Le roman au XVIIIe siècle : territoires & frontières
1Henri Coulet, auteur d’études majeures sur le roman français du xviiie siècle, notamment d’une grande thèse pionnière sur Marivaux romancier et de l’indispensable Roman jusqu’à la Révolution, a réuni dans ce volume vingt-sept articles (publiés entre 1981 et 2008 dans des revues et ouvrages collectifs), offrant un parcours varié de ce vaste ensemble des fictions narratives dont il a une connaissance intime et profonde. L’ouvrage se place délibérément dans une perspective plutôt historique que théorique et suit un ordre globalement chronologique, de Fontenelle, Challe et Lesage aux romans de la Révolution et à Mme de Staël. Refusant de considérer le roman de la première modernité comme une ébauche du roman réaliste, H. Coulet tente d’en cerner les caractéristiques sans chercher à dissimuler son caractère expérimental ni ses contours flous et ses hybridations multiples. Il préserve ainsi la singularité de chaque romancier ainsi que le caractère réflexif d’un genre protéiforme. Il propose une multiplicité de voies d’approche, qui font apparaître des lignes de force, mais qui ne se veulent ni réductrices, ni exclusives.
De la topique romanesque
2Les cinq premiers articles sont liés à l’étude de la topique romanesque : H. Coulet est un des fondateurs historiques de la SATOR, société d’analyse de la topique romanesque, née en 1985, qui a pour ambition de rendre compte de la spécificité du roman d’avant la Révolution grâce à l’inventaire systématique et à l’étude des topoï narratifs, ce qui présuppose un fonctionnement de l’écriture romanesque fondée sur les principes de la réécriture, du recyclage et de la variation, qui sont en effet très opératoires pour ces siècles du roman. établissant une continuité du roman médiéval au roman de la fin de l’ancien régime, la Sator introduit une césure autour de 1800 qu’H. Coulet reprend à son compte pour une bonne part. Ainsi les premiers articles du volume sont-ils consacrés à des topoï narratifs et à leur utilisation dans des corpus variés : en ouverture du volume, le topos du désert (dans des robinsonnades françaises peu connues inspirées par Defoe qui font du naufragé sur une île un sujet de roman, alors que Defoe rejetait la fiction), puis celui du secret, qui revêt des formes variées mais touche aux questions fondamentales de l’identité (de sa dissimulation, de son usurpation, de l’imposture et du masque) et de la naissance, et s’avère au fondement même de la fiction romanesque (on pourrait ajouter au corpus considérable d’H. Coulet le remarquable récit de Mme de Duras, Olivier ou le secret, qui aurait inspiré Armance, et qui légitime de « déborder » sur le xixe siècle), et enfin le topos de la rencontre amoureuse, qui peut, chez ceux qui ne sont pas de grands auteurs, tourner au poncif, car du topos au poncif, comme le relève H. Coulet, il n’y a qu’un pas.
Réflexivité du roman
3Les deux autres articles de ce premier ensemble (3 et 4) traitent de topoï un peu différents : tout d’abord de la violence du texte romanesque lui-même, notamment par rapport au lecteur, et H. Coulet dit là des choses essentielles sur l’inconfort ou la frustration des lecteurs de romans confrontés aux nombreux textes inachevés, aux effets de trompe-l’œil, à l’ingéniosité diabolique des romanciers, au non-respect des topoï justement, ce qui ferait du roman du xviiie siècle le moins conventionnel des romans, et de ce siècle « celui où la lecture des romans a été la moins confortable » (p. 54). Propos essentiel qui mériterait d’amples développements1. Le lectorat du temps a dû s’adapter à un objet multiforme dissimulant sa véritable identité en raison du discrédit du genre, ce dont témoigne le topos du genre corrupteur (objet de l’article 4). Les romans sont ici auto-réflexifs dans la mesure où ils offrent la représentation de leur propre lecture2. Répertoriant le topos du roman corrupteur, H. Coulet constate qu’ils y figurent tous, y compris La Princesse de Clèves ! Les romans se dénonceraient-ils eux-mêmes comme immoraux ? En réalité, l’auteur remarque une évolution vers une plus grande indulgence, ainsi qu’une ambiguïté troublante de l’effet de la lecture des romans telle qu’elle est présentée dans les romans eux-mêmes : on ne sait ni pourquoi Mme de Tourvel lit Clarisse, ni quel est l’effet du roman de Richardson sur le personnage. Pourtant, H. Coulet a bien raison de souligner que « la scène de lecture romanesque est un moment nécessaire, organique, de l'intrigue romanesque » (p. 70) et que les romans présentent leur propre miroir. À côté d’œuvres célèbres, il nous fait découvrir des textes peu connus comme ces Mémoires de Suzon, sœur de D… B… portier des Chartreux (1778, anonyme), dont le titre n’annonce pas une lecture bien morale, et qui, de fait, est un texte pornographique : mais la préface, en présentant la scène de la lecture fictive du roman par une prostituée qui s’est rachetée, ancienne compagne de Suzon qui est morte en prison, le place en réalité dans une perspective morale. La subtilité de l’analyse de Coulet égale ici l’ingéniosité de l’auteur anonyme de ce texte.
Aperçus généraux & naissance du roman moderne
4Avant les articles qui traitent d’auteurs particuliers, comme autant de petites monographies, H. Coulet a placé deux articles généraux abordant de grandes questions comme celle des remodelages romanesques. Il s’agit d’une pratique propre à l’époque, celle des publications par parties séparées ou par livraisons, structures rhapsodiques qui autorisent insertions, additions et parfois modifications de cap. Dans cette synthèse, H. Coulet fait montre de son savoir et de son ampleur de vue sur le roman. Il essaie d’organiser cette matière considérable en suggérant trois catégories de remodelages romanesques, la genèse continuée, la réfection et la rectification. Il montre comment la création romanesque tient compte des modalités éditoriales, de sa propre réception, et s’adapte constamment. Certains romans ont même été modifiés en fonction de la vie réelle, tels Les époux malheureux de Baculard d’Arnaud (1745) qui trouvent une fin heureuse dans une réécriture plus tardive (1783) car le personnage mis en scène, La Bédoyère, s’était réconcilié avec sa famille ! Cet article vraiment passionnant et qui ouvre de nombreuses perspectives suggère que les romans ne sont jamais terminés, et peuvent toujours se réécrire ou se continuer3.
5Une autre question générale concerne la périodisation : quand commence le xviiie siècle ? Pour des raisons historiques, on le sait (le bloc formé par le « siècle de Louis XIV »), la frontière des deux siècles est délicate (1700 ou 1715 ?). H. Coulet pose la question de cette « période de transition » des années 1690-1715 que des travaux majeurs comme ceux de René Démoris ont étudiée. Sans doute faut-il placer là une des naissances du roman moderne, avec des auteurs qui vont faire l’objet d’études plus approfondies, Fontenelle (qui, comme Voltaire, n’est pas romancier), Challe (qui utilise le déni de fiction qui sera pour longtemps la marque de fabrique du roman), et Lesage. Les récits de Challe présentent les lacunes dues à l’usage de la première personne : le narrateur ne peut raconter que ce qu’il sait. Cela contribue à l’univers d’incertitude que crée le roman (et à sa vraisemblance). Pour l’exploration de la vie intérieure, il faut attendre Prévost et Marivaux qui inventeront un nouveau roman dans les années trente, ce qu’on ne contestera pas à H. Coulet4. Ce qui intéresse l’auteur de ces articles touche à la fois aux questions narratives et à l’histoire des idées, et articule étroitement les modalités du récit et la psychologie, l’univers mental de l’auteur et de ses personnages, ce qu’il nous dit des hommes, sa philosophie, et très largement sa morale. Ce dont Marivaux est évidemment exemplaire.
Histoire du roman : la question des frontières
6La disposition chronologique invite à voir le roman dans son évolution et sa diversité, mais aussi dans ses rapports avec les autres genres, notamment les genres narratifs voisins comme le conte (par exemple les contes merveilleux de Louis-Sébastien Mercier, peu connus), le conte moral, qualifié de « monstre hybride » (p. 216), ou la nouvelle (celles de Florian)5. H. Coulet s’intéresse aux marges du roman, à ses frontières délicates (mais plutôt toujours du côté de la fiction), et à ses hybridités possibles dans un article pionnier sur « le roman théâtral » qui est un modèle d’érudition et une leçon de lecture des textes et qui lançait de nombreuses pistes. Les grands auteurs de romans du siècle sont étudiés dans des articles spécifiques sous des angles variés : Tencin, Marivaux, Prévost, Rousseau, Charrière, Sénac de Meilhan, Staël. Les libertins manquent un peu à l’appel, Crébillon, Laclos, et Sade6. Inversement, on sent des affinités avec certains auteurs comme Marivaux bien sûr, une vraie admiration pour Isabelle de Charrière, dont les textes sont remarquablement caractérisés par l’indécision, l’inachèvement, le non-dit, qu’H. Coulet ne se contente pas de décrire, mais qu’il explique par une triple dépendance des personnages, narrative, affective et matérielle. C’est que la littérature ne saurait être séparée de la vie, et H. Coulet s’étonne, a contrario, que Mme de Tencin ait mis si peu de sa vie dans ses livres, ce qui pourrait y expliquer la présence massive de topoï conventionnels, absents des ouvrages de Charrière. Les quatre articles consacrés à la Révolution s’interrogent sur l’absence fréquente de l’histoire contemporaine dans ces récits de fiction aussi variés que foisonnants sur lesquels H. Coulet annonce un travail à venir. L’hypothèse formulée est la suivante : « C’est le genre romanesque qui paraît avoir été le moins renouvelé par la Révolution, peut-être parce qu’il était devenu au cours du xviiie siècle le genre le plus expressif et le plus sûr de ses ressources » (p. 295). À côté de romans totalement méconnus, exhumés avec une sorte de jubilation (l’érudition de l’auteur est un des grands attraits du livre : on y apprend beaucoup !), H. Coulet renouvelle également l’analyse de textes plus célèbres et plus étudiés, comme L’émigré de Sénac de Meilhan qui est sans doute un des chefs d’œuvre de l’époque révolutionnaire, associant réalisme documentaire et romanesque sentimental. H. Coulet y observe l’abondance des citations et des emprunts qui permettent aux personnages, ainsi qu’à l’auteur lui-même émigré, de « reconstituer leur univers mental, de sauver leur identité » (p. 311).
7On retrouve la même ampleur de vue dans l’article consacré à « Révolution et roman selon Mme de Staël » qui examine les convergences entre les textes de Staël parlant des romans (De la littérature, De l’Allemagne) et les romans eux-mêmes7. Si l’argument de l’utilité morale des romans, avancé par Staël, ainsi que le schéma de ses deux romans (« l’impossibilité profonde d’un amour, même lorsque les interdits sociaux peuvent être surmontés ») ne sont pas vraiment nouveaux, H. Coulet caractérise très remarquablement la mélancolie profonde de l’œuvre staëlienne. Il relève l’absence de la Révolution, sauf dans le dénouement écarté de Delphine, à la différence du Faublas de Louvet, par exemple. Chaque étude vaut ainsi pour la singularité de l’auteur considéré, mais celle-ci est constamment mise en relation avec d’autres qui l’éclairent comme en témoigne l’ultime rapprochement entre Diderot et Camus.
***
8Si Henri Coulet ne veut rien démontrer, et rejette tout dogmatisme, il s’engage véritablement dans ces études du roman, comme lecteur et comme critique, réhabilitant telle œuvre oubliée ou mineure, mettant à sa place telle autre, plus conventionnelle et moins touchante. Car le roman, pour être une fiction, n’en a pas moins prise sur la vie et vaut aussi par sa vérité, ce qui fait le paradoxe de ce genre multiforme, qui se dissimule sous des identités diverses et brouille ses frontières. L’auteur nous emmène en territoires romanesques, dessinant leurs contours mouvants et leurs formes indécises, et nous invitant à la découverte.