Esprit, où es-tu ?
1Dans La Recherche de la vérité, Malebranche relate le cas d’un jeune homme né fou et dont les membres étaient rompus d’une façon similaire à celle qu’on inflige aux criminels. Malebranche livre alors son explication de cette conformation monstrueuse : la mère de ce jeune homme était allée, alors qu’elle portait l’enfant en son sein, assister à une exécution. Les coups portés « frappèrent avec force l’imagination de cette mère, et par une espèce de contrecoup le cerveau tendre et délicat de son enfant. » Et l’auteur d’expliquer la folie du jeune homme ainsi : « Les fibres du cerveau de cette femme furent étrangement ébranlées, et peut-être rompues en quelques endroits par le cours violent des esprits produit à la vue d’une action si terrible, mais elles eurent assez de consistance pour empêcher leur bouleversement entier. Les fibres au contraire du cerveau de l’enfant ne pouvant résister au torrent de ces esprits furent entièrement dissipées, et le ravage fut assez grand pour lui faire perdre l’esprit pour toujours. » De même, sa malformation provient de ce que « le cours violent des esprits animaux de la mère alla avec force de son cerveau vers tous les endroits de son corps, qui répondaient à ceux du criminel, et la même chose se passa dans l’enfant. Mais, parce que les os de la mère étaient capables de résister à la violence de ces esprits, ils n’en furent point blessés …. Mais ce cours rapide des esprits fut capable d’entraîner les parties molles et tendres des os de l’enfant. » L’auteur suggère alors que la mère aurait pu éviter ce tragique incident « en se chatouillant avec force » pour « déterminer le mouvement de ces esprits vers quelques autres parties ».
2Ce récit et son explication constituent aux yeux de Malebranche une preuve de l’idée selon laquelle ce que nous voyons faire chez autrui produit en nous, selon une disposition naturelle de notre cerveau, une imitation par le biais d’une communication des mouvements des esprits animaux1. Le luxe de détails physiologiques donnés par Malebranche se fait conformément à la représentation mécaniste du corps, et est au service d’une certaine conception de l’union de l’âme et du corps : l’âme ressent des affects de sympathie sous l’effet (occasionnel chez Malebranche) de cette imitation physiologique, la « compassion dans les corps produit la compassion dans les esprits2 ». Et c’est parce que « cela est nécessaire à la société civile » que nous sommes ainsi naturellement disposés à imiter nos semblables, car sans cela les enfants ne croiraient pas leurs pères, « les disciples, leurs maîtres ; et les inférieurs, ceux qui sont au-dessus d’eux : il faut encore que tous les hommes aient quelque disposition à prendre les mêmes manières, et à faire les mêmes actions de ceux avec qui ils veulent vivre. » La correspondance entre l’imagination de la mère et la conformation du fœtus « semble très utile à la propagation du corps humain … et elle est absolument nécessaire à la transmission de certaines dispositions du cerveau, qui doivent être différentes en différents temps et en différents pays3 ». L’âme ignore ce qui se produit réellement dans les corps, mais elle éprouve l’utilité de ces mouvements pour la conservation. Et certes, cette communication des mouvements entre la mère et son fœtus, corrélative d’une communication des émotions de l’âme, produit aussi la transmission des passions déréglées dont sont susceptibles toutes les mères4, mais cela est une suite nécessaire d’un ordre naturel voulu par Dieu et qui produit bien plus d’avantages que d’inconvénients. Et cela permet en plus d’expliquer la transmission du péché originel de la mère au fœtus…
Le cerveau, siège de l’âme ?
3L’ouvrage de R. Andrault intitulé La vie selon la raison. Physiologie et métaphysique chez Spinoza et Leibniz permet d’expliquer l’absence de telles analyses physiologiques5 dans les philosophies des deux auteurs qui constituent son objet d’étude. Si elle ne cite pas particulièrement cet exemple, R. Andrault montre parfaitement bien, dans sa troisième partie notamment, les présupposés fondamentaux de tels passages : s’inscrivant pleinement dans l’héritage cartésien, Malebranche use de la physiologie dans une métaphysique anthropocentrée, ce qui le conduit à développer une physiologie cérébrocentrée. Un tel usage est au service d’une certaine conception de l’union de l’âme et du corps franchement téléologique selon laquelle, aux mouvements mécaniques véritables qui ont lieu dans le corps, répondent, selon une « bonne nature de la nature », la sensation de l’utile dans l’âme. Les cas extraordinaires, comme celui que nous avons relaté ci-dessus, et les exemples pathologiques de l’hydropique et de l’amputé que l’on trouve chez Descartes, servent d’arguments pour établir la bonne nature de la nature : ils montrent en effet, par l’expérience même des exceptions ou des ratés de l’existence, tout à la fois l’indépendance des mouvements mécaniques objectifs et des sentiments de l’âme, et leur parfaite harmonie – en temps normal – au service de l’utile, compris comme ce qui assure la conservation de la vie. Andrault remarque donc que le divorce de l’utile et du vrai s’accompagne d’une physiologie qui voit dans le cerveau le siège de l’âme dont elle est cependant radicalement distincte. Cependant, une telle représentation déborde le seul cas des philosophies dualistes : Locke lui-même, remarque-t-elle, développe une physiologie similaire. Il est donc impossible de se contenter d’invoquer le refus du dualisme et de l’interaction âme–corps chez Spinoza et Leibniz pour expliquer leur désintérêt pour une telle physiologie. Chez Locke, il s’agit encore d’expliquer par la physiologie cérébrale pourquoi l’âme ne connaît pas les qualités réelles des corps, mais perçoit des qualités sensibles qui lui indiquent ce qu’elle doit poursuivre ou fuir.
4Ce qui est significatif, c’est que le luxe de détails qu’on trouve par exemple chez Malebranche fait fond sur une philosophie qui ordonne de ne « jamais donner de consentement entier, qu’aux propositions qui paraissent si évidemment vraies qu’on ne puisse le leur refuser sans sentir une peine intérieure » mais qui admet, en médecine notamment, de devoir « se contenter de la vraisemblance6 », vraisemblance d’une physiologie dont on conviendra qu’elle paraitra vite « désuète », selon le mot d’Andrault (p. 365), et qui s’inscrit dans un système métaphysique reconnaissant l’inintelligibilité foncière de la nature conçue sous un angle téléologique, du moins en ce qui concerne la relation de l’âme et du corps et de l’animation.
5Cette désuétude d’une physiologie cérébrocentrée au service d’une anthropologie contraste avec la pertinence des conceptions spinoziste et leibnizienne du vivant qui se signalent paradoxalement par l’absence d’une telle physiologie. Cette pertinence, Andrault ne la remet pas en question, mais elle tâche de la comprendre à nouveaux frais. En effet, on a voulu voir chez Spinoza et Leibniz un certain refus du mécanisme au profit d’une philosophie de la vie qui inspirera les conceptions biologiques et organicistes du vivant qui se développent dès le 18ème siècle. Leur rejet commun du dualisme cartésien, y compris de ses réaménagements malebranchistes, et l’extension de l’animation au-delà de l’homme et de l’animal, ont pu conduire à interpréter leur métaphysique sous un angle panvitaliste ou pananimiste. Ce que l’auteure entreprend dans cet ouvrage, c’est d’éviter les projections anachroniques et contraires à la lettre du texte, et de reconstituer le sens précis que leur métaphysique accorde à ce qui a trait au vivant : c’est là l’objet des deux premières parties. Elle entreprend de restituer le cadre métaphysique de ces deux philosophies et leurs relations plurivoque au contexte scientifique des années 1660-1710 de façon à saisir les raisons de l’absence d’une « anthropologie médicale » et la signification exacte des concepts relatifs aux corps et à la vie. La méthode comparatiste mise en œuvre ici par la confrontation de Spinoza et de Leibniz n’a pas pour seul objectif d’éclairer la différence entre ces deux philosophies, mais bien davantage de montrer l’usage différent qui peut être fait d’un contexte scientifique lui-même pluriel et historiquement déterminé. Il ne s’agit donc pas d’assimiler pour confondre, ni de déterminer les sources scientifiques pour marquer les influences : il est question plutôt de mettre au jour les déplacements théoriques commandés réciproquement par des découvertes médicales et des décisions métaphysiques.
6La raison la plus évidente de l’abandon d’une physiologie anthropologique est exposée dans la troisième partie de l’ouvrage : Andrault y montre en effet que c’est l’explication que donnent Spinoza et Leibniz de l’activité de l’âme, de la sensation et du corps propre qui autorise un usage des observations médicales tout différent de celui qu’on trouve chez Descartes, Malebranche, Locke, mais aussi chez les physiologistes eux-mêmes. En effet, leur métaphysique les conduit à ne plus rechercher un quelconque siège de l’âme dans le cerveau, là où même le plus prudent quant à cette question, le médecin Sténon, ne doute pas de ce présupposé. Non pas qu’ils se désintéressent de la physiologie cérébrale : on trouve chez Spinoza des remarques, faites en passant, qui montrent qu’il accorde au cerveau un rôle crucial pour les fonctions cognitives humaines. Bien plus, Andrault montre que l’auteur de l’Éthique, pourtant avare en détails, connaissait très bien les œuvres médicales de son temps, notamment celles de Sténon ou de Bartholin, dont il reprend certaines critiques physiologiques adressées à l’hypothèse de la glande pinéale. On ne dira pas non plus qu’à leurs yeux, la physiologie n’a aucun intérêt pour expliquer la confusion des sensations : Leibniz se sert ainsi des travaux de Mariotte sur l’audition, usage expliqué de façon très éclairante par Andrault. Ce qu’il faut comprendre, c’est que leur métaphysique commande non pas l’absence d’une physiologie, mais son déplacement : dans des philosophies qui tentent de rendre intelligible de façon immanente la confusion des sensations, qui refusent toute interaction réelle ou occasionnelle entre l’âme et le corps, et qui ont pris acte des observations conduisant à l’idée d’une certaine uniformité de la nature, au moins de la plante à l’homme, il n’est plus question de faire appel à une science médicale anthropocentrée qui tenterait de localiser un siège de l’esprit. Andrault souligne ainsi que les problèmes de l’inintelligibilité de l’union âme–corps et le divorce ontologique qu’elle implique entre l’utile et le vrai ensuite remariés téléologiquement sont résolus du fait même de l’abandon des hypothèses sur un siège de l’âme. Pour être intelligible, le sentiment du corps propre ne peut reposer sur l’idée d’une interaction âme–corps : Spinoza et Leibniz lui substitueront, chacun à leur manière, un rapport représentatif. La confusion de la sensation, qui est le lieu même où se nouent la vie du corps et la vie de l’âme, devient en droit rationalisable, et est déconnectée de toute considération téléologique relative à la conservation de la vie. La vie, autrement dit le fait même de l’animation, se voit alors éclairée par la raison : raison positive, donc, de se défaire d’une anthropologie médicale. Cette commune préoccupation des deux philosophes est parfaitement mise en évidence par Andrault, même si la majeure partie de l’ouvrage est consacrée à expliciter dans le détail les manières différentes qu’ils ont d’opérer ce déplacement.
« Tous les corps sont animés » : Spinoza & Leibniz pananimistes ?
7Ce geste qui consiste à rendre intelligible l’animation des corps repose cependant lui-même sur deux gestes corrélatifs, différemment mais parallèlement menés par Spinoza et Leibniz, et qui sont en relation avec le contexte scientifique de leur temps. Andrault explique ainsi dans les deux premières parties que les observations nouvelles relatées par les naturalistes et médecins de la seconde moitié du xviie siècle, observations permises par l’anatomie fine et par l’usage du microscope, conduisent à réinterroger de fond en comble ce qu’il faut entendre par corps et par vie. Si en effet on découvre une grande uniformité dans la nature qui présente des corps organisés jusque dans la moindre de ses parties, pour plagier Leibniz, alors il faut redéfinir ce qu’on entend par animation, vie, âme — c’est l’objet de la seconde partie ; et ce parce qu’on aura effacé la limite intuitive entre le vivant et l’inerte, ce qu’Andrault explique dans la première partie, notamment à partir de l’analyse du concept d’organisme tel qu’il apparaît à cette époque et tel qu’il est utilisé chez Grew ou chez Stahl, au plus loin du sens biologique qu’il revêtira plus tard. Significativement, Andrault va séparer la question des corps organisés de la question de la vie, car il s’agit pour elle de montrer, contre les tentations d’y lire des intuitions vitalistes, pananimistes et biologisantes, que pour les auteurs de cette époque, y compris Spinoza et Leibniz, ces deux réalités sont loin d’avoir la même extension.
8Sans vouloir résumer l’ouvrage, nous nous attarderons cependant sur les chapitres 2 et 3 qui composent la première partie : ils nous semblent en effet non seulement servir le propos original de l’ouvrage, mais fournir de très précieuses précisions concernant l’interprétation de la pensée des deux philosophes. Tous deux s’inscrivent de plain-pied dans le contexte des enseignements des sciences physiologiques et de l’anatomie, et sont loin d’en ignorer les tenants et les aboutissants. Pour autant, R. Andrault dégage ce que chacun fait de ces enseignements, leur traitement propre de ces observations, de façon à mettre en évidence que, si les problèmes et les objets des sciences changent historiquement, ces problèmes et ces objets n’exercent pas une influence univoque sur la métaphysique.
Pour un mécanisme décentré.
9Les observations nouvelles qui suggèrent une continuité dans l’organisation des êtres vivants et une uniformité de la nature vont conduire Spinoza à gommer la différence entre les corps vivants et les corps inanimés, et se passer de toute référence à un tout biologique individualisé dont les parties œuvreraient harmonieusement et téléologiquement à la conservation. À ce propos, signalons la lecture passionnante et très précise que livre R. Andrault de la Lettre 32 à Oldenburg, dans laquelle Spinoza procède à l’expérience de pensée du ver dans le sang. À partir de cette lecture, elle réfute non seulement le supposé désintérêt de Spinoza pour la science de son temps, mais aussi son supposé organicisme biologisant. Elle en profite pour expliquer l’évolution de la définition spinoziste de l’individu corporel entre le Court traité et l’Éthique. L’apport des savants de son époque, et notamment celui de Sténon, est à cet égard très probable : outre la disparition de toute référence aux esprits animaux et les critiques physiologiques de la glande pinéale que Spinoza pourrait tenir de l’anatomiste, il semble bien connaître le modèle de la circulation sanguine et la composition du sang qu’on trouve chez ce dernier. Ces références médicales accompagnent son effort pour redéfinir l’individu corporel de façon dynamique : tandis que le Court traité le caractérise comme proportion de mouvement et de repos, l’Éthique le définit comme communication de mouvement qui unifie les parties en leur imposant sa loi. Impossible ici d’interpréter la conception spinoziste des corps comme affirmation d’un rapport stable et harmonieux de mouvement et de repos qui se conserve selon la logique d’un tout, comme le voudrait une conception qu’on appellera « organiciste » de l’individu. L’individu est en effet lui-même composé d’individus à part entière, qui ne diffèrent que par la complexité et qui obéissent à leur propre loi : le corps organisé n’a donc pas de spécificité vitale propre qui le distinguerait d’un corps non vivant, ce qui explique qu’il peut lui-même être considéré comme partie d’un individu plus complexe comme l’est la société. Autrement dit, un corps ne fait jamais un tout autonome, car il est toujours pensable comme partie d’un tout plus composé, ainsi à l’infini. Un corps se distingue d’un autre par ses aptitudes, c’est-à-dire par les changements et les interactions avec les autres corps qu’il est capable d’intégrer, et non par une belle proportion téléologiquement organisée. Aussi, c’est moins un rapport de mouvement et de repos qui resterait le même malgré les changements qui définit l’individu, qu’une même communication de mouvement entre des parties qui ne cessent de se modifier. Andrault explique au passage la corrélation établie par Spinoza entre les aptitudes du corps et l’activité dont il est capable : tandis qu’un corps relativement simple va répondre au choc sans pouvoir intégrer les variations qu’il subit, un corps très composé peut au contraire intégrer ces changements et produire une action dont il sera davantage cause adéquate. La définition du corps individuel comme communication de mouvement qui intègre les changements permet donc d’éclairer certains problèmes aux conséquences éthiques. Aussi, connaître un corps, pour le philosophe, c’est davantage connaître ce qu’il peut, selon l’enseignement du scolie de la proposition 2 d’Éthique III, que décrire de façon très approximative les structures et les fonctions des organes.
10C’est le geste de radicalisation du principe d’uniformité de la nature qui conduit Spinoza à préférer une description abstraite à une physiologie animale anthropocentrée pour définir les corps, les organes comme les pierres pouvant eux-mêmes être considérés comme des individus corporels au même titre que l’animal ou le corps humain. Un tel geste repose sur des principes mécanistes, ce qui vient invalider l’idée d’un vitalisme spinoziste. R. Andrault fait remarquer que si Spinoza se refuse à toute déduction précise et concrète d’une physiologie à partir de ces principes, ce n’est en aucun cas au nom du refus du mécanisme, mais davantage du fait du caractère incertain et inachevé de la science de son temps, et surtout de l’inutilité d’une anthropologie médicale dans une métaphysique qui exclut tout « empire dans un empire » et commande un cadre théorique suffisamment général et uniforme. On ne parlera donc pas d’indifférence ou de désintérêt de sa part à l’égard des découvertes médicales de son temps, remarque qui vaut aussi pour Leibniz : selon Andrault,
le fort degré de généralité de leurs thèses sur le vivant, voire leur caractère réservé ou hypothétique, exprime … la volonté de construire une psychophysique dépassant les limites de la physiologie humaine de sorte à offrir un cadre non restrictif où les expériences nouvelles pourront venir s’insérer sans le bouleverser. (p. 154)
11Leur pertinence pour des sciences du vivant à venir ne résiderait donc peut-être pas tant dans un antimécanisme biologisant que dans un élargissement du cadre conceptuel pouvant accueillir notamment une analyse mécaniste des corps en devenir. L’auteure montre que Spinoza et Leibniz n’ont jamais renoncé à ce qu’elle appelle, à la suite de Lakatos, « l’heuristique négative » du mécanisme (p. 246) qu’on résumera grossièrement ainsi : aucune explication d’un phénomène corporel ne sera satisfaisante si elle fait l’économie ou contredit l’idée d’une détermination corporelle. Si l’explication mécaniste ne parvient pas à rendre compte des phénomènes du vivant, toute explication ne doit pas venir contredire les principes mécanistes.
La monadologie n’est pas une biologie
12Andrault rappelle que Leibniz, dans ses annotations de l’Éthique, ne retient pas la définition du corps par la communication du mouvement que donne Spinoza, et ne retient que celle par la pression des ambiants. C’est qu’il se trouve face à des problèmes très différents, même s’il partage une certaine culture médicale commune qui le conduit lui aussi à l’affirmation d’une uniformité de la nature. Son geste est cependant radicalement différent de celui de Spinoza, en ce qu’il va consister à maintenir une différence ontologique forte entre corps animé et agrégat. Reste à bien déterminer le sens et la portée de ce geste. R. Andrault relit de façon extrêmement subtile la correspondance avec Arnauld en rappelant les problèmes métaphysiques qui orientent la conception leibnizienne des corps organisés. C’est donc la métaphysique qui vient informer l’usage que fait Leibniz des observations microscopiques de son temps, et non l’inverse. L’auteure le montre très bien quand elle relate la correspondance avec Arnauld : Leibniz adopte la thèse qu’Arnauld lui prête et qui consiste à assimiler corps organisé et corps animé, et ce au nom de l’uniformité de la nature, du principe d’économie, et contre l’hylozoïsme et le matérialisme. Les phénomènes du vivant viennent nourrir son hypothèse des formes substantielles et de la divisibilité de la matière à l’infini : les observations de Swammerdam et Leeuwenhoek ou encore Malpighi lui permettent en effet de rendre vraisemblable l’idée d’une pérennité des corps organisés malgré une apparente destruction, et l’hypothèse de l’existence de corps vivants emboîtés à l’infini. Reste que Leibniz use des observations de façon hypothétique : il s’agit de puiser dans les observations au microscope non pas des preuves, ni un matériel pour construire une philosophie de la vie, mais davantage des éléments de corroboration d’hypothèses métaphysiques, qu’il n’hésite pas à généraliser7. R. Andrault souligne à ce propos l’usage tout différent qu’en fait Arnauld : celui-ci convoque en effet les observations pour vérifier ou réfuter. Il ne s’agit donc pas tant d’influence de la science sur la philosophie, que de relation active et réciproque où la philosophie vient sélectionner ce qui l’intéresse et lui donner le sens que son système lui impose. Aussi faut-il bien comprendre le sens précis que la métaphysique leibnizienne accorde aux corps organiques et à leur lien avec les formes substantielles : Arnauld notamment ne le comprend pas, lui qui assimile l’âme à la pensée et qui interprète les formes substantielles comme un principe moteur d’explication des phénomènes du vivant. En vérité, Leibniz prétend réserver l’explication aux principes mécanistes, et redéfinit radicalement ce qu’on appelle l’« âme » : l’extension d’un principe d’animation à tous les corps organisés va en effet conduire Leibniz à redéfinir l’animation comme perception, à la déconnecter ainsi d’une physiologie cérébrocentrée, et à exclure la réduction de la vie aux fonctions biologiques. C’est donc la science contemporaine de Leibniz qui participe des raisons de la transformation de son rôle et de sa place dans la philosophie : les observations de Malpighi ou Swammerdam servent à décentrer le propos et à redéfinir ce qu’on entend par corps et par vie. Ici se constitue une compréhension du rapport des corps et de l’animation au plus loin d’une hypothèse interactionniste, mais au plus loin aussi d’une philosophie du fait biologique.
13Un tel geste conduit Leibniz à ce qu’Andrault appelle une « amphibologie de l’animation » : d’une part ce qui est doué de vie déborde largement ce qu’on considère communément comme des corps organisés vivants selon un modèle anthropomorphique ; mais d’autre part, il faut maintenir la possibilité de repérer dans les phénomènes les signes de la présence d’une âme. Ceci conduit Leibniz à redéfinir la spécificité phénoménale du corps organisé censé être doué d’une âme. Nombre de commentateurs ont pu voir dans la notion de « machine de la nature » un concept censé jouer ce rôle chez Leibniz : elle permettrait de défendre une spécificité irréductible du vivant et constituerait l’un des points les plus pertinents de cette philosophie pour une pensée du fait biologique. On a pu croire notamment que chez Leibniz le propre du vivant était d’être vivant jusque dans la moindre de ses parties, à l’image des découvertes en biologie cellulaire deux siècles plus tard. Or, après une relecture des évolutions de la notion et des problèmes qu’elle est censée résoudre dans les textes de Leibniz, Andrault montre de façon claire et définitive que, loin de défendre un panvitalisme, Leibniz soutient au contraire la différence entre l’organique et le vivant : elle montre que cette notion ne désigne pas des corps vivants, mais des corps organisés, le critère du vivant étant l’unité conférée par la perception d’une âme dominante, tandis que le critère des corps organisés, qui les distingue des corps artificiels, consiste en leur composition. C’est dire que Leibniz n’a pas du tout pour ambition de vitaliser les corps en assimilant, comme on a pu le croire, l’organisme à un tout composé de monades, ou les machines de la nature à des vivants. C’est dire aussi qu’il abandonne l’étude des phénomènes vivants à une analyse mécaniste, en développant, à l’instar de Spinoza mais de manière tout à fait différente, une conception de la vie « aphysiologique ».
14Ni Spinoza, ni Leibniz ne rejettent donc le mécanisme : bien au contraire, tous les deux insistent sur l’intelligibilité rationnelle des corps selon des principes physiques, et de l’animation selon des principes métaphysiques. Au-delà de leurs très nettes différences d’interprétation des phénomènes nouveaux mis en évidence par la physiologie et l’anatomie de leur temps, il y a donc un geste commun de déconnexion de la question du corps organisé et de la vie, et d’insistance sur l’uniformité de la nature contre une philosophie anthropocentrée. Bien plus, alors même que les observations au microscope de petits corps vivants imperceptibles à l’œil nu ont pu servir à Malebranche ou Locke pour argumenter en faveur d’un scepticisme concernant la connaissance sensible, elles viennent chez Spinoza et Leibniz, et de deux façons radicalement différentes, soutenir le pari d’une intelligibilité en droit de tous les corps. On comprend ici qu’un même topos historique peut recevoir différents sens selon les problèmes dans lesquels ils sont insérés.
La vie n’est pas un phénomène.
15C’est ce qui explique la redéfinition de la vie à laquelle ils sont conduits, et qu’examine Raphaële Andrault dans la deuxième partie. Là encore, elle procède d’abord à l’analyse du contexte de la seconde moitié du xviie siècle, auquel nous avons fait allusion plus haut. Les discours sur la « vie » sont singulièrement absents du savoir médical, et sont davantage l’objet des ouvrages apologétiques où l’on s’efforce, chez Cudworth ou Grew par exemple, à combattre l’athéisme et le matérialisme par la défense de la nécessité des principes immatériels pour expliquer les phénomènes. Le contexte théorique (la lutte contre le matérialisme, le dualisme et l’athéisme) montre qu’il s’agissait pour eux d’établir que les corps ne peuvent trouver leur raison d’être en eux-mêmes, et ne jouissent donc d’aucune autonomie. Mais si tout doit porter la marque de la divinité, et non pas seulement l’homme doué d’une intelligence, alors la limite de l’inanimé et de l’animé devient encore une fois ambiguë, et le concept de vie désigne alors tantôt les fonctions végétatives les plus universelles, mais aussi les plus dénuées d’intelligence, tantôt les facultés cognitives les plus évidemment immatérielles. De toute façon, la vie ne devient jamais, dans un tel contexte, un objet spécifique qui déterminerait clairement une spécificité du corps vivant.
16De même, mais selon une problématique toute différente, si Spinoza et Leibniz ne peuvent en aucun cas passer pour avoir constitué la vie comme phénomène irréductible propre au corps vivant et qui appellerait une science du fait biologique, c’est parce qu’en aucun cas la vie n’apparaît chez eux comme un phénomène qui se donnerait dans les corps vivants : la vie se voit définie chez les deux philosophes de façon contre-intuitive, puisqu’elle ne désigne plus ce qui s’oppose au cadavre mais à la mort, redéfinie elle-même de façon non biologique et non physiologique. Ainsi, R. Andrault rappelle notamment l’analyse que fait Spinoza du poète espagnol ayant perdu la mémoire, de façon à montrer que la conservation de la vie reçoit un sens tout à fait distinct de celui de la conservation des fonctions vitales. D’une toute autre manière, Leibniz situe l’animation dans l’unité et la permanence de la perception, qui certes assure l’unité du corps organisé, mais n’en explique pas la structure organique et les fonctions. C’est dire que tous les deux, mais selon deux compréhensions radicalement différentes, déconnectent la question de la vie d’une considération exclusivement biologique. La vie n’est pas pour eux cette frontière nette qui vient tracer une différence irréductible entre le vivant et l’inerte, l’animé et l’inanimé : le savoir médical et ses observations viennent en effet brouiller ce qui sépare la mort et la vie, le végétatif et l’animal. Pour Spinoza la vie désignera la conservation d’une forme individuelle, rendant indifférente la classification du vivant et de l’inerte au profit d’une opposition non biologique vie/mort, tandis que pour Leibniz, la vie désignera ce qui est incorruptible et vient donner unité aux agrégats corporels, unité purement perceptive et appétitive qui n’a pas d’efficace physiologique.
Les leçons de l’histoire
17Ce n’est donc pas l’antimécanisme de ces deux auteurs qui expliquera l’absence d’une physiologie, même si c’est l’absence de physiologie qui explique la croyance de certains commentateurs en cet antimécanisme supposé. Ce que R. Andrault suggère, c’est que la pertinence de Spinoza et de Leibniz pour une connaissance du vivant ne provient pas de leur supposé pananimisme ou de leur attention pour la spécificité du fait biologique, mais bien plutôt de leur prudence à l’égard d’une physiologie qui deviendra bientôt « désuète », et de leur effort de construire un cadre théorique suffisamment abstrait pour intégrer les différents degrés d’animation qu’on trouve dans la nature. Car leur système respectif a l’avantage d’affirmer l’intelligibilité en droit universelle de l’animation, qui va de paire avec la généralité de leurs propos, la prudence de leurs hypothèses et leur refus de l’anthropocentrisme, autant d’éléments qui expliquent l’absence, ou plutôt le déplacement prospectif et à la marge, illustratif et heuristique, des considérations physiologiques.
18On peut dès lors suggérer la pertinence de l’ouvrage de R. Andrault au-delà de la seule histoire de la pensée : c’est au fond la question des rapports des sciences et de la philosophie qui est interrogée, notamment en ce qui concerne la relation du cerveau et de la pensée. Quelle doit être en effet la place des théories et des expérimentations neuroscientifiques dans la philosophie de l’esprit ? Le risque de désuétude d’une philosophie qui s’asservirait aux observations scientifiques actuelles, comme le risque d’abstraction délirante d’une philosophie qui s’en affranchirait, peuvent trouver leur remède dans le geste commun à Leibniz et Spinoza d’une prudence informée et d’une métaphysique échappant aux écueils du dualisme et de l’anthropocentrisme.
19La méthode comparatiste ici adoptée a le mérite de tenir ensemble deux facteurs qui animent l’histoire de la pensée : une pensée ne naît pas hors contexte, et a toujours rapport à un dehors, ici le savoir médical ou les écrits apologétiques, dehors qui l’informe et la modifie au fil de l’évolution de ses problèmes et observations ; mais la compréhension d’une pensée ne peut faire l’économie de l’analyse des différentes manières pour une pensée d’être affectée par ce dehors, en fonction de ses propres problèmes et concepts.
20L’effort constant de resituer les concepts dans les problèmes divers qu’ils sont sensés venir résoudre restitue leur équivocité : leur sens découle davantage de leurs fonctions plurielles que d’un signifié univoque. On pourrait dire qu’il s’agit ici de refuser le Même et l’Un, en rejetant à la fois la représentation du Penseur comme créateur visionnaire, l’idée d’une Vision du monde qui serait commune à tous et enfin la référence à un Sens univoque qui traverserait l’histoire et les systèmes.
21Mais le plus remarquable dans cet ouvrage, c’est que pour mener à bien ce travail, il a fallu renouveler de fond en comble la compréhension de certains textes et de certaines thèses : R. Andrault n’offre pas seulement une meilleur compréhension de l’histoire des sciences et de la philosophie, et des rapports entre physiologie et métaphysique ; elle suggère aussi, par sa remarquable intelligence des textes, une interprétation renouvelée de certains aspects cruciaux de la pensée leibnizienne et spinoziste.
22La finesse des analyses, dont nous n’avons évidemment pas pu rendre compte ici, la plurivocité des concepts et des problèmes étudiés, conduisent parfois à perdre un peu le fil conducteur et à obscurcir l’unité du problème posé. Peut-être le défaut de la méthode comparatiste mise en œuvre ici tient-il à ses qualités : R. Andrault prête une telle importance à la lecture attentive et précise des textes, ce qui est évidemment louable, qu’elle est conduite à traiter chaque auteur séparément, sous les allures parfois du catalogue. Par conséquent, le lecteur est parfois, dans l’immédiateté de sa lecture, un peu sceptique quant à la nécessité de confronter Leibniz à Spinoza, ou de relater certaines œuvres médicales ou de théologie physique. Cela vaut particulièrement pour la seconde partie traitant de la vie. L’attention portée à la différence, qui produit des analyses de détail remarquables, conduit donc parfois à perdre de vue leur pertinence pour le propos général. Mais peut-on reprocher à un ouvrage d’être si puissant qu’il est passionnant jusque dans la moindre de ses parties ?