Hypothèses de non‑savoir
1Le pari du livre réuni par Muriel Pic, Barbara Selmeci Castioni et Jean‑Pierre van Elslande était difficile1. Il s’agissait pour ainsi dire de prendre Bataille au mot lorsque définissant l’effort de L’Expérience intérieure, et semblant assigner par là même une spécificité à l’écriture littéraire, il parlait de « non‑savoir ». Prendre au mot Bataille, en ce mot qui fleure l’artefact de pensée, presque le néologisme, mais qui retrouve aussi, dans l’écriture où il vient faire surface, une tradition pluriséculaire, celle de la mystique, et demande qu’il soit pensé quelque chose de ce rapprochement. Prendre au mot Bataille, donc, pour se donner les moyens de relire la littérature et son histoire, et d’y découvrir une tendance autonome, aperçue probablement déjà au milieu d’autres revendications, mais jamais pensée pour elle‑même, et où la littérature peut‑être aussi pense sa spécificité, sa situation.
2Le livre rassemble une vingtaine d’articles, qui rencontrent chacun un problème ou une forme du non‑savoir. La période couverte est considérable, et court du xviie siècle au xxie. Il s’agit à la fois d’arracher le non‑savoir à son moment batailléen, d’en observer les formes, les méthodes, les conditions, tout en se donnant les chances, par l’effet de ce nom donné, de découvrir des parentés, des permanences, des héritages. La composition du recueil privilégie le pragmatisme plutôt que le système. Dès lors, la réussite du livre se mesure à sa très grande cohérence, aux incessants recoupements qu’il opère, autant qu’à un certain tremblement laissé irrésolu. Ce tremblement est vraiment celui de son objet, que le livre aura reconnu comme condition de son authenticité — et comme contestation de son propre pouvoir.
Le non‑savoir en situation
3La première difficulté tenait probablement à la réussite même de la catégorie proposée par Bataille : ne pas savoir est une revendication qui parcourt la littérature, dans ses formes et dans son histoire. Paradoxe remarquable : ce livre sur le non et l’exercice d’une certaine ascèse doit aussi faire le constat de l’abondance des situations et des figures par lesquelles ce non se dit. Mais cette richesse d’inventaire, où les contours du non‑savoir peu à peu se dessinent, est aussi contrainte : car entre le fou ou l’halluciné ou l’idiot (qui n’est pas l’imbécile), à côté de l’enfant ou de l’enfante, du saint et de la sainte, à côté du pauvre, du sauvage ou du marginal, en qui à chaque fois le non‑savoir se réfléchit, il s’agit aussi de questionner sa pertinence de notion.
4La progression chronologique que retiennent les éditeurs permet d’observer à la fois la permanence d’une posture de non-savoir, et l’évolution de ses enjeux. Du xviie siècle au commencement du xxie siècle, on voit ainsi le dogme théologique se méfier de son propre texte2 et privilégier l’expérience directe de Dieu,3 puis le savoir profane s’autonomiser du dogme théologique4, puis la science moderne s’inventer sans cesse en littérature des extériorités, des autres plus complets et plus immédiats5. La ligne temporelle parfois se brouille : l’on observe à l’inverse la physiologie tenter de s’imposer comme épistémologie autonome contre la philosophie et contre la littérature6. Le non‑savoir interdit toute conception linéaire du temps — les configurations où il joue sont toujours mobiles et réversibles, irrémédiablement locales. Reste le constat de frappantes constances : Madame Guyon se retrouve chez Novarina, où certes l’inhabitation par Dieu se redouble d’une inhabitation par le langage. Socrate et Teste, eux, sont habités par le même démon, où Lélut trouve encore à fonder une science. Les figures, elles, ne cessent de faire retour ; la pensée du sauvage préoccupe Chateaubriand comme Bataille. Bataille, enfin, posant ou reproposant la notion de non‑savoir, redécouvre plusieurs traditions à la fois — il y a quelque chose de la mystique de Surin dans son non‑savoir — leur découvre des points communs, et les réactive dans le même moment. Le non‑savoir prolonge une longue série de préoccupations identiques, mais les questionne aussi rétrospectivement, les approfondit ou les épure. La mystique chrétienne n’est pas exactement reconduite, mais interrogée pour sa valeur prototypique. L’histoire du non‑savoir, ainsi, n’est pas une histoire totalisable, elle n’est pas celle non plus d’un progrès. Mais ses continuités et ses passages n’en demandent pas moins à être lus.
5Le non‑savoir s’identifie d’abord comme revendication, et c’est sa dimension polémique, — référentielle toujours, et souvent politique —, qu’enregistre d’abord son préfixe, souvenir du geste qui le crée. Le non‑savoir est le parti pris pour l’altérité, contre la fermeture d’un savoir ou d’un discours ; il a à voir avec la limite, qu’il explore et maintient ouverte. Mais pour lui l’altérité s’atteint toujours d’abord par la négation, et il porte la trace ou la mémoire de ses renversements. L’enjeu peut être d’embrassement d’une altérité soudain perçue dans la trame commune du savoir et du réel. L’enjeu peut être de politique des savoirs et de logique des champs disciplinaires : on accuse le savant d’être prisonnier de l’ignorance de son savoir, ou l’on se construit ne‑sachant‑pas pour répondre aux accusations de ne pas être savant7. L’enjeu peut être de politique du savoir et de critique du savoir comme politique : ne pas savoir, contre la complicité reconnue d’un savoir et d’un pouvoir, contre la volonté de domination qu’est toute « volonté de savoir », contre toute domination par le langage (c’est la dénonciation du médiatique chez Novarina). Ne pas savoir, c’est résister à un devenir instrumental du monde en même temps que résister à une puissance d’oubli. Ne pas savoir, contre la conjonction d’un trop‑savoir et d’un ne‑pas‑vouloir‑voir8. La critique politique de la volonté de savoir peut se généraliser en critique éthique : c’est Chateaubriand fuyant la rationalité des Lumières en même temps que la France révolutionnaire9, ou Henry Bauchau trouvant dans l’élucidation de l’inconscient de quoi compenser le constat de l’échec historique de la raison européenne10.Perrault, lui, modifie le dispositif énonciatif de ses contes en prose pour désamorcer la posture d’autorité inhérente à tout énoncé, et qui risque de le ramener à un passé normatif11.
Non‑concept du non‑savoir
6Le constat de la multiplicité des situations et des revendications de non‑savoir imposait que l’on tente d’en formaliser un concept. Mais ici encore, c’est bien un tremblement qu’enregistre le recueil, en dépit de l’apparence d’évidence de son titre. Ni le non‑savoir comme entité unifiée, ni la relation de cet éventuel non‑savoir à cet autre ensemble éventuel qu’est la littérature, ne vont de soi. La structure bipartite du recueil figure bien d’un côté la tentation, ou au moins l’horizon, d’un concept — et l’irréductibilité à lui des non‑savoirs en contexte.
7Il y a certes quelque chose d’une articulation conceptuelle dans le mouvement en deux temps qu’inscrit le terme de non‑savoir. L’étude de Jacques Le Brun12, qui analyse le mot non‑savoir comme le résultat d’une genèse lexicale analogue à celle des grands mots de la mystique (inactio, inexistentia), dégage le schéma d’un renversement de la négation en positivité réelle : ce que dit et conserve le non‑ de non‑savoir, c’est le mouvement d’une négation qui n’atteint pas son terme mais indique seulement le sens de son effet, et qui situe le non‑savoir quelque part entre le savoir et l’absence de tout savoir. Mais ce quelque part — continuum inarrêtable, justement — a la plénitude d’un être, et touche même à la vérité du savoir : ce que le non‑ opère, c’est un épurement intérieur. Ce qu’il décrit, c’est une distance qui se compose en profondeur, une extériorité qui redevient une intériorité et une intensité.
8Cependant, dans une large mesure, le renversement semble tenir plutôt à la puissance du non qu’à un mouvement propre du non‑savoir, qui semble toujours pointer vers un autre concept qui le fonde. Le non‑savoir de Bataille, pour se retrouver proche de la mystique chrétienne, se fonde dans une négativité (dans une dialectique) hégélienne, que vient appuyer le modèle du gai savoir nietzschéen et celui encore de la théologie négative. Mais la mystique, évidemment, comprend sa dialectique propre, ou ses possibilités dialectiques propres : Valère Novarina, par exemple, ancre ses renversements dans la théologie de la Croix13. Quant à l’article de Sophie Houdard14, il décrit un renversement qui ne doit rien à la dialectique, et tout à la surprise : l’aliéniste Lélut, voulant assurer la physiologie contre ce qu’il considère les fictions de la philosophie, choisit de regarder la pensée depuis ses accidents, pour ce que ces accidents disent de son mouvement et de sa nature. Mais dès lors que l’hallucination devient régime général de la conscience, c’est la même fiction qui, chassée avec la philosophie, fait son retour en tant que forme constitutive de la pensée. De facto, la littérature devient non‑savoir, c’est‑à‑dire un certain savoir, en vertu de son identité d’essence avec le contenu propre de la pensée. L’on pourrait encore imaginer d’autres formes de non-savoir. En voici peut-être une que le recueil ne fait qu’esquisser de loin : celle d’un non‑savoir par ascèse, peu dialectique lui aussi, fait d’une pure rétention de la parole, d’une pure contestation ascétique de la volonté de savoir : quelque chose comme l’inérudition conquise, le non‑savoir par résorption d’un Caillois dans Le Fleuve Alphée. Ici, le non‑savoir se tiendrait très proche de la pauvreté.
9Si le non‑savoir fait mouvement et se déporte vers quelque chose, en tout cas, c’est vers l’expérience : constante inattendue du recueil, et qui aurait pu en faire le titre, s’il n’avait fallu montrer d’abord le mouvement par lequel elle vient inscrire sa nécessité dans le texte du savoir. L’expérience, pour ainsi dire, est ce qui apparaît lorsque l’on cesse de considérer le non‑savoir pour lui‑même, pour son nom et le jeu dialectique que ce nom implique. Elle est l’aboutissement espéré, le point de visée, l’envers réel (mais pas toujours réalisé) de ce pur nom que risque toujours d’être le non‑savoir. Bataille le premier n’avait pas rendu interchangeables le non‑savoir, nom retrouvé par le cours de sa pensée, et l’expérience, qu’il mettait au titre du premier livre de la Somme athéologique. Valère Novarina appuie le geste, en quelque sorte, lorsqu’il précise à son tour, dans un entretien très remarquablement placé en clôture du recueil, sa méfiance envers la notion de non‑savoir15 ; il lui préfère celle d’innocence, façon de manifester l’enjeu éthique du non‑savoir, et de désigner la réalité inanalysable qu’est l’expérience par un terme lui aussi inanalysable. On ne pouvait rendre mieux hypothétique le titre du livre.
10L’expérience est l’épreuve du non‑savoir, par quoi il se vérifie lors même qu’il sort du régime de la vérification. De ne pas déboucher sur de l’expérience, le non‑savoir risque de se disqualifier. C’est à cette critique que s’expose peut-être le Chateaubriand du voyage en Amérique, projetant sur les Indiens sa propre inaptitude au voyage et en fantasmant à travers eux un abandon à la nature et au hasard, dont la vertu première est d’être l’exacte antithèse de la rationalité où il voit la source de la violence révolutionnaire16. C’est un risque que court encore un La Condamine discourant sur les langues des peuples amazoniens17. Il y a certes bien, dans son effort pour compléter son travail de géographe d’une connaissance des peuples, une tentative pour se donner une expérience autre qu’orthogonale des lieux. Le non‑savoir, d’ailleurs, par la localité que nous lui avons reconnue, a tout d’un objet de géographe. Les toponymes autochtones semblent promettre chez La Condamine un retour à quelque chose comme une appréhension sensible et incarnée de l’espace. Mais cette reconnaissance de l’autre, cette importation de l’expérience indigène dans le savoir rationnel occidental, reste limitée : La Condamine tient en piètre estime le tout de la langue autochtone, incapable d’une pensée efficace. L’on ne peut s’empêcher de penser, dès lors, qu’en fait de non‑savoir, c’est plutôt ici à une fiction que l’on a affaire. Fiction de non‑savoir que se donne la raison occidentale, par quoi elle rêve à d’autres elle‑même sans se les donner – mais dont l’effet critique demeure incertain. Isabelle de Charrière pointe d’ailleurs le problème, qui reconnaît dans un de ses personnages une pure tentation de l’autre comme autre18. Le non‑savoir sert parfois une culture qui se plaît à se nier soi‑même ; mais se nier soi‑même n’est pas se déprendre de soi. C’est en ce point que peut s’amorcer une critique politique de la figure littéraire : il y a loin de la figure du sauvage à son éventuel personnage, et plus loin encore à la restitution dans le texte de quelque chose qui soit son expérience.
11Cette critique, qui pourrait être faite dans une certaine mesure à La Condamine et au Chateaubriand du voyage en Amérique, pourrait l’être tout aussi bien à la construction des personnages féminins du symbolisme. Le recueil offre d’ailleurs des éléments intéressants pour problématiser la question de la représentation des femmes en littérature, à la lumière de la question particulière du non‑savoir. Les catégories inhérentes à celui‑ci – distance à la rationalité, vertu paradoxale de la passivité, rédemption par la marginalité – deviennent problématiques lorsqu’elles prétendent s’incarner et s’authentifier dans une figure féminine. La petite prostituée ou la femme‑enfant de la littérature symboliste posent problème, tout autant que la position assignée aux femmes dans la diffusion de la parole évangélique du prédicateur Michel Le Nobletz19 – entre prédisposition à l’emprise de l’imaginaire, et double position de minorité, par rapport à l’autorité prédicante et par rapport à l’image. À l’autre bout de l’échelle axiologique, mais tout autant problématique, apparaît la figure de la sainte, médiatrice d’une reconnaissance du savoir humain – profane, corporel, esthétique – comme déclinaison du savoir divin20. Isabelle de Charrière, elle, met en roman – mais selon quelles modalités ? – une petite sauvage. Le non‑savoir, pour toutes ces figures, menace la reconnaissance d’une expérience irréductible du monde, et la plus à même de menacer l’état reçu du savoir.
12Reste la possibilité, que nous mentionnons ici à titre de question, que ces fictions, dans le moment même où elles échouent à inscrire une expérience dans le texte, valent pour ce vers quoi elles pointent malgré tout. Peut‑être la figure du sauvage naît‑elle au moins de la reconnaissance en soi d’une insuffisance, est‑elle le signe d’une conscience de soi où s’amorce le mouvement d’une extériorisation. La question serait alors : suffit‑il de poser un autre pour penser autre ? Toute fiction d’extériorité suffit‑elle à la créer ? Isabelle de Charrière, toujours, nous invite à reconnaître dans les personnages de sauvages la figuration d’un rêve d’immédiateté constitutif de la culture elle‑même. La fiction, dès lors, est régulatrice, et probablement féconde.
13C’est peut‑être l’article de Georges Didi‑Huberman21 qui donne la formulation la plus précise de ce que peut être l’expérience en littérature, lorsqu’on l’envisage selon le non‑savoir. L’expérience est l’intotalisable. Ou, pour reprendre une expression de l’auteur, c’est le malgré tout de l’existence lorsqu’elle s’impose, extérieure à tous les savoirs et à tous les discours, refusée par eux et contestant de toute façon leur fermeture. C’est l’affirmation indéniable de la présence jouant contre le dire‑non du savoir établi – où l’on retrouve la dialectique du oui et du non que décrivait Jacques Le Brun. L’expérience est le pur être‑là qui ne fait pas discours, dont les discours ne savent pas quoi faire, la pure présence qui défait les systèmes, par sa radicale hétérogénéité et sa radicale localité. Comprise selon le régime du malgré tout, elle est cette petite négation minimale des ordres prévus, pure amorce et pure suspension, en deçà même des renversements dialectiques.
14La liste des expériences est infinie en droit ; son infinité est celle de notre rapport au réel, par où à chaque fois le savoir se trouve pris en défaut. Le non‑savoir a rapport à la croyance, à l’imagination, à l’expérience sensible, au désir, au hasard, au rêve. Le recueil amorce un inventaire de ses formes et de ses directions : expérience de Dieu dans le texte de conversion, chez Surin ; expérience d’une nudité face à la guerre et à la violence du dehors, chez Bataille ; sagesse orale chez Perrault‑Darmancour ; expérience de l’intériorité‑antériorité de la pensée chez le Teste de Valéry ; expérience du commencement chez Botho Strauss ; phénoménologie de la vie irréductible au savoir, chez Michel Henry, parce que le savoir est du monde et que la manière d’être du monde n’a rien avoir avec la manière dont la vie se donne à elle‑même22 ; expérience conjointe du corps, du langage, de l’espace chez Valère Novarina ou Henry Bauchau.
Procédures, figures, images
15Le non‑savoir, en tout cas, prend acte du caractère immonnayable de l’expérience, de son intraductibilité en discours. La remise en cause du discours n’entraîne pas toujours la remise en cause du langage – il y a un langage de l’expérience et une expérience du langage chez Novarina, par exemple –, mais elle exige que le discours porte désormais la marque de l’expérience, comme l’au‑delà qui le conditionne, et devienne lui-même expérience.
16Le recueil rencontre plusieurs procédures par lesquelles le texte se creuse en non‑savoir, organise la suspension de ses savoirs, désigne son propre au‑delà. Le recours le plus lisible, et d’une certaine manière le plus central, est celui des figures, bien sûr, plus ou moins allégoriques. L’on trouverait à une extrémité : Teste et le personnage de Botho Strauss, Molloy, probablement les enfants sauvages de Bernardin de Saint‑Pierre et d’Isabelle de Charrière. À l’autre : le prêtre vagabond des histoires comiques de Charles Sorel23 ou, selon la critique que nous avons faite, les sauvages de La Condamine. Les figures ont une affinité fondamentale au non‑savoir : elles aussi sont relationnelles, et ne valent que dans un système de personnages par rapport auquel elles peuvent acquérir une position de marginalité ou de nomadisme, à la fois extrêmement locales et illocalisables. Elles sont capables d’assurer dans le récit la mise en tension des aspirations contradictoires et complémentaires au savoir et au non‑savoir.
17Charles Perrault fait jouer différemment la logique de la figure, et la tire vers l’ironie24. L’éventualité d’une lecture morale des contes en prose tient tout entière à son dispositif énonciatif initial : l’enfant n’est plus personnage du récit, mais identité et ethos revendiqués par le signataire du prologue. Dès lors, l’autorité de la morale traditionnelle du conte se trouve désamorcée, et laisse place à une ouverture du regard sur la complexité du monde. Mais l’ironie organisée par le dispositif est à plusieurs ressorts, et finit par jouer contre elle‑même : la figure de l’enfant, qui rouvrait une inquiétude profonde en même temps qu’elle rendait au regard sa lucidité, demande ultimement à être mise à distance. La radicale lucidité chez Perrault, comme chez Isabelle de Charrière, ne peut durer qu’un instant ; le non‑savoir place toujours la pensée à mi‑chemin entre deux de ses arrêts.
18L’autre niveau décisif d’inscription – au moins comme réalité à atteindre – du non‑savoir, est la microscopie du langage. Les oxymores rejouent sur ce plan ce que l’ironie accomplissait chez Perrault : Jacques Le Brun a montré en quoi ils correspondaient parfaitement à la logique tensionnelle du non‑savoir. Surin y recourt, comme Bataille ou Novarina (la « lumière nuit »). L’impossible réalisation du composé lexical dans le cadre de la logique habituelle du langage conduit le lecteur sur la voie d’un dépassement de l’état donné du texte. Chez Bauchau, la rhétorique du peut‑être organise un suspens du sens. Chez Teste, ou chez Novarina, le texte construit sa propre dépossession ; la pensée oscille au gré de ses renversements paradoxaux, contredisant la stabilité des mots, ou bien se livre à un dérèglement du langage qui en restitue la physiologie propre. Le langage, chez Novarina, travaille à se débarrasser du sens, s’éloigne du pur esprit par ses ratages et rejoint l’espace en une immédiateté nouvelle : c’est le non‑savoir de l’acteur de théâtre. Ces différentes variétés de l’impossible et de l’écart changent le régime de signification du texte ; c’est le texte lui‑même qui devient expérience et appelle à être vécu. C’est proprement une nouvelle phénoménologie de la pensée qui s’esquisse : l’on pense par émotion, ou par surprise, ou par incarnation.
19Le recueil accorde enfin une place importante à l’image visuelle. L’article de Georges Didi‑Huberman pose le rapport du non‑savoir et de l’image selon deux modes au moins. Celui de l’analogie tout d’abord : tout comme l’image, le non‑savoir est un point de vue posé sur l’état des choses, point de vue limité mais irréductible, incarné, insituable sur la carte totale du savoir mais renvoyant le savoir à l’arbitraire de ses cartes. Selon le mode du prototype ensuite : l’étrangeté de l’image au discours la rapproche potentiellement du non‑savoir, et la rend apte, en vertu de son hétérogénéité fondamentale, à susciter une extériorité au texte, à désigner l’insuffisance du texte par sa coprésence à lui. C’est sur cette mise en tension que repose une grande partie de la pensée de l’image du prédicateur Michel Le Nobletz25 : si sa carte peinte (taolennou) est conçue pour être accompagnée d’un commentaire, elle organise aussi une défaillance du langage, son immiscibilité à lui. Le mystère de l’image, ce qui en elle n’est ni désigné ni désignable par le commentaire, pointe vers le mystère de la religion. Chez Chateaubriand, la contestation de la rationalité semble s’accomplir en une pratique du tableau, qui est à la fois un consentement à la superficialité de la pensée, retenue organisée du discours (l’image est un rapport rapide au réel), et reconnaissance de la beauté comme vérité26. Le beau pense en l’image, et supplée à la défaillance de la raison.
La pensée sans abri
20Il peut être fécond, malgré tout, de s’exercer à une lecture transversale du recueil – de délaisser son riche matériau pour mieux tester l’hypothèse de son titre. Peut‑il y avoir, jusqu’où peut‑il y avoir, une pensée sans abri ? Une pleine nudité, une pleine pauvreté de la pensée sont‑elles envisageables ? La réponse est complexe, et à la mesure du rapport qu’entretiennent l’un avec l’autre non‑savoir et savoir.
21Plusieurs articles font ainsi état d’un retour du savoir, ou d’un retour du discours. La leçon du non‑savoir est ainsi largement désenchantée, chez Marcel Schwob27, qui ne voit à l’aboutissement de la théorie schopenhauérienne de la Volonté – par laquelle tout individu pensant se découvre aussi pensé, condamné à ne se connaître que par un dessaisissement du connaître et une confusion avec les mouvements du monde – qu’un renoncement paradoxal à toute altérité. Le non‑savoir culmine en même temps dans une négation absolue du savoir et dans une négation absolue de la forme sociale : rare zéro de savoir, accomplissement inattendu du non, mais que discrédite aux yeux de Schwob l’anarchisme radical qui l’accompagne. La leçon est assez proche chez Bernardin de Saint‑Pierre et Isabelle de Charrière28. L’utopie du non‑savoir se complète d’un non‑savoir critique de l’utopie : le premier esquisse un retour au livre pour son pouvoir consolateur, la seconde pour son pouvoir civilisateur. Chez l’un comme chez l’autre, la communauté ne se réalise que dans le livre. Non‑savoir et savoir doivent organiser leur coexistence et leur renvoi mutuel ; chacun pose les conditions de l’autre. Jean‑Joseph Surin fait d’une autre manière encore l’expérience de cette proximité : s’il place l’efficacité de son récit dans la figuration de l’irruption divine dans l’esprit du mystique, susceptible de mettre en échec l’ordre habituel du discours, il doit justement recourir aux outils discursifs de l’administration de la preuve pour construire l’authenticité de son expérience, et pour l’attester au dehors29. L’expérience mystique se sait dépendante d’une croyance qui peut être suspendue, d’un non‑savoir qui demande à se vérifier comme un savoir.
22Il faudrait d’ailleurs aller jusqu’à interroger la participation des savoirs établis dans l’effort même du non‑savoir. Henry Bauchau, par exemple, semble largement appréhender la réalité de l’inconscient depuis le corpus psychanalytique. Bataille, lui, écrivant L’expérience intérieure, hérite de plusieurs conceptualités, mais aussi d’un savoir propre – le savoir ethnologique – accumulé à l’occasion de sa participation au Collège de Sociologie. Quant aux romanciers symbolistes, il faut bien constater – au moins à titre d’hypothèse de travail – combien leur pensée littéraire reste prisonnière d’une oscillation propre à la philosophie de Schopenhauer entre monde comme représentation et monde comme volonté.
23Sur ce fond de complémentarité, ou de réversion perpétuelle, – retours du non‑savoir en son abri, malgré tout du savoir après le malgré tout de l’expérience –, quelques entreprises se détachent. Parmi elles, celle de Bataille prend effectivement valeur de paradigme. Bataille plus qu’aucun autre peut‑être prend conscience de l’importance métaphysique de ne-pas-savoir30 : savoir nous remettrait non seulement sous la coupe de la guerre – le savoir ne peut que confirmer les états de fait, et la guerre encore est un produit de la raison – mais conduirait à la justifier. Pour maintenir ouvert un devenir qui nous sorte de la guerre, il faut ne pas savoir, ne‑pas‑savoir plus‑loin‑que‑la‑guerre. Bataille trouve une solution dans la lecture : patiente, et comme toute patience, passive et active. Lire plutôt que savoir, lire selon l’approfondissement d’une émotion qui nous déplace et nous identifie : Bataille, après Proust, découvre la lecture comme mode de l’empathie. La suspension du savoir se couronne en une suspension du sujet – expérience du sans‑abri. La même suspension, et aussi radicale, se joue dans le Teste31, dont le personnage, soucieux d’échapper à la logique de la raison, liquide le principe d’identité qu’il voit à son origine, et s’ouvre à une subjectivité non seulement fluide, mais instable, traversée par la logique probabiliste des atomes. Teste partage sa transparence avec Molloy, et d’une certaine manière encore avec le sujet batailléen. Le sujet lui‑même finit par s’effacer, se sachant ne pouvoir atteindre le non‑savoir de soi que dans sa propre disparition, point‑limite où la raison peut enfin se déprendre d’elle‑même. Pensée sans abri, pensée disparue : Botho Strauss, dans la relecture qu’il donne du livre de Valéry, ne manque pas de pointer la difficulté d’un tel programme : l’effectivité de la déprise de la raison reste proprement indécidable, et peut‑être la disparition finale de Teste n’est‑elle que la victoire finale de la procédure sur l’expérience. Chez lui, comme chez Novarina, l’idiotie s’inscrit dans un corps, nécessairement sans défense. Et l’idiotie surtout dure, s’inscrit dans une durée : pauvreté entretenue.
24L’accomplissement de la littérature en non‑savoir conditionne directement la nature du discours qui peut être tenu à son propos. L’article de François Trémolières pose ou repose les termes d’un débat important32.La question du non‑savoir semble en effet nous obliger à prendre position par rapport à la critique bourdieusienne formulée dans Les règles de l’art : Bourdieu y accusait la littérature de toujours risquer de reconduire l’illusio d’un champ qui en retour lui assurerait une valeur comme activité sociale. Le non‑savoir de la littérature, dès lors, se réduit à cette illusion qu’elle consent à reproduire – et qui dit précisément qu’elle ne sait pas ou n’a pas à savoir. Mythe d’elle-même qui dit qu’elle situe son opération au-delà de tout savoir. Tout savoir sur la littérature devrait donc commencer par la critique de ce non‑savoir redoublé et par l’élucidation des mécanismes de protection de l’illusion. François Trémolières demande pourtant que l’on ne réduise pas la littérature à ce non‑savoir stratégique ; il y a un non‑savoir de la littérature qui est un authentique au‑delà du discours, et qui résiste, du coup, à toute objectivation. La critique littéraire tient son autonomie de cette même irréductibilité du discours littéraire au discours politique. François Trémolières revendique ainsi pour son propre travail la démarche active d’une croyance telle que Kant en pose les bases au moment de publier la Critique de la raison pratique, seule forme viable de la pensée lorsqu’elle outrepasse les limites du connaissable. La littérature est le lieu d’un non‑savoir actif, critique, et qui appelle la critique à se réformer sur lui.
25Mais, justement parce que le non‑savoir de la littérature n’est pas qu’une illusion concertée et consentie, la critique doit s’interdire aussi de dissocier son problème de celui d’un authentique savoir de la littérature. Le non‑savoir de la littérature conserve la mémoire de ses savoirs, ou des savoirs auxquels elle s’oppose, et conserve aussi la mémoire d’un horizon du savoir. Le non‑savoir s’installe sur la limite du savoir et la fait jouer ; il est toujours quelque part sur le chemin qui court de l’ignorance au savoir, du silence au discours. Le danger, au contraire, serait de naturaliser le non‑savoir, d’en faire une étiquette totalitaire, d’essentialiser la littérature à travers lui, de faire du non‑savoir un nouveau nom de l’indicible. Le non‑savoir se tient toujours dans les parages du discours, et son rapport à lui est toujours précis.
Spécificité du non‑savoir
26Le recueil multiplie les métamorphoses du non‑savoir. Nous l’avons vu se rapprocher de la folie, de l’idiotie, de l’attente du mystique, de l’errance du voyageur. Il y a là quelque chose qui tient, sinon à son concept, du moins à sa nature – mais qui demande pourtant qu’on essaye de le situer. Non pas pour restreindre son opération, mais pour voir dans quelle constellation de notions il inscrit son jeu. Le lecteur familier des débats littéraires du xxe siècle, par exemple, n’échappe pas au sentiment d’une certaine redondance de son problème. Non loin de lui, l’on retrouve ainsi : la question de l’irrationnel et de sa valorisation contre la raison instrumentale ; celle de la fiction, où l’on a vu tantôt l’essence du discours conceptuel, tantôt son antidote ; celle de la critique du langage, et du silence auquel elle semble aboutir souvent ; celle de la pluralité des formes du vrai et de la nature probabiliste du savoir, celle encore de la pataphysique et du gai savoir ; celle de l’intuition comme appréhension directe du mondes du discours.
27Sans assigner le non‑savoir à un lieu étroit, le recueil parvient à questionner pour elle‑même sa spécificité. Quelque chose se joue du côté ce qu’il faudrait peut‑être appeler l’ontologie du sujet connaissant. Le non‑savoir altère son sujet. Faire l’expérience du non‑savoir, c’est faire l’expérience de ce qu’il y a quelque chose qui vient connaître en soi (en moi). Et peut‑être d’ailleurs est‑ce là ce qu’est justement l’expérience. Ce quelque chose qui pense en moi peut être l’hallucination ou le désir, Dieu, l’événement. Ou l’image. C’est déjà cette réforme du sujet du savoir qu’enregistrait le langage de la mystique, décrit par Jacques Le Brun : l’inexistence ou l’inaction sont l’expérience conjointe d’une activité et d’une passivité. Le sens du préfixe est simultanément celui qu’il prend dans impuissance et dans inhabitation : négation et intériorité. Je suis sans abri parce que Dieu m’habite et vient connaître en moi, selon une pensée dont je n’ai pas la conduite. Sujet complexe et composite de la connaissance. Teste, sujet en voie d’amincissement, ne dit pas autre chose, et c’est encore ce qu’éprouve Bataille, toujours sur le point de devenir autre. La violence du monde, chez Michel Henry33 ou Charles Perrault, la mise en danger du sujet, valent pour évidence et révélation.
28C’est à ce titre, probablement, que le non‑savoir a à voir avec le temps. L’expérience, en tant qu’elle est ce qui reste lorsque le sujet a opéré en lui l’opération du purification propre au non‑savoir, a toujours un ultime contenu : celui du devenir en train de se faire. Le sujet batailléen s’expose aux aléas du temps, et par la retenue de son savoir, aperçoit la forme à venir du monde. Son non‑savoir est non‑savoir de ce qui n’est pas encore. Même chose chez Molloy, ou chez Botho Strauss ; même chose encore chez les prisonniers des camps. L’art romanesque de Bauchau, lui, s’organise autour d’une attente, et d’une ouverture. Un (non-)savoir de l’avenir se dessine sur le bord de l’expérience du devenir.
29Le non‑savoir reconfigure ainsi toutes les questions connues, leur découvre un nouveau point de vue ou leur propose une nouvelle dimension. La pataphysique découvre peut‑être qu’elle ne systématisait pas assez le lien de l’exception à l’expérience, l’aberrant ici se découvrant comme point de vue en voie d’incarnation. La folie et l’idiotie, tout de même, se voient ancrer du côté d’un contenu et d’une expérience plutôt que de celui d’une procédure ou d’une forme. L’irrationnel, en général, trouve dans le non‑savoir de quoi se débarrasser de son axiologie négative. Il ne se construit plus tant comme l’opposé de la raison que comme son résidu, ce qui vient toujours s’ajouter à elle, intotalisable, incertain de son propre sens parce que tout juste soumis au devenir. Et ce n’est plus une pure altérité qui vient jouer en moi, mais une connaissance et un contact réussi avec le monde qui m’élisent comme lieu – le hasard objectif des surréalistes mérite certainement d’être pensé comme non‑savoir. Quant à l’intuition – bergsonienne, par exemple – elle ressemble bien au savoir en ce qu’elle atteint directement son objet. Mais d’une certaine manière, le non‑savoir semble accuser le maintien par elle d’un sujet stable du savoir, et sa prétention à se conformer à son objet sans sortir d’elle‑même.
30C’est cette ontologie nouvelle du sujet connaissant qui remet enfin la politique au cœur de la question du savoir, et force chacune des catégories précédentes à dépasser son pur stade critique. Une fois dénoncée la collusion du savoir et du pouvoir, une fois dénoncé le savoir comme pouvoir, – toutes les figures du non‑savoir sont aussi des figures de la marginalité sociale –, reste encore à inventer la communauté. Ce qui se dirait encore : retrouver l’innocence. Or, l’expérience du non‑savoir fait place à l’autre en moi‑même et me déplace vers l’autre. L’unité du groupe ne tient plus à la consistance d’un savoir, à la référence possible à un savoir commun, mais au cheminement souterrain de cet étrangement perpétuel du non‑savoir. Les particuliers ne s’unissent plus dans le prétendu universel d’un savoir, mais dans la circulation, dans l’empathie, dans la prévenance du non‑savoir34. Le particulier et le collectif refondent leur entente35. Les figures de la folie, les figures de la marge et de la marginalité, les figures de l’autre ou du mineur, ne figurent rien. Elle ne font pas tant système que communauté. En littérature et dans le corps du texte. Elles anticipent un ordre du réel, et le réalisent, en attendant : le non‑savoir est cette attente. Pensée exposée, mais à rien d’autre qu’à la pensée du sans‑abri. Pensée sous contrainte du sans‑abri.
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31Le non‑savoir n’épuise ni la littérature, ni notre rapport à la littérature, ni le rapport de la littérature aux autres discours. Il joue plutôt en elle‑même comme un point de vue, parmi d’autres, sur sa propre activité, sur la somme de ses opérations, conscient de sa particularité et tirant sa puissance de sa stricte localité. Le recueil, se refusant à corriger cette modestie, atteint son objet avec la plus grande exactitude.