Les testaments « pour rire », de l’humour noir à la franche causticité
1L’acte de léguer a ceci de truculent et de diabolique que, tout en symbolisant la fatalité de la mort du rédacteur, il notifie par la même occasion que le pouvoir de satisfaire — ou pas — ses héritiers est entre ses mains. Il planifie leur avenir — tantôt avec bienveillance et esprit de conciliation, tantôt de manière consciencieusement sadique (voir par exemple le Louis du Nœud de Vipère de Mauriac) — et ce, dès la rédaction du testament. Le rédacteur planifie aussi, rassuré de pouvoir maîtriser les effets de sa volonté, surtout au‑delà du trépas, la réaction de ceux qui liront le document sujet de tant d’expectatives. La lecture du testament : moment grave et solennel s’il en est. Rédiger un « testament pour rire », c’est offrir la contrariété de ne pas mourir tout en dérobant la satisfaction que produisent généralement les héritages.
2Les testaments qui nous sont soumis dans cette imposante anthologie (2 volumes, les testaments édités s’étendent sur quatre siècles) disent en cela la vanité par la trace : parce qu’il ne sera plus là pour contester, pour argumenter, pour se défendre, l’homme qui lègue, ou si vous préférez, l’homme qui meurt, mise tout sur une trace écrite contresignée ayant force de loi sur ses héritiers. Dès l’origine, chez Suétone et Tacite, le testament sert à régler des comptes post mortem et le droit romain conserve la trace d’un testament dit ab irato, rédigé sous l’emprise de la colère. Sainte colère ! Elle inscrit la forme dans une tradition ancienne où le Rire, la Provocation et le Désespoir, semble-t-il, jouent avec la Mort.
3Comme précisé dans l’Introduction, ce livre est né du projet collectif de l’équipe de chercheurs du GAGES (Groupe d’Analyse de la Dynamique des Genres et des Styles, xvie-xviiie siècles — Université Jean Moulin Lyon 3), désireuse de réfléchir aux mutations génériques à l’œuvre dans les petits genres de la Renaissance à la Révolution. Pierre et Marie-Hélène Servet présentent le testament comme un témoignage sociologique fascinant : il nous parle des coutumes religieuses et civiles mais surtout — et c’est là qu’interviennent les testaments fictifs ou littéraires en parodiant la coutume et en brisant la retenue due à la solennité de l’acte testamentaire authentique — des impacts intimes voire psychologiques qu’elles produisent dans la vie de tout un chacun. Parallèlement à une extension lexicale du terme « testament » dès les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné, se développent des pratiques testamentaires déviantes, dues à la fois au déclin des déterminations religieuses de l’acte et à la multiplication des préoccupations profanes qui le transforment rapidement en simple « acte légal de distribution des fortunes ». Les modifications progressives de la structure des testaments (vient d’abord, souvent, la partie spirituelle, puis la partie matérielle ; puis celle‑ci prend de plus en plus de place) entraînent un déplacement des procédures agonistiques (p. 48).
Quand léguer permet d’offenser
4C’est à travers la liste, figure clef de tout testament fictif — qui inventorie biens moraux et biens matériels, emphatiquement regrettés ou complaisamment accordés — que ce dernier s’élève, et accède à la poésie, car la liste se développe de manière autonome. Elle n’en est pas moins au cœur de la machine de guerre testamentaire (p. 59) : prétexte idéal pour exhiber « le savoir-faire d’un vantard faisant montre de sa capacité verbale », elle devient l’occasion d’amplifications variées, dans les apostrophes aux amis, aux héritiers, dans les dons d’objets ou même de parties du corps du mourant :
A mon ami Bênet, je donne mon Baquet,
Afin que, quand le vin lui donne le hoquet,
Il puisse s’en servir... du moins Margot, sa femme
Ne s’appercevra pas qu’il a souillé son ame,
Comme c’est sa coutume, avec des vieux Lurons,
Qui se font surnommer, des pilliers de Bouchons.
Troisièmement je laisse à mes amis antiques,
Mon Cuir, tous les Souliers, et toutes mes Maniques,
Pour mon Frère Lipier, qui n’aime point l’ennui,
Je laisse de bon coeur ma pipe et son étui.
Comme je ne veux pas causer de jalousie,
Le Linge à mes parens, ma Malle à mes amis,
Aux pauvres les habits que j’ai sans cesse mis
Depuis plus de trente ans que je suis en ménage. [...]
Ma femme aura ma Pie avec mon Perroquet,
Ils savent bien tous deux imiter son caquet.
5Le testament devient en définitive un joyeux champ de bataille et reste facétieux quand il ne sert que d’exutoire inoffensif et demeure la dernière fantaisie verbale de son rédacteur.
6Il se rend en revanche proprement polémique quand la donation testamentaire devient vindicative et cible ad hominem ses adversaires, entre dénonciation nominative, insulte et « décharge morale ». Plusieurs stratégies sont à l’œuvre dans la mesure où les différentes parties du testament (legs symbolique de l’âme, des parties du corps, donation de biens patrimoniaux, ordonnancement des funérailles) ouvrent le champ à des jeux polémiques divers. C’est à travers la recherche d’une tension et d’un décalage entre l’objet légué et le testateur et/ou le légataire que le testament se fait polémique, à l’aide de révélations sciemment accusatrices ou de portraits indirects peu flatteurs. Par exemple, les legs peuvent être dévalorisants pour leur donateur par excès de biens, excès qui trahit la grossièreté du petit trafiquant plutôt que d’énoncer une quelconque générosité. Ils peuvent aussi être le lieu de la disgrâce publique de l’entourage de l’auteur du testament. Ainsi en est-il de celui de Lamoignon, garde des Sceaux en 1788 et auteur de réformes judiciaires qui restreignaient les pouvoirs des Parlements (réformes rapidement abandonnées), retrouvé mort dans son parc avec son fusil en 1789 :
Je donne et lègue à Lenoir, ancien lieutenant de police, toutes les malédictions que le peuple a maintes fois portées à mon tribunal contre lui. Par une complaisance aussi basse que criminelle, je les ai dissimulées ; mais comme je ne sais où je vais et qu’en pareil cas on regarde à deux fois, je lui rends ce qui lui appartient si juste titre : il ne doit pas s’en plaindre, sa lâche association avec Beaumarchais et plusieurs membres du parlement de Paris, pour le commerce exécrable et illégitime des grains, les bévues et les horreurs de son administration, tout lui annonce une place dans le séjour que je vais probablement occuper.
Je donne et lègue de plus, le fusil avec lequel je vais me brûler la cervelle, pour en faire le même usage que moi, attendu que quand on est perdu de réputation comme lui dans l’opinion publique, la vie n’est plus qu’un pesant fardeau qu’il n’est guère possible de supporter, et qu’on ne plus d’ailleurs se montrer dans le monde sans rougir de confusion. [...]
Je donne et lègue à MM. le comte de Rivarol et marquis de Champcenetz, une plume d’acier poli, détrempé dans le fiel de la calomnie, et une liqueur distillée par la noirceur et la trahison ; comme c’est le seul but de leurs travaux, ils pourront écrire en toute sûreté, je leur garantis le succès, à quelques coups de bâton près. [...]
Je donne et lègue à madame Dépresménil, un bidet mécanique : quand on vient de perdre une pension, on doit se tenir propre, et très-propre. [...]
7Auto-dénonciation du pseudo-Lamoignon, dénonciation de l’incompétence, de la corruption des autorités institutionnelles avec lesquelles il collabora, mépris des calomniateurs, en somme, le testament fictif devient le lieu à la fois d’un mea culpa et d’un repentir, et d’une dénonciation ad hominem de toutes les irrégularités et faiblesses morales dont font preuve un certain nombre de personnalités qui appartiennent à la catégorie des privilégiés. Il peut se faire l’exutoire d’une violence sociale non prise en compte par le politique et une matrice étonnante d’antihéros délateurs et acariâtres.
Du rire jaune à l’humour noir
8C’est à travers l’étude de la diversité des situations d’énonciation que l’objectif politique des « testaments pour rire » se dessine le plus clairement. Le testament facétieux met souvent en scène ses « instances-cadres » — hommes de loi divers, du notaire au témoin choisi — pour exposer leur bêtise et leur vanité. Mais pas uniquement : les circonstances, les lieux de rédaction et évidemment l’éthos du « je » qui prend la parole — et pas la moindre : sa dernière prise de parole, qui ne peut donc être que « véridique » — deviennent également des moyens de critiquer un système politique et une société iniques. La vogue des mazarinades après la mort de Mazarin en 1642 permet par exemple de passer par la fiction et la moquerie pour dire une volonté de changement ou de réforme pendant la Fronde. Dans ce cas, le rire se conçoit comme l’équivalent des Jeux : il permet de gagner un public, et de lui faire prendre conscience par la même occasion que les mazarins — opportunistes de tout bord — ont mis en place un système dont il faut se scandaliser. Les libelles-testaments sont à la fois témoins et acteurs de leur temps. Pour pouvoir les décrypter, il est nécessaire que le soleil de la circonstance ne soit pas encore couché, de manière à ce qu’il continue d’éclairer les allusions troubles et lointaines, l’abondance parfois vertigineuse de noms propres, les actualités dont ils reflètent les péripéties. L’important appareil de notes en bas de page, d’une clarté et d’une concision parfaites, rend ces testaments d’une intelligibilité vivifiante. Il ranime les périodes de l’histoire de France dont la tension et la succession de calamités qui frappent la population impressionnent.
L’éclosion d’un nouveau genre
9Partant d’un modèle juridique courant, les testaments fictifs font éclore un nouveau genre, dont les tons et les visées varient sans qu’on puisse associer de manière fixe les uns aux autres. C’est la notion de registre, à la fois englobante et transversale, qui permet de mieux cerner la singularité formelle des testaments fictifs. Les registres les plus présents sont le registre ludique — que les auteurs de l’édition critique préfèrent au registre dit comique dans la mesure où la visée dominante demeure la mise en commun du plaisir joyeux engendré non seulement par la lecture du texte mais également par le plaisir que prend l’énonciation « gueuse » et fanfaronne (fameuse depuis Villon) à le composer —, le registre burlesque, le registre satirique, et enfin le registre polémique. Le burlesque, que la critique s’accorde pour faire reposer sur des phénomènes de disconvenance entre le sujet et le style, est présent à des degrés divers dans presque tous les testaments pour rire. Il permet de trouver l’équilibre parfait entre la gravité propre au testament, forme sérieuse par nature, et le rire qui surgit à travers l’emphase ou l’excès de regret, ou encore la subversion de coutumes testamentaires, soulignant ainsi l’intention de dérision :
La nature grotesque des legs n’est guère conforme à la dignité testamentaire, mais c’est sur l’intégralité de ce testament que souffle la liberté du temps de Carnaval.
10Le testament oscille sans cesse entre le rire souvent grivois et la polémique la plus sombre ; il passe du religieux au politique du fait du découplage progressif de ces deux champs dans la vie quotidienne des Français et sa structure ainsi que son évolution s’en ressentent. Il devient le théâtre d’une contamination par d’autres genres, illustrant ainsi la définition donnée par Jean-Michel Adam et Ute Heidmann : « les genres sont des catégorisations dynamiques en variation ».
Le testament polémique ou comment insulter les Grands tombés
11Le testament pour rire est un avatar de la fête, une liberté prise : il permet de mettre les conventions sens dessus dessous et de rire des corps et des réalités habituellement sacrés ou intouchables. Il est un exutoire nécessaire particulièrement foisonnant en période de troubles politiques : guerres de religion, Fronde, prémisses de et Révolution française... Il devient partie prenante du système politique, malgré celui-ci qui l’exclut, quand ses visées se font polémiques et entraînent des modifications dans les rapports de force entre les partis. En effet, le testament devient action dès qu’il permet d’assurer la cohésion d’un parti et d’agir contre l’autre, et image, témoin des idées d’un clan et d’un état de l’opinion. Il énonce et incarne ce que le système politique se refuse parfois à prendre en charge. Ainsi, le testament pour rire est un instrument, une arme sur le champ de bataille des idées, et devient idéologique. Il peut aller jusqu’au jeu de massacre, en mettant en scène des aristocrates déconsidérés et déshonorés, comme l’étonnant Testament de Madame la Duchesse de Polignac, qui joint à son legs un mea culpa trop sévère pour être honnête :
Je suis la femme la plus criminelle qui fut jamais ; je suis un monstre ; mais enfin je suis repentante ; pour cette fois, mon repentir est sincère : je suis partie de la cour avec la rage dans le cœur ; je n’y trouve plus que le remords accompagné de ses plus horrible tourmens. Je mérite la mort : que dis-je ! la mort la plus affreuse n’expierait pas mes crimes [...]
12La belle s’étant ainsi flagellée, elle peut passer à l’attaque :
Je donne et lègue à M. Duval d’Esprémesnil une quadruple dose de mon remède contre la rage ; car je ne doute pas qu’il n’ait des rechutes effrayantes de celle qui l’a déjà tourmenté en 1788 ; et comme j’apprends qu’il est dans la résolution de rejoindre la cabale fugitive, je lui donne et lègue en outre un masque représentant la figure d’un honnête homme, afin qu’il puisse voyager en sûreté, en cachant la sienne qu’on reconnaîtrait dans tout l’univers, pour celle d’un fourbe, d’un scélérat et d’un proscrit.[...]
Je donne et lègue au maréchal de Broglie un pistolet tout chargé, pour se brûler la cervelle : c’est le seul parti qui reste à prendre à un général qui a eu la bassesse de vendre ses services aux ennemis de sa patrie et de son roi.
13La dégradation de certaines figures publiques refléterait celle de l’opinion. Ainsi se fait jour la construction d’un véritable imaginaire historique de la Révolution française. Les testaments fictifs datant de cette époque en sont le reflet. Testaments dont le mérite, donc, est d’être un « prolongement de la critique autorisée pratiquée [jadis] par les fous du roi » . N’oublions pas que le Testament de François Villon est pionnier en termes de testament polémique : Villon a su imposer un modèle par la hardiesse du tempérament que l’on devine derrière le discours, que singularise une ambiguïté, un sens de l’équivoque inégalé, jusque dans la validité de sa propre parole. Le discours ambigu encouragé par le cadre formel du testament donne un caractère ludique à l’exercice. L’intention n’est pas toujours claire, mais l’opportunité de se travestir dans un but critique, voire délibérément offensif est saisie par Villon et ses héritiers. Pierre Demarolle n’hésite donc pas, dans « Villon et le discours testamentaire », à définir l’acte de léguer comme « non plus un don, mais une agression ». La particularité du testament polémique est son franc-parler et son inscription dans la réalité : volontiers écrit dans une perspective de déstabilisation politique ou idéologique ad hominem, son action s’inscrit de plus en plus sérieusement dans des combats collectifs, essentiellement religieux et politiques. Jeu dangereux ? Et comment, puisque le déferlement de mazarinades suscitera un véritable débat, et La Chasse aux satyres du temps (1649) s’achève en sommant les auteurs de
[...] ne se plus mesler d’escrire,
Pasquin, Triolet, ny Satyre,
De peur d’aller à Mont-Faucon,
Danser le branlse du Gascon.
14La perspective de Mont-Faucon, principal gibet des rois de France jusqu’à Louis XIII, aurait de quoi refroidir les gais lurons « introducteurs de discorde ». Or, l’amour du texte semble prédominer sur la censure : d’après le témoignage du bibliothécaire de Mazarin, les bonnes pièces doivent être publiques, véridiques, documentées, exactes et précises, tant qu’elles restent d’un « style poly et agreable ». Il y aurait beaucoup à dire de ce « poly et agréable ». On peut contester les puissants en France, tant qu’on le fait poliment et agréablement : on retiendra de l’insulte plaisante qu’elle est avant tout plaisante ; le grand succès des mazarinades confirme le goût du public pour cette littérature.
15L’introduction est riche et structurante. Ses différentes parties sont détaillées dans une table des matières à la fin du deuxième tome. Un tableau métrique et chronologique à la fin de l’introduction permet de balayer du regard la diversité des formes et les périodes les plus fécondes. Le corpus est présenté par ordre chronologique au sein de parties thématiques précédées de courtes introductions qui contextualisent les écrits, le premier testament datant de 1465, le dernier de 1799.
16Les différents testaments sont distingués selon qu’ils sont
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principalement facétieux ; cette catégorie comprend des testaments carnavalesques, des testaments de bouffons et de farceurs, les testaments de courtisanes et de vérolés, les testaments burlesques de la Bibliothèque bleue (qui recueille des ouvrages à succès pour la littérature de colportage aux xviie et xviiie siècles).
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principalement polémiques ; on distingue en leur sein les testaments littéraires, les testaments politiques et religieux, les testaments particuliers à des périodes historiques comme la Fronde ou la Révolution française, nombreux.
17Cette présentation par registres et période historique est enrichie d’une petite introduction permettant de situer chaque contexte en question. Les auteurs de cette édition critique permettent ainsi, par exemple, aux lecteurs « non spécialisés » mais téméraires de piocher gaiement parmi des testaments pour rire rédigés avant/pendant/après la Révolution.