De l’acteur à l’auteur : le cas Marot
In memoriam Gérard Defaux
1Poète majeur du début du XVIe, Clément Marot n’est jamais à sa place. Rejeté par la Pléiade du côté des « vieilleries poétiques » du Moyen-Age, il est considéré comme l’héritier des rands rhétoriqueurs ; poète « badin » selon Boileau, il est également le traducteur des psaumes en français. Florian Preisig, dans son ouvrage Clément Marot et les métamorphoses de l’auteur à l’aube de la Renaissance, paru aux éditions Droz en 2004, a choisi de partir des contradictions de Marot et d’analyser l’œuvre du poète sous l’angle du pluralisme, qualifiant le poète de véritable « Protée ».
2À partir du cas de Marot, M. Preisig montre comment se crée au début du siècle la notion d’auteur : les écrivains se désignent comme des « auteurs » et non plus comme des « acteurs » ou des « rythmeurs » comme le faisaient les grands rhétoriqueurs. Marot est à la charnière des deux époques et assure une transition entre deux episteme, comme le rappelle l’auteur, reprenant les thèses bien connues de Michel Foucault. M. Preisig montre comment l’idée d’une voix individuelle –celle de l’auteur – prend son essor à cette époque : la création littéraire devient plus intérieure, plus personnelle. Cette évolution que Gérard Defaux avait souligné dans son ouvrage Marot, Rabelais, Montaigne, l’écriture comme présence, Florian Preisig en retrace le parcours à travers trois thèmes qui constituent les trois chapitres de son ouvrage.
3Le premier chapitre « Entre je et nous » replace Marot dans un contexte historique capital pour comprendre l’évolution de la notion d’auteur : celui du développement de l’imprimerie en France et celui de la poésie des courtisans cherchant des mécènes. Ce changement technique a des conséquences d’ordre esthétique : le livre peut être destiné à plus d’un lecteur, les auteurs cherchent à affirmer leur autorité et font figurer leur nom sur le frontispice de leur livre, rendent leurs œuvres plus personnelles. La démarche du critique s’élève de cet examen des realia, des conditions concrètes de fabrication de l’objet-livre à une analyse de la représentation du poète dans les œuvres.
4Le deuxième élément essentiel de cet arrière-fond, c’est le succès des Grands rhétoriqueurs, poètes réputés impersonnels, écrivant pour des mécènes, « acteurs » plus qu’ « auteurs » pour employer les termes de l’époque. Ces poètes qui se connaissaient entre eux et qui entretenaient une correspondance (comme Crétin et Molinet) manifestaient un certain « corporatisme de fait » (p 42), un groupe de confrères et rivaux qui travaillaient quelques fois à des recueils collectifs comme La Couronne Margariticque coordonnée par Lemaire de Belges ou les fleurs de poésie française. Pour eux, la création n’est pas à proprement parler une affaire d’individu mais plutôt un métier.
5Cette mise en contexte permet de rafraîchir le portrait de Marot. Contrairement à l’idée commune — forée par Ronsard — qui fait de Marot un continuateur des Grands rhétoriqueurs, Florian Preisig insiste sur la révolution que Marot a introduite dans le monde poétique du début du siècle. Fils du Grand rhétoriqueur Jean Marot et élève de Lemaire de Belges, Clément Marot rompt cependant avec la poétique de ses prédécesseurs par sa « voix simple », présente son recueil L’Adolescence clémentine comme un ouvrage personnel, contrairement à la tradition des recueils et anthologies collectives fort répandues à l’époque des rhétoriqueurs. Florian Preisig va jusqu’à dire que toute l’œuvre de Marot peut se lire comme « une peinture du moi » (p27). Il ne nie pas cependant les héritages des Grands rhétoriqueurs chez Marot : Marot a lui aussi participé à des ouvrages collectifs et a pratiqué des genres codés comme les rondeaux. Il s’agit de montrer Marot dans l’entre-deux.
6L’analyse de Preisig s’appuie ensuite sur les textes mêmes de Marot et montre comment se constitue un dialogue intertextuel entre le poète et ses illustres prédécesseurs (dont son père) dans les premiers rondeaux de L’Adolescence clémentine, qui ont une valeur métapoétique et font figure de marche à suivre pour composer des rondeaux. Mais parallèlement à cette idée du métier poétique comme savoir-faire que l’on peut acquérir par la pratique, s’implante l’idée d’une hiérarchie entre de mauvais poètes souvent restés anonymes et bons poètes qui se proclament inspirés. La Pléiade reprendra cette idée de l’inspiration. Le critique va jusqu’à parler d’une « autonomisation du champ littéraire à l’époque ». Et M. Preisig explique que « si Marot et ses amis n’ont pas écrit d’art poétique, ni formé d’école, c’est parce que l’espace littéraire était en construction à l’époque ».
7Ainsi, la démarche du critique s’élève de cet examen des realia, des conditions concrètes de fabrication de l’objet-livre à une analyse des liens réels entre les poètes et passe ensuite, dans le deuxième chapitre du livre, à une analyse de la représentation du poète dans les œuvres.
8Le second chapitre, « La figure de l’auteur », traite plus particulièrement des œuvres de Marot et des figures qu’il utilise pour se représenter à travers celles-ci. La poésie marotique se présente comme un discours intérieur, comme la transcription des paroles du poète, suivant la tendance logocentrique identifiée par G. Defaux chez les écrivains marqués par l’évangélisme du début de la Renaissance. Mais M. Preisig dépasse donc les impasses d’une critique biographique et historique qui se contenterait de voir dans l’œuvre une autobiographie plus ou moins véridique et montre comment le portrait de soi est informé par des modèles littéraires inspirés de l’Antiquité. Ces représentations oscillent entre des modèles bas ou majestueux : ainsi, Marot joue sur son nom et l’écrit tantôt « maraud », voleur, homme de basse extraction, tantôt Maro, se rapprochant ainsi du grand Virgile, prince des poètes. Ainsi, L’Enfer de Marot serait une réécriture du livre VI de L’Enéide. Le poète s’identifie au poète dépourvu comme Horace, au poète exilé comme Ovide. De plus, M. Preisig creuse ses images et découvre que par-delà l’intertexte antique que l’on retrouve dans la figure du berger du début de l’Adolescence clémentine (traduction de l’églogue de Virgile), il y a un intertexte religieux : celui du sermo humilis qui s’inspire de la sancta simplicitia du Christ. Mais les protestations d’humilité n’ont pas toujours un sens évangélique.
9On ne peut qu’approuver la finesse du critique qui cherche derrière les images du poète plusieurs référents littéraires ou historiques, contemporains ou antiques qui s’entremêlent et se superposent. Cette analyse des représentations permet de rejoindre les grandes questions théoriques sur le statut de l’auteur au début de la Renaissance.
10C’est l’objet du troisième chapitre de l’ouvrage, « De l’artisan au poète inspiré »,où Florian Preisig analyse les transformations évangéliques des modèles antiques : dans l’Eglogue au Roy de 1539, le poète reprend le modèle virgilien mais sur fond évangélique et le récit de sa carrière poétique correspond à ce que veut entendre le Roi.
11Marot reprend l’idée d’une inspiration visionnaire et orphique dans l’églogue : c’est en voyant la nature qu’il est inspiré mais c’est une expérience sacrée et non profane, même si Marot ne parle pas de l’inspiration en termes néo-platoniciens comme le fera Ronsard. Ainsi, l’églogue, œuvre tardive de Marot, montre le passage de la conception traditionnelle du poète-artisan à celle du poète inspiré.
12En définitive, Marot est fait de tensions et de contradictions. Son écriture montre plusieurs persona et diverses tentations : une tentation épique, une tentation burlesque, une tentation chrétienne. Le masque chrétien semble être le plus profond : en cela, Florian Preisig rejoint les travaux de Defaux, qui lie la découverte de l’intériorité et l’écriture du cœur à la Réforme. Cette écriture aboutit à un effacement devant Dieu et au silence, Marot finissant son œuvre par la traduction des Psaumes.
13Ainsi, l’ouvrage de Florian Preisig jette des ponts entre le contexte historique et poétique du début de la renaissance et l’œuvre de Marot ; l’analyse des représentations internes du poète débouche sur des questions théoriques sur le statut de l’auteur, rejoignant ainsi des critiques éminents comme Foucault et Defaux. Cette démarche, du concret vers l’abstrait, semble donc particulièrement fructueuse et convaincante. Marot devient à la fois le dernier représentant de l’esthétique médiévale et le premier moderne. Quoi de plus flatteur pour celui que ses pairs nommaient le princeps poetarum, à l’instar de Virgile ?