Exil(s) — mode(s) de vie ?
L’étrangeté – condition universelle de la vie ?
1Dans un monde de l’ouverture et du partage1, avons-nous appris à comprendre « comment peut-on être persan2 » ? Si Jean-Paul Sartre voyait l’Enfer dans autrui3, pouvons-nous affirmer que la contemporanéité reprend et accentue cette idée ou, au contraire, qu’elle la diminue jusqu’à l’oubli total ? Le mouvement et la vitesse, vécus sous le signe du progrès et emblématiques pour la société postindustrielle présentée par Jean Baudrillard4, sont des signes vides comme tous les éléments du postmodernisme car ils ont valeur d’échange5 ; dans leur ambiguïté, ils peuvent prendre des formes extrêmes, voire tragiques, parce qu’ils multiplient les images d’autrui ; le vertige est le résultat de la confrontation avec cet Autre monstrueux et omniprésent. En tous cas, l’étranger est un problème pour la société actuelle.
2Linda Lê interroge dans son passionnant livre Par Ailleurs (Exils) paru chez Christian Bourgois en 2014 la condition de l’étranger et la relation à autrui ; l’essai de L. Lê, dense, nuancé et bien documenté pose la question de l’identité ; nous lisons en filigrane la question qui hante tout le texte : comment peut-on être chez soi ? Cette interrogation vient naturellement si nous prenons en compte le riche inventaire d’hommes de culture — qui traitent de l’amère étrangeté dans leurs écrits ou la subissent dans leur vie — mentionné dans l’étude ; Joseph Conrad, Albert Cohen, Emil Cioran, Gregor von Rezzori, Ovide, Herman Hesse, André Gide, Edward Saïd, Berlot Brecht, Victor Segalen, Imre Kertész, Jean Améry, Klaus Mann, Robert Antelme, Benjamin Fondane, Mariana Tsvetaeva, Alejandra Pizarnik, Tzvetan Todorov, Paul Gaugain, Georges Perec, Hector Bianciotti, Lorand Gaspar, Maurice Blanchot, etc. sont seulement quelques personnalités qui ont été confrontées — dans le discours ou dans la vie — à la condition de l’exilé. Aborder le thème de l’aliénation de l’individu sans établir de critères – soit géographiques, soit temporels – souligne la volonté de l’écrivain de mettre au premier plan l’universalité de cette condition humaine. Cette idée est reprise par le choix du titre où le pluriel « exils » accentue la prolifération des cas d’isolement et d’aliénation connus dans l’histoire de l’humanité. De plus, cet isolement n’est pas le privilège d’une caste qui aurait une sensibilité plus accentuée : L. Lê cite des artistes (écrivains, dramaturges, peintres, etc.) aussi bien que des médecins comme Lorand Gaspard ou autres. Même si l’étrangeté est liée dans la plupart des cas aux hommes de culture, fait expliqué par leur appel fréquent aux différents supports et symboles pour s’affirmer pleinement, elle ne leur appartient pas de manière absolue.
3L’auteur ne nous propose pas un regard passéiste : elle n’emploie pas un ton nostalgique pour évoquer une période exceptionnelle pour les individus, un âge d’or qui ne présenterait pas de situation d’exil (plus ou moins imposé) ; le mélange des époques — Ovide est cité sur le même plan que Todorov ou d’autres hommes de culture du xxe siècle — et des régions géographiques – nous rencontrons dans l’inventaire des exilés des Autrichiens comme Gregor von Rezzori, aussi bien que des Juifs comme Perec ou des Suisses comme Albert Cohen — dans la liste des personnalités liées au thème de l’exil fait voir la relativisation du point de vue de L. Lê. Sans être exhaustive, l’étude qu’elle propose aborde à la fois une approche critique et analytique par la juxtaposition de la voix des autres — illustrée par les citations — à ses propres commentaires ; toutefois, le subjectivisme du point de vue est bien utilisé — la multitude des cas traités (nous avons déjà signalé les nombreuses personnalités dont elle parle) nous donne l’impression d’une sorte d’objectivation de la perspective.
4Un aspect intéressant de l’essai de L. Lê est sa dimension interdisciplinaire : sans adhérer à un domaine de recherche spécifique, Par Ailleurs. (Exils), se trouve au carrefour des analyses littéraires, sociologiques ou sociopolitiques ; par sa perspective ouverte sur la société, le livre peut s’encadrer dans les études culturelles ; nous reconnaissons un aspect essentiel de ce type d’études, à savoir l’équilibre entre la théorie — présente sous la forme des maximes ou des phrases généralement valables — et l’analyse des cas concrets. De plus, l’écriture fragmentaire recrée au niveau textuel le thème de l’étude : les pages réservées à chaque personnalité sont des îlots discursifs ; liées par le thème — la place de l’étranger et de l’exil —, les analyses se différencient chacune par la façon dont l’exil y est perçu et vécu.
L’étrangeté & la peur de l’inconnu
5Si L. Lê nous fait voir que la condition de l’étrangeté n’est pas propre à une certaine époque culturelle, elle nous pose la question de la raison de cette manifestation : pourquoi l’étranger est-il si mal vu ? Quand a-t-on commencé à fuir des barbares ? Ici, encore une fois, nous n’avons pas une réponse précise car l’essayiste cite plusieurs raisons qui déterminent le regard réticent sur autrui ; parmi les causes énumérées nous retrouvons à l’aide du roman de Joseph Conrad, Amy Foster, « l’intolérance instinctive, la tendance à ériger ses propres valeurs en modèles, l’aversion pour ceux qui s’écartent des règles admises, l’assimilation de l’étranger au démon […] » (p. 11) ; les raisons de la haine envers celui qui est étranger sont multiples : il y a des raisons concrètes, sociales liées au dépassement des règles établies par une communauté aussi bien que des raisons mystiques — comme le rapprochement de l’étranger du côté maléfique, de la part du Mal — ou des raisons plus subjectives, présentes dans l’imaginaire d’une société — l’étranger est nié ou dénigré parce qu’il est tout simplement différent — ; quelles que soient les raisons du regard sceptique posé sur les étrangers, toutes expriment indirectement la peur pour ce qui est inconnu, la terreur pour ce qui a un autre rapport à l’univers, etc.
6L. Lê analyse ce sentiment de peur suscité par l’étranger tout en évoquant le propos de Maurice Blanchot qui affirmait que « Autrui […] est ce que je ne puis atteindre, “ce qui échappe a mon pouvoir et ainsi le sans-pouvoir, l’étranger et le démuni”, mais aussi celui qui “m’accable, m’encombre, me défait”, me met en question jusqu'à “me dénuer de moi”. » (p. 21) Autrui effraye parce qu’il est différent, parce qu’il est un hors-nous ; s’il est autrement structuré, il peut vouloir nous annuler pour s’imposer, pour nous conquérir, pour affirmer sa suprématie, etc. Il génère l’incompréhension parce qu’il ne respecte pas les mêmes règles et n’adhère pas aux mêmes valeurs que nous ; au lieu d’avoir un mouvement concentrique, il suit un mouvement centrifuge : il s’éloigne de la norme. La peur d’étranger c’est la peur d’inconnu : comme le disait Blanchot, Autrui nous « échappe » ; il prend la figure de l’ennemi et par là il fait appel à la défensive. La relation avec Autrui est généralement vécue comme une confrontation : un rapport de pouvoir, voire de force, transparaît dans la représentation de celui qui est différent.
7Cette xénophobie absolutisée se traduit sous la forme de l’équation inégale établie entre le maître et l’esclave. L’étranger doit être dominé parce qu’il est soit « une erreur de la nature » (p. 11) soit « le semeur de division » (ibid.) ; au nom de la cohésion sociale et de l’harmonie, le différent est annulé. De plus, l’étranger est inconfortable : « il nous remet en question » (p. 28) ; s’il se manifeste autrement, il nous montre qu’il y a d’autres manières d’être au monde ; c’est pourquoi, par la multitude de perspectives qu’il présente, il nous déstabilise et nous décentralise. L’étranger appartient au mouvement : il propose une esthétique de la rupture et du dépassement qui est fortement inconfortable.
L’étrangeté — mode d’emploi6
8Une question essentielle est adressée à l’étranger : quand prend-il conscience de sa nature ? Y a-t-il un âge spécifique pour l’apparition du sentiment de sa condition d’étranger ? Nous avons vu que pour celui qui domine la situation, l’étranger naît au moment où la peur d’inconnu s’insinue ; quant aux représentations que l’étranger se fait de lui-même, Linda Lê passe en revue plusieurs possibilités : il y a d’une part, ceux qui se découvrent étrangers très tôt (le cas de Gregor von Rezzori) et d’autre part, ceux qui s’approprient l’étrangeté au fur et à mesure que leur vie se déroule ; dans cette dernière catégorie, nous trouvons ceux qui se sentent étrangers parce qu’ils n’aiment pas leur langue maternelle, et par conséquent, ils apprennent de nouvelles langues (Louis Wolfson, l’« étudiant de langues aliéné7 » (p. 131), qui ne s’identifiant pas à la langue anglaise, se met à apprendre « le français, l’allemand, le russe et l’hébreu » (p. 131) ; ceux qui vivent leur étrangeté comme une victoire (la possibilité d’exprimer sa liberté d’expression : l’« affrontement » (p. 48) du système totalitaire d’Imre Kertész, la « résistance » (p. 50) dans les camps SS représentée par Robert Antelme, Herman Hesse et Klaus Mann et l’éloge de la différence (p. 30) dans un univers politique dogmatique, André Gide et le « dépaysement » comme valeur (p. 31), Benjamin Fondane et son choix d’être un paria), aussi bien que ceux qui la vivent sous un mode tragique (Ovide et son exil à Tomis (p. 18), Jean Améry et l’« aliénation de soi qu’est le mal du pays » (p. 45), Kateb Yacine et l’exil vu comme la perte de la mère et de la langue maternelle (p. 86).
9L’étrangeté est problématique parce qu’elle peut apparaître partout et à tout moment. De plus, L. Lê attire notre attention sur le fait qu’il faut envisager, quand nous parlons d’exilés, la direction des forces qui concrétisent le rapport d’exil : autrement dit, nous devons distinguer entre l’exil voulu et l’exil imposé. D’ailleurs, ces deux formes d’exil ont des conséquences différentes sur celui qui est étranger ; nous croyons, même si l’essayiste ne l’affirme pas directement, que l’exil désiré est un prolongement ou une réinterprétation de l’esthétique romantique de l’auteur maudit ou du génie isolé dans sa tour d’ivoire : il y a une suprématie de la souffrance ; Pavese offre un exemple éloquent : il accepte « d’être en quelque sorte en exil parmi ses semblables et ainsi de faire œuvre dans une espèce de hautaine solitude » (p. 158) ; l’exil est vécu comme une victoire surtout par les artistes qui s’érigent contre la doxa et qui vivent l’écriture comme exil. Par exemple, Robert Laporte est au ban de la société car il choisit « l’inconfortable posture du novateur qui ne transigeait pas » (p. 140) ; un autre exemple est fourni par Thomas Bernhard qui « avait dit qu’il écrivait des livres par pur esprit de contradiction à l’égard de lui-même et parce qu’il désirait vivre en état de permanente opposition » (p. 152). Mais il n’y a que l’écriture qui participe à la promotion de la différence comme une importante valeur sociale ; être différent est une réussite aussi bien dans le cas d’un monde uniforme, leçon soutenue par André Gide et Herman Hesse dans leurs éloges de la spécificité et de l’individualité dans un univers de la stéréotypie. La résistance aux formes politiques totalitaires (les camps de concentration et l’hitlérisme) est ressentie comme une victoire par Marina Tsvetaeva aussi bien que par tous ceux qui n’adhérent pas à l’idéologie politique criminelle.
10La dimension négative de l’exil est mise en scène lors de la présence agressive d’un tiers dans l’équation individu-monde ; l’exil est un drame à chaque fois qu’il est imposé par une force extérieure : soit une puissance politique (le cas d’Ovide) soit une puissance sociale (le personnage de Joseph Conrad dans Amy Foster qui est mis au ban de la société parce qu’il est différemment articulé). Berlot Brecht mentionne un aspect intéressant du portrait de l’exilé ; en niant son titre d’émigrant – car il soutient que l’exil lui a été imposé, il ne l’a pas choisi — il ouvre la question sur l’identité fragmentée des exilés. Cette situation est très bien synthétisée par L. Lê :
Sans renier leurs origines, ils sont des hybrides, à cheval sur deux mondes, particulièrement lorsqu’ils ont abandonné leur langue maternelle pour mieux maîtriser la langue de leur pays d’adoption. (p. 55)
Exil — exils — chez soi ?
11Un autre aspect important de la condition d’étrangeté examiné dans l’essai est la possibilité de vivre en dehors de l’exil. L’essayiste se demande si, au xxe siècle, il est possible de vivre chez soi.
12Heureux ou malheureux, l’exil peut se vivre à l’intérieur aussi bien qu’à l’extérieur ; il est soit une fiction, un fantasme, soit une réalité, une présence physique et matérielle. Que l’exil soit en lien direct avec la langue, est un fait bien mis en évidence par Cioran qui affirme qu’« on n’habite pas un pays, on habite une langue » (p. 93). La dimension identitaire, organique, de la langue maternelle transforme l’écriture, le texte, dans une patrie pour les exilés comme le soutient Adorno : « Pour qui n’a plus de patrie, l’écriture peut devenir le lieu qu’il habite » (p. 82). Par sa force de dépaysement, la lecture représente la condition de l’étrangeté par excellence ; elle compose un ailleurs peuplé de revenants ; L. Lê fait voir les avantages de l’exil proposé par l’écriture : « Lire, c’est aussi s’exiler dans des ailleurs pour mieux revenir vers soi » (p. 60) ; nous voyons que les exils choisis apportent l’enrichissement de soi dans un mouvement circulaire déroulé entre nous et Autrui. Dans ce cas, la relation entre les deux entités perd la dimension de confrontation : elle devient une vraie rencontre. Sans vivre dans un univers fictif, Vladimir Nabokov se voit promu par son exil au rang de « citoyen de l’univers ».
13L. Lê, avec son esprit plein de nuance, auquel elle nous a habitué depuis le début de l’étude, analyse l’exilé en lien avec les forces obscures ; il peut devenir un voyant, un individu qui démystifie le rationnel par l’utilisation d’une autre logique :
Créer, pour ces outsiders, implique de cultiver sa sauvagerie intérieure, qui favorise la démystification du rationnel, la manifestation de phénomènes occultes, l’apparition de trajectoires dévoyées […]. (p. 55)
14Une figure d’exilé-voyant nous est proposée : Pessoa qui vit « du rêve, dans le rêve et pour le rêve » (p. 153) tout s’exilant « de lui-même » (p. 133)
15Les multiples facettes que l’exil prend, nous font affirmer avec Imre Kertész que l’étrangeté est la condition par excellence de l’homme du xxe siècle. Toutefois, il est dangereux de vivre en exil : « Dans sa situation d’isolement, l’exilé, s’il n’y prend pas garde, risque de se renfermer en lui-même, devenant réfractaire à toute acculturation » (p. 20). La stabilité dans sa forme extrême, à savoir la rupture totale d’avec la société, réduit l’individu : il n’arrivera jamais à s’exprimer dans sa plénitude.
Le texte — La patrie des apatrides
16Le rebelle, le révolté, le différent, l’exilé, l’oustcast, l’aliéné, l’étranger, etc. sont des noms que la société a forgés pour désigner ce qui lui échappe et, par conséquent, ce qui l’effraye. Cette terreur de la différence connaît un intérêt de plus en plus grand dans les études culturelles, sociologiques ou politiques de la postmodernité depuis la décolonisation ; la préoccupation pour la traduction d’autrui est bien illustrée par les études européennes (Todorov s’interrogeait déjà en 1982 sur la relation entre Nous et les autres ; dans ses ouvrages il va reprendre ce thème de la vie commune8) ou américaines (et nous pouvons y citer la multitude d’études dédiées à la narration historique qui replace autrui dans l’imaginaire social : Edward Said, Gayatri Spivak, Linda Hutcheon, etc.). C’est dans cet effort de compréhension d’autrui qu’il faut situer le livre de Linda Lê ; toutefois, son étude propose une approche originale du thème de l’étranger. Il s’agit pour cet écrivain de passer en revue la multitude de formes d’exil existant au xxe siècle pour nous montrer que, dans un monde en continuel mouvement, nous n’échappons pas à la condition de l’exilé. Cela nous rappelle la perspective de Julia Kristeva qui parler d’un monde où nous sommes « étrangers à nous-mêmes » mais L. Lê ne s’arrête pas là ; elle offre le texte, l’écriture, comme un exil heureux, comme une solution à l’isolement vécu tragiquement par son exergue tiré de L’Écriture du désastre de Blanchot : « Qui écrit est en exil de l’écriture : là est sa patrie où il n’est pas prophète ». Par Ailleurs. (Exils), en dialogue avec l’histoire de l’humanité, essaie de dresser le portrait atemporel de l’exilé que nous ne cessons pas de représenter malgré nos attaches : riche, complexe et formidable, cette étude est un point de départ dans l’interrogation du rapport à soi et à autrui.