À la lumière de l’Oulipo
Une somme ouverte
1Cette étude dresse un vaste panorama de l’Ouvroir de littérature potentielle. Elle se compose de deux parties : la première analyse les modèles imaginaires et réels de l’Oulipo, tandis que la deuxième tente de cerner les traits de la poétique oulipienne. Les références à d’autres critiques sont abondantes et font de ce travail une somme, un état des lieux exhaustif de l’Oulipo dans la recherche tout en posant des hypothèses de lecture novatrices pour dépasser le cadre habituel de ses modèles. Un index et une riche bibliographie en font un outil de travail efficace. Si la première partie constitue ainsi davantage un bilan, la deuxième est tournée vers des tracés novateurs voire risqués du mouvement. Les titres sont souvent sous forme de questions. Il s’agit de mettre en situation l’Oulipo dans l’histoire littéraire, de questionner sa place et sa poétique par rapport à d’autres écritures poétiques. Le parti pris méthodologique est clairement théorique :
En 2010, l’Oulipo a fêté son cinquantième anniversaire. Le moment semble désormais venu […] d’un retour théorique et critique, sur cette drôle d’avant-garde. (p. 7)
2Une avant-garde devenue entretemps classique (p. 94).
3Le livre s’appuie sur les figures majeures du mouvement ainsi que sur des voix moins connues. « Un tel parcours — qui ne se limitera pas aux œuvres désormais canoniques de Georges Perec, Raymond Queneau et Jacques Roubaud — permettra de montrer à quel point le « formalisme » oulipien dépasse le champ d’expérimentation ludique auquel on le cantonne » (annonce la quatrième de couverture). L’auteur évoque à ce propos son désir de faire une « histoire formelle » de l’Oulipo (p. 12).
4Deux traits fondamentaux traversent le livre et se présentent comme deux hypothèses de lecture. Le premier concerne les liens que l’Oulipo entretient avec le passé. Loin de faire table rase de l’histoire formelle, l’Oulipo en hérite largement. Chr. Reggiani revient souvent sur le principe de « plagiat par anticipation » défini par François Le Lionnais. En ce sens, elle montre les liens entre l’Oulipo et la poésie de la Renaissance par exemple, après avoir dégagé ceux de l’ancienne rhétorique.
[A]doptant, à l’instar de leurs prédécesseurs de la Renaissance, la posture d’héritiers de Pétrarque, pour faire pièce aux discontinuités de l’histoire, les Oulipiens deviennent à leur tour des poètes renaissants. (p. 124)
5Le deuxième questionne les conditions de possibilités d’un « lyrisme oulipien ». Ce rapprochement, audacieux, s’appuie précisément sur ces liens au passé et au désir de « re-création/récréation » (p. 116). Il s’agit d’un lyrisme plus impersonnel qui renoue avec les thèmes chers au lyrisme, comme l’amour et la politique. Surtout, le lyrisme naît de l’art de la contrainte aux sources de l’Oulipo. Le chant s’appuie sur les modèles constitutifs de l’Oulipo.
En somme, si la poésie oulipienne a dû, comme d’autres, renoncer à fonder l’autorité de son discours sur un lyrisme personnel devenu par trop problématique, pour lui préférer, notamment, l’énergie impersonnelle de la combinatoire, elle n’en propose pas moins à ses lecteurs l’expérience d’un sublime qui fonde ainsi ce que j’appellerais volontiers, en empruntant cette dénomination au domaine des arts plastiques, l’abstraction lyrique du poème oulipien. (p. 115)
6Il y a, selon Chr. Reggiani, dépassement de l’aporie constatée par Adorno après la Seconde Guerre mondiale, dénonçant pour une part l’impuissance du poème face au désastre, et exigeant par ailleurs une parole poétique pour résister à ce désastre. Cette référence permet de replacer l’Oulipo à la lumière des mouvements de pensée de la seconde partie du xxe siècle.
De l’art du portrait
7Pour mieux comprendre les enjeux et l’approche de ce lyrisme oulipien, l’auteur revient sur les différents modèles et postures de l’artiste en traçant les contours de son visage. Elle utilise en outre à deux reprises le terme de « portrait », en ouverture et en clôture de son texte, pour tenter de rendre compte des traits poétiques de l’oulipien. C’est « le portrait de l’artiste en mathématicien » qui semble faire écho ainsi au « portrait de l’artiste en poète : paradoxes de l’auteur roubaldien ». Des modèles nous sommes passés au « poète » avec un exemplum final, qui permet d’affiner l’approche générale théorique en se confrontant au texte.
L’Oulipo naît, avec Queneau et Le Lionnais, de l’idée que la littérature pourrait emprunter aux structures mathématiques : il y a là, sans doute, l’indice d’une perte de confiance dans les pouvoirs des langues naturelles. (p. 43)
8L’idée de combinatoire prolonge le rêve pythagoricien du nombre et compense cette perte de confiance dans la langue qui retrouve ainsi une assise dorée… Les mathématiques deviennent non seulement l’objet même des discours littéraires mais aussi l’objet de réécritures, « la transformation de textes préexistants selon des règles données — pratique chère à l’Oulipo — ayant parfois pris pour objet des textes mathématiques. » (p. 39) Ce rêve est d’abord celui de Paul Valéry, puis celui de Raymond Queneau avant de devenir celui de Jacques Roubaud. « Bourbaki porte ainsi le masque de Pythagore, la référence mathématique désignant au fond, par-delà les structures, une harmonie nécessaire » (p. 43). Ces modèles renvoient alors pour Chr. Reggiani à la figure de Lazare en littérature.
9Les contraintes s’attachent cependant aussi à un autre modèle scientifique, biologique, qui rend compte de la vie des formes et de leur lien à la rhétorique.
S’agissant du genre, la métaphore essentielle est celle, d’ailleurs topique, de la germination (dont témoigne, notamment, le « Second manifeste » de Le Lionnais). Quant à l’œuvre, le registre métaphorique oulipien privilégie nettement l’organique. (p. 67)
10Le vitalisme des formes propre à l’Oulipo se trouvera représentée par l’auteur avec la figure du coureur de bicyclette et de son corps en mouvement. Le portrait se précise ainsi au fur et à mesure de la lecture par de nombreuses images pour dépasser le simple lien métaphorique. Les exemples de Perec et de Roubaud viennent enrichir à nouveau l’analyse. Le lien avec la rhétorique s’impose alors comme une nécessité intrinsèque.
Il serait facile de faire voir en « l’ancienne rhétorique » (pour reprendre l’expression de Barthes) – aussi bien qu’en la « Grande Rhétorique » de la fin du Moyen Age — un « plagiat par anticipation » des pratiques oulipiennes de l’écriture, la contrainte constituant dès lors, de manière réflexive, une formalisation de l’éclectisme empirique des collections de préceptes qui l’ont précédée. (p. 77)
11Ces contraintes, dévoilées ou non, la question n’ayant jamais été tranchée au sein de l’Oulipo, impliquent une oralité. De la lettre, nous passons au modèle de la voix, qui fait sens pour évoquer un lyrisme impersonnel. Il faut évoquer l’oralité des textes de l’Oulipo, les lectures publiques mais aussi les conférences roubaldiennes, dont l’oralité « s’inscrit pleinement dans un tel imaginaire » (p. 83). L’approche de l’oralité est multiple et confère à l’auteur un nouvel argument pour étayer sa thèse.
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12Si les exemples ne se limitent pas à ceux de Roubaud, et s’ouvrent à des auteurs moins connus, ils aboutissent cependant à en dresser le portrait modèle. Le dernier chapitre étant consacré à cet auteur. Christelle Reggiani s’appuie à nouveau sur deux figures extérieures pour rendre compte des contradictions à l’œuvre chez Roubaud : Pythagore et Simonide.
Il s’agira, pour l’heure, de confronter ces deux modèles contradictoires — opposant la rupture et la continuité — du rapport de la prose à la poésie pour éprouver ainsi l’idée d’un unité (de l’ordre, le cas échéant, d’une poétique) de l’écriture roubaldienne. (p. 128)
13Le premier rattache l’œuvre de Roubaud au modèle mathématique, tandis que le second, poète professionnel et inventeur de l’art de la mémoire, rappelle l’idée de « plagiat par anticipation » qui signifie pour Roubaud que « la poésie est mémoire de la langue » (p. 129).
14Sans revenir sur le détail de cette présentation ultime, il est important de relever ces références qui situent toujours l’Oulipo à la lumière de l’histoire littéraire et qui en font une référence à leur tour, une nouvelle lumière dans les mouvements qui ont traversé cette histoire.
15Surtout, on constate « à quel point le goût des formes » oulipien dépasse le champ de l’expérimentation ludique auquel on le cantonne (et il se cantonne) lui-même — trop souvent. Il s’agit bien davantage, selon la conclusion de cette étude, de « (re)donner une forme au Temps », (p. 149) en s’appuyant sur une conception proustienne et architecturale de la contrainte. Ce sont les enjeux de la contrainte qui sont revus à la lumière d’une quête relevant de la modernité des approches de l’histoire littéraire.