, à la hauteur de leur temps. (p. 11)
24Mais l’important reste qu’un tel espace a un centre (où les œuvres hégémoniques exprimeront l’esprit du temps dans sa pureté) et des périphéries (où les œuvres dominées exprimeront éventuellement le contraire) :
Comme tout espace, les genres littéraires ont eux aussi un centre et une périphérie. Le premier est occupé par les œuvres que l'horizon d'attente des lecteurs perçoit comme proches d'un hypothétique idéal‑type, la seconde est occupée par les textes rattachés à un genre, mais excentriques par rapport à une norme présumée. (p. 35, il souligne)
25C’est ce contraste entre le centre et la périphérie de l’espace littéraire qui l’identifie à un véritable champ de force, dans la mesure où il exprime une tension :
Nés de la crise du romantisme lyrique, les périphéries de notre champ de forces se ramifient depuis le centre et se définissent presque toujours négativement. Il suffit, pour le comprendre, de penser à certains de leurs mots d’ordre les plus connus (« la disparition élocutoire du poète », « l’extinction de la personnalité »), qui se lisent aisément comme le renversement des mots d’ordre romantiques. (p. 186)
26Outre la description de l’espace littéraire lui‑même, c’est aussi le concept de champ qui permet à G. Mazzoni de nommer les rapports entre agents sociaux :
Être artiste signifie se positionner dans le champ des possibilités ouvertes : accepter une mode, imiter ses pères, conserver et dépasser leur manière, se confronter à ses contemporains. (p. 219)
27Le concept d’« illusio » (p. 213), utilisé par Bourdieu dans Les Règles de l’art, est le dernier levier de cette démystification de la poésie lyrique, qui préfère voir dans les textes en général « des objets inertes et tautologiques, de simples res privées de supra‑significations. » (p. 213). Dès lors, « si nous feignons un instant d’ignorer les règles de notre jeu, la créance dont jouit la poésie moderne peut nous paraître excessive. Pourquoi donner tant d’importance à ces brefs fragments subjectifs ? » (p. 213). C’est à l’issue de cette démystification sociologique que la thèse de G. Mazzoni peut s’expliquer, dans toute sa clarté, sous forme de réponse à la question qui précède :
[i]l est clair que seule une société individualiste peut donner autant de poids à un art qui, par ses contenus et plus encore par son style, renvoie à son lecteur une vision du monde aussi compacte, aussi subjective. (p. 213‑214).
28On le voit bien, la sociologie de la culture rejoint la critique de la modernité capitaliste, telle que l’école de Francfort après Adorno l’a notamment menée à bien.
29Outre de citer Adorno dans son introduction, en effet, la conclusion du livre de G. Mazzoni dépasse la description des formes littéraires dans la critique de la société qui aura pu faire naître le monstre de la poésie lyrique.
30Le premier aspect de cette critique consiste dans la déconstruction dialectique de la prétention à l’originalité elle‑même, qui serait le fait d’un nouveau conformisme :
La conquête d’une autonomie nouvelle entraîne non pas l’explosion anarchique du talent individuel, mais l’apparition d’un nouveau type de conformisme grégaire et d’une tradition nouvelle. (p. 217)
31Le second aspect de cette critique tient dans la comparaison de la poésie élitaire et de la chanson populaire. Il s’agit d’après l’auteur de deux formes de poésie lyrique, la chanson ayant simplement récupéré le « mandat social » autrefois confié à la poésie, et qui lui a été retiré du fait de son hermétisme. La seconde n’est pas moins grégaire que la première et l’originalité de ses contenus ne relève pas moins de l’illusio, mais au moins a‑t‑elle pour elle de représenter vraiment, derrière l’individu, la masse des acteurs narcissiques :
Dans la voix du chanteur et du poète résonnent des chœurs de diverse teneur, l’un composé de masses innombrables et planétaires, l’autre formé de quelques rares intellectuels renfermés dans un microcosme isolé. (p. 227‑228)
32Privée de son mandat social, La poésie lyrique n’apparaît plus que comme une « mode bientôt dépassée et déjà bien affligeante » (p. 221) qui ne doit plus son existence qu’à la bêtise des agents mystifiés par l’illusio du champ :
Aujourd’hui, la poésie est une forme d’écriture de plus en plus auto‑référentielle, privée de lecteurs qui n’aspirent pas à devenir eux‑mêmes auteurs, confinée dans une réserve protégée qui ne doit sa survie qu’au prestige accumulé au cours des siècles, au conservatisme des programme scolaires et au mécénat persistant de quelques maisons d’édition. (p. 223)
33À la différence toutefois d’Adorno, qui parvenait encore à trouver quelque sens dans les grandes œuvres de la poésie lyrique, la critique portée par G. Mazzoni touche moins la modernité capitaliste et le narcissisme qui en est l’idéologie superstructurelle que la poésie elle‑même, comme sa forme d’expression la plus typique et la plus dérisoire, son symptôme le plus clair, le plus affligeant, sa forme la plus symbolique et la moins représentative.
34On le pressent, une telle analyse, par son ampleur et par son usage de la dialectique, s’expose à des critiques importantes : comment une forme peut‑elle être hégémonique alors qu’elle est (selon ses propres dires) méprisée des lecteurs ? Comment la périphérie de l’espace littéraire peut‑elle nier terme à terme son cœur, et exprimer pour autant la même forme symbolique ? Comment l’expression anarchique de la subjectivité peut-elle se résoudre en une dépersonnalisation grégaire ? G. Mazzoni peut‑il raisonnablement présenter l’ensemble de la production poétique (alors que de nombreuses traditions modernes se sont fondées à l’encontre de la poésie lyrique) comme le symptôme central (alors que de son aveu même la poésie est délaissée par ses lecteurs) d’un narcissisme de masse (alors qu’elle est caractérisée selon lui par le solipsisme le plus absolu) ? Avant de répondre à ces questions, il faut souligner l’intérêt de la thèse exposée dans Sur la poésie moderne.
35Il nous semble que le mérite du livre de G. Mazzoni est triple. D’abord, son corpus, presque exclusivement composé d’œuvres italiennes, classiques ou modernes, est pour un non‑spécialiste à la fois réjouissant et exotique. Il parviendra, en lisant Sur la poésie moderne, à situer dans un champ littéraire cohérent des œuvres dont il a entendu parler mais qu’il connaît mal (Leopardi, Marinetti, Pasolini, Montale), et découvrira des poètes auparavant inconnus de lui (Morando, Parini, Pascoli, Foscolo, Caducci, Rosselli, Giudici). Par ailleurs, il découvrira une présentation claire des enjeux et des formes de la classification des genres en Italie à la Renaissance, à travers des extraits et des discussions de Minturno (auteur de De poëta (1559) et de L’arte poetica (1564)), de Castelveltro (Poetica d’Aristotele vulgarizzata e sposta (1570)) ou d’Angelo Segni (Lezioni intorno alla poesia, (1573)).
36Outre ce premier mérite, il nous donne à penser l’unité du genre poétique, malgré la multiplicité impressionnante des formes qu’il a pu prendre dans la modernité, de la fulgurance des Feuillets d’Hypnos au long poem type Cantos, en passant par le poème en prose ou le haïku. Le concept d’espace littéraire a ainsi pour rôle d’articuler sans les nier les différences formelles qui séparent les œuvres, en les subsumant toutes : si la diversité s’explique par la commune quête d’originalité, c’est‑à‑dire de l’avènement d’un « égocentrisme de la forme », on comprend à la fois l’abîme qui sépare les œuvres et l’unité profonde qui procède à cette distribution.
37Enfin, la démonstration de sa thèse aboutit à formuler un argument qui pourra intéresser les discussions contemporaines sur l’illisibilité, ses formes et ses causes. Citant ainsi un poème d’Eugenio Montale composé de deux parties qui ne semblent pas liées (mais dont la relation est expliquée par un document autobiographique postérieur), il associe difficulté de compréhension et logique de la subjectivité :
Si la clôture [du sens] est obscure, ce n’est pas parce que Montale ferait allusion à un code de société sans nous en fournir la clef, c’est parce qu’en omettant une articulation logique entre la deuxième et la troisième strophe, il introduit dans le texte la rhétorique des écritures privées, étrangères aux lois supra‑personnelles du discours public, capables en cela de représenter la vie intérieure dans ses détails les plus secrets. (p. 105)
38L’illisibilité du poème moderne tient alors bien à l’intransitivité du discours poétique, comme l’avaient souligné des théoriciens aussi différents que Sartre et Jakobson. Mais alors que ceux‑ci s’accordaient pour faire de cette intransitivité le terme de l’analyse, G. Mazzoni suggère de faire un pas de plus en rapportant celle‑ci au parti pris subjectiviste qui fonde tout l’espace littéraire moderne :
Le poème évite toute référence à un contexte social, toute forme de rituel littéraire codifié, le « je » parle à lui‑même, le « tu » est un interlocuteur fantasmatique, et ce dialogue hypothétique cache un monologue bien réel, comme l’atteste le caractère tout à fait privé des associations mentales. (p. 107)
39Pour autant, ce que la théorie puissante de G. Mazzoni gagne en extension, elle le paie nécessairement en termes de finesse, et son goût de la dialectique risque en permanence de diluer son discours dans la tautologie ou son envers, le non‑sens.
40G. Mazzoni, on l’a vu, prend soin de distinguer le type d’historicisme qui fonde son analyse de l’idéalisme de Hegel, pour qui l’histoire des formes spirituelles s’interprète comme un progrès de l’esprit se particularisant dans le Zeitgeist de chaque peuple en une période donnée. Mais en abandonnant la substantialité de l’esprit‑sujet, il s’empêche à la fois de pouvoir expliquer le passage d’une forme historique à une autre et la raison pour laquelle une époque se donne à penser dans telles ou telles œuvres. Ce qui n’est sans doute pas problématique en soi, mais qui le devient dès lors que G. Mazzoni essaie malgré tout de rendre compte d’une nécessité historique, qu’il n’a plus les moyens de comprendre. Ainsi, lorsqu’il écrit que « la longue durée nous aide à saisir d’autres différences cruciales, comme quand nous lisons “La speranza di pure rivederti” en nous demandant pourquoi un poème de ce genre n’était pas concevable un siècle et demi plus tôt. » (p. 120) Or, s’il essaie de répondre à cette question (« pourquoi ? ») et de rendre raison de ces « différences cruciales », il ne peut aller plus loin que de dire en substance : parce que c’était une autre époque. En effet, écrit‑il, « La distinction, nous l’avons vu, tient à la nature privée d’un texte où la première personne semble s’adresser à elle‑même selon une technique inconnue de la poésie-autobiographique pré‑moderne […]. » (p. 120) Là où Hegel aurait expliqué pourquoi la forme poétique d’une époque était différente d’une autre, G. Mazzoni ne peut aller plus loin que de dire que la poésie d’une autre époque était différente… parce que c’était une autre époque. Cette première tautologie n’est pas, en elle‑même, insurmontable, bien des historiens refusent d’expliquer pourquoi une époque est comme elle est, et se contentent d’en décrire les caractéristiques. Mais ils ont soin de distinguer les phénomènes explicatifs qui lui donnent son allure (par exemple, un temps de guerre) et les phénomènes expliqués qui en sont les conséquences (par exemple, l’art engagé). Mais G. Mazzoni prétend à la fois reconstituer le narcissisme de l’époque par les propriétés des œuvres représentatives, et expliquer celles‑ci par celui‑là : un poème est au centre de l’« espace littéraire » d’un temps parce qu’il exemplifie des traits caractéristiques qui sont eux‑mêmes déduits de l’analyse des poèmes a priori considérés comme représentatifs. C’est cette opération tautologique seule qui lui permet de dénier toute représentativité au formalisme d’une part et au modernisme d’autre part, pour en faire les courants périphériques des temps narcissiques.
41Ce faisant, il risque aussi le non‑sens. En effet, G. Mazzoni fonde en permanence son analyse sur des paires conceptuelles : théorie et pratique, forme et contenu, centre et périphérie, œuvre représentative et œuvre quelconque — et joue de la dialectique pour les faire passer l’une dans l’autre. La théorie romantique ne s’accorde‑t‑elle pas avec la pratique (encore très formalisée au début du xixe siècle) ? C’est que celle‑là va renverser celle‑ci. Les œuvres formalistes sont‑elles caractérisées par l’absence de subjectivité ? C’est que l’« égocentrisme de la forme » rejoue dans la structure du texte un « égocentrisme du contenu » dédaignant les constructions arides. Les avant‑gardes modernistes refusent‑elles explicitement et la forme brève, et le contenu du poème lyrique ? C’est que les périphéries, par leur opposition même au centre de l’espace littéraire, sont « intrinsèquement égocentriques ». (p. 206) La quasi‑totalité des grandes œuvres du xxe siècle exemplifie‑t‑elle cette double défiance envers le lyrisme ? C’est que l’espace littéraire, qui devait valoir sa forme aux œuvres hégémoniques, dépend maintenant des recueils anonymes peuplant les librairies :
Aujourd’hui, malgré la force des modèles alternatifs, malgré Eliot, Pound, Pessoa, Stevens, Williams, Brecht, Queneau, Ponge, Auden, Neruda, Paz ou tant d’autres encore, les recueils que nous feuilletons dans les librairies ne contiennent presque toujours que des textes brefs où le poète ne parle que de lui‑même dans un style en apparence fortement personnel. (p. 83‑84)
42Un tel usage de la dialectique, on le voit bien, aboutit à la totale infalsifiabilité (au sens de Popper, pour qui une théorie n’est scientifique que si elle ne prétend guère s’appliquer à la fois à un phénomène et au phénomène contraire) de la thèse de G. Mazzoni : quel que soit le poème qu’on lui mettrait sous les yeux, fut‑ce un sonnet de Pétrarque antidaté, il stipulerait que cette manière de se distinguer de la poésie lyrique témoigne d’une volonté d’originalité à mettre au crédit du narcissisme fondamental de l’époque. Et plutôt que d’envisager que certaines pratiques poétiques parviennent réellement à dépasser un tel « égocentrisme de la forme » dans la constitution d’un sujet collectif d’énonciation, comme pourrait le laisser penser l’exemple qu’il donne lui‑même d’un poème d’Eros Alesi, reprenant une forme que Ginsberg doit lui‑même à Whitman, il préfère risquer le non‑sens en déclarant que « le subjectivisme de l’art moderne est en fait, pour user d’un oxymore, un subjectivisme de groupe. » (p. 210, il souligne)
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43Face à de tels propos, on ne peut s’empêcher de ressentir une forme de gêne : les bouclages dialectiques qui permettent à Guido Mazzoni d’articuler son propos ne sont‑ils pas finalement l’expression d’une forme de haine de la poésie ? N’est‑ce pas en effet une dénégation a priori de la possibilité de la poésie à être autre chose que l’expression d’un égocentrisme à la fois élitiste et grégaire (et ce quelles que soient ses formes, ses contenus et sa popularité) qui soutient son analyse ? C’est là, semble‑t‑il, un risque de la sociologie de la culture, et de la volonté de démystifier l’illusio qui structure le jeu littéraire. Mais prendre ce risque peut coûter cher, car il se paye au prix — qu’on peut formuler dans le langage de cette discipline lui‑même — de ne plus pouvoir rendre compte des stratégies des acteurs et des formes de distinction qu’ils recherchent : si le formalisme n’est qu’une forme grégaire de poésie lyrique, et si celle‑ci n’est elle‑même qu’une forme méprisée de chanson populaire, pourquoi des acteurs en quête de distinction se donneraient‑ils la peine d’en produire ?
44Une telle énigme ne suggère‑t‑elle pas qu’il pourrait y avoir quelque intérêt à essayer de lire tel ou tel grand poème moderne moins comme l’expression centralement périphérique de l’égocentrisme collectif d’une élite méprisée, que comme une œuvre qui pense, qui nous donne à penser ? Au lieu de décréter que la difficulté à lire Rimbaud tient au fait qu’il « a transcrit sur le papier un processus mental obscur » (p. 171) attestant d’un enfermement solipsiste dans la clôture d’un ego narcissique, ne devrait‑on pas ne serait‑ce qu’essayer d’y voir l’effort d’un poème s’évertuant à tracer un plan d’immanence dans la matière des mots, certes obscurément, mais sans refléter l’au‑delà d’une subjectivité obsédée par elle‑même : d’un poème qui reflèterait moins une conscience qu’il ne penserait par lui‑même, ou qui tâcherait d’ébaucher une pensée — qui ne soit précisément pas une pensée de la conscience ? Car le soupçon de G. Mazzoni, qui voit la subjectivité partout à l’œuvre, ressemble à celui du valet de chambre dans la fable de Goethe, pour qui le maître qu’il fréquente quotidiennement n’a rien d’un héros. On connaît la glose qu’en fit Hegel.