Formes de vie & usages du droit
1De la très haute pauvreté, paru en 2011 en France, est un chapitre et une étape (IV, 1) du vaste projet, Homo sacer, que Giorgio Agamben a engagé il y a plusieurs années. L’entreprise philosophique majeure de G. Agamben vient de s’achever avec la toute récente publication de L’Usage des corps1. À ce titre, il apparaît signifiant de s’intéresser à cette publication qui a, aujourd’hui, nécessairement une certaine dimension anachronique. Ce n’est pas sans raison qu’Antonio Negri raille l’obsession numérologique d’Agamben2, laquelle peut en effet avoir quelque peu chose d’ésotérique pour le commun des lecteurs. Cette numérotation possède une valeur d’indice qui n’est pas négligeable. En recueillant sous un même titre des recherches aussi disparates, G. Agamben souligne que son œuvre doit être lue non pas comme une ensemble de sondages historiques divers, mais davantage comme un effort spéculatif qui revendique une forte unité thématique et une continuité, presque obsessionnelle, de points de récurrence et de figures théoriques (celles que G. Agamben a fini par appeler lui-même des « paradigmes3 »).
2Pour le dire d’une manière plus succincte, il s’agit d’une entreprise vertigineuse de reformulation de l’ontologie. Cette refondation de la philosophie a fait de Heidegger un sparring partner tacite, même s’il ne faut pas oublier des compagnons de route qui vont d’Aristote à Michel Foucault, de saint François à Guy Debord, et convoque le droit et la théologie comme des champs d’investigation privilégiés. Le chapitre d’Homo sacer consacré aux règles monastiques et à la forme de vie franciscaine obéit au même projet et doit en être rapproché. Toute critique, à la fois historiographique et théorique, ne pourra pas se passer d’une confrontation avec l’échafaudage dont De la très haute pauvreté n’est qu’une pièce.
3Il s’agit toutefois d’une séquence particulièrement cruciale — un véritable tournant — dans le cadre d’Homo sacer. La réflexion sur une ontologie libérée de la référence à l’action, au devoir et à la volonté trouve son point de jonction avec une expérience politique du gouvernement de soi et des autres qui réclame son extériorité à la prise du droit et du pouvoir souverain. G. Agamben reconnaît ce « point de capiton » dans l’élaboration des règles monastiques qui ont ordonné la vie des moines pendant une partie importante du Moyen Âge occidental et qui auraient trouvé leur accomplissement — ainsi que leur faillite — avec la Règle de vie franciscaine.
4On pourrait organiser les soucis théoriques de G. Agamben autour de deux pôles : d’un côté, la nature non juridique des règles monastiques et, de l’autre, une forme de rapport au monde qui ne se réduirait pas au régime de l’appropriation (l’usus pauper franciscain ; l’usage pauvre ou modéré des choses et des biens, en dépit de toute propriété ou maîtrise juridiquement réglée). Le questionnement spéculatif sous-jacent à ces deux objectifs coïncide avec l’hypothèse selon laquelle la tâche la plus fondamentale de la pensée serait de penser (sinon de vivre) une vie radicalement soustraite à la prise du droit.
5Comme on peut facilement le deviner, il s’agit d’un pari risqué : philosophie et histoire y sont convoquées et inextricablement liées. L’objet théorique que leur intersection découpe est peut-être le centre implicite de la constellation philosophique de G. Agamben, ou, tout au moins, celui autour duquel les autres gravitent : la notion de forme-de-vie. À partir du premier tome d’Homo sacer, paru en 19954, et surtout dans son prologue, l’inséparabilité d’une vie et de sa forme est reconnue comme l’enjeu d’une pensée capable de se passer de la politique et de la philosophie (comme on les pratique d’habitude et comme la modernité les aurait pensées), ou des sciences et du droit. La forme de vie — et l’ontologie qui en découlerait — trouve dans De la très haute pauvreté une formulation aussi vigoureuse que problématique.
6La cible du livre est déclarée in limine :
L’objet de cette recherche est la tentative — envisagée dans le cas exemplaire du monachisme — de construire une forme-de-vie, c'est-à-dire une vie si étroitement liée à sa forme qu’elle s’en montre inséparable. (p. 9)
7Conséquemment, la recherche s’adonne à une reconstruction du rapport entre vie et règle dans l’expérience du cénobitisme et surtout dans l’interprétation qu’en ont proposée les franciscains. D’entrée de jeu, on comprend à quel point la reconstruction historique (théo-juridique, pour ainsi dire) et le geste spéculatif sont entremêlés. Monachisme et franciscanisme sont assumés en tant que paradigmes (« cas exemplaire(s) ») d’une possibilité extrême de la pensée, à savoir « comment penser une forme-de-vie, c’est-à-dire une vie humaine totalement soustraite à l’emprise du droit, et un usage des corps et du monde qui ne substantifie jamais dans une appropriation » (p. 12). Depuis la publication de L’Usage des corps, on sait que la promesse sur laquelle s’achevait la préface de De la très haute pauvreté a été satisfaite : c’est dans le dernier tome d’Homo sacer qu’on trouvera cette « théorie de l’usage » que les franciscains auraient annoncé et qu’ils n’auraient pas pu conduire jusqu’à son bout.
8Le rapport entre règle et vie, le franchissement d’un seuil d’indistinction entre une forme et une vie (l’idée synthétisée dans l’expression forme-de-vie), aurait trouvé chez les moines d’abord, et chez les franciscains ensuite, des interprètes de premier choix. Les règles monastiques et la règle franciscaine ayant pour objet la vie tout entière et non pas une série d’actions particulières exhiberaient selon G. Agamben une structure antithétique à celle qui préside dans le cas d’une règle de droit. Règle de vie (regula vitae) et règle de droit (regula iuris) désignent deux façons incompatibles de décrire (et prescrire) la conduite humaine : si l’une se confond avec la vie qu’elle règle jusqu’à s’en rendre inséparable, l’autre demeure un artifice extérieur qui doit s’implanter sur une volonté subjective pour en pouvoir ordonner les actions, les intentions et les volitions.
Une norme qui ne se réfère pas à des actes particuliers et à des événements, mais à l’existence toute entière d’un individu, à sa forma vivendi, n’est plus facilement reconnaissable comme droit, de même qu’une vie qui s’institue dans son intégralité sous la forme d’une règle n’est plus vraiment une vie. (p. 40‑41)
9Si la loi oblige au respect de certains préceptes, en ce qu’elle a pour objet des actions, la règle coïncide avec une forme de vie qui est son enjeu véritable : non pas quelque chose qu’il faut régler mais la source même de toute règle.
10Si la règle est cette norme si spéciale et unique, c’est donc parce qu’elle constitue son propre objet, une vie, en étant en même temps produite par celle-ci. Vie et règle, confondues par l’essentiel, se rejoignent seulement dans une forma vivendi, une regula vitae, une forma vitae. La cénobie en est un exemple remarquable. La forma vivendi chrétienne en tant que telle serait dépendante de la règle plutôt que de la loi. Se pose ici l’un des problèmes majeurs du texte de G. Agamben. La règle n’a pas de nature juridique au sens stricte ; elle repose sur un tout autre plan ontologique qui ne partage rien de la grammaire et de la structure profonde de la normativité. Si la règle ne se confond pas avec la loi, cela ne signifie pas qu’il existerait (ce qui semble d’ailleurs crucial) certaines formes de normativités irréductibles à la juridicité, mais qu’il a été et qu’il est possible de penser et de pratiquer une vie entièrement soustraite à la prise du droit.
11Cet argument pose une quantité remarquable de problèmes, qui ont à la fois une nature spéculative et politique. Une ample série d’études juridiques et historiques ont montré la texture normative, quoique singulière, de la règle5. Si celle‑ci est une forme d’organisation de la conduite qui ne reproduit évidemment pas le schéma typique de la juridicité (commandement-obéissance ; extériorité de la prescription et régulation des actions), elle a été néanmoins pensée et — pour ce qui est de son ancrage matériel dans des pratiques — a fonctionné en tant qu’outil normatif. L’unicité de la règle n’est donc pas à saisir dans le fait qu’elle aurait été le moyen grâce auquel les moines et les franciscains auraient creusé leur ligne de fuite du droit, car il s’agit plutôt d’une technique normative singulière qui a permis l’établissement d’un rapport entre droit et vie inconcevable selon les protocoles de la juridicité romaine. En vertu de la règle et de sa normativité si spéciale la vie finalement ne se sépare pas du droit, mais atteint au contraire le seuil de la juridicité sous et dans la forme de cette séparation. Le caractère exceptionnel de cette « soustraction » de la vie au droit serait donc en elle-même un effet normatif dont la règle incarne la technique éminente. Si G. Agamben a donc parfaitement raison de pointer une discontinuité profonde entre règle et loi, on peine par contre à le suivre lorsqu’il définit la règle comme une expérience étrangère au droit en tant que tel et le christianisme lui-même comme une forma vivendi essentiellement non juridique.
12Cette série d’ambigüités revient, sous une forme partiellement différente, lorsque G. Agamben s’attache à monter comment la Règle franciscaine — et la théorie de l’usage qui est à son cœur — serait l’exemple majeur de ce qu’est une règle. Si cette dernière coïncide avec une vie modelée sur le récit évangélique, la forme de vie franciscaine correspond en réalité à ce qu’il y a de plus lointain et distinct de la forme juridique du précepte :
Lorsque c’est une vie (celle du Christ) qui fournit le paradigme de la règle, la règle se transforme en vie, devient forma vivendi et regula vivifica. Le syntagme franciscain regula et vita ne signifie pas confusion de la règle et da la vie, mais neutralisation et transformation de l’une et de l’autre en une « forme-de-vie ». (p. 128‑129)
13On comprend alors que l’altissima paupertas,qui donne son titre au livre, est l’origine et la fin de la règle franciscaine. Il n’est pas du tout question, comme chez les autres moines, d’une transformation de la vie en liturgie perpétuelle, mais d’une vie qui ne s’ordonne à rien d’autre qu’à l’expérience de pauvreté radicale qui est au cœur des Évangiles. Cela signifie donc une double distance et une double extranéité : distance par rapport à l’officium, d’un côté, et, surtout, de l’autre côté, extranéité sidérale au droit.
14Usage (usus pauper ; usus facti) sera le nom donné à cet autre rapport à la vie, aux choses et au monde. Maintes querelles (parfois farouches) entre « partis » franciscains (spirituels contre conventuels) et une véritable guerre de position entre l’ordre franciscain et la papauté ponctueront les réflexions et les pratiques autour de l’usus. Il s’agissait de penser un rapport aux choses au-delà de la propriété, de la possession et de l’appropriation. Ce qui est plus important : il aurait fallu penser à une forme d’usage qui ne se confondit en rien avec un droit d’usage (ni davantage avec un droit de propriété). Comment peut-on faire usage de quelque chose sans nous l’approprier ? Comment peut-on faire usage d’un bien sans le consommer (salva rei substantia), surtout si, comme le suggérait le pape Jean XXII, faire usage d’un bien de consommation revient invariablement à se l’approprier ? Comment, enfin, peut-on se servir d’un bien sans réclamer un droit sur lui ?
15L’usus entretient évidemment un rapport crucial et irréconcilié avec le droit (et avec l’économie). Ce que les franciscains essayèrent d’établir (sans y parvenir, pour G. Agamben) était en effet une distinction entre usus facti et usus iuris, qui trouvait son comble (et selon G. Agamben son experimentum crucis) dans la notion d’abdicatio iuris :
Le franciscanisme peut être défini — et c’est en cela que réside sa nouveauté, encore aujourd’hui impensée et, dans les conditions actuelles de la société, tout à fait impensable — comme la tentative de réaliser une vie et une pratique humaine absolument en dehors des déterminations du droit. Si nous appelons « forme-de-vie » cette vie que le droit ne peut pas atteindre, alors nous pouvons dire que le syntagme forma vitae exprime l’intention la plus caractéristique du franciscanisme. (p. 132)
16Le paradoxe et la limite de l’entreprise franciscaine reposent, dans la lecture de G. Agamben, sur l’incapacité des frères à se défaire de la référence au droit : si l’usus pauper se définit toujours dans un registre négatif et privatif (ne pas s’approprier, posséder, maîtriser) c’est précisément parce que cette condition même renvoie au droit (et à un droit à ne pas) et à ses concepts. Le simplex usus facti serait l’usage qui commence lorsqu’on se sépare de toute qualification juridique ; mais cette séparation intégrale se révèle, en tant que telle, inatteignable. L’abdicatio iuris franciscaine est destinée à l’échec puisqu’elle est une opération dont la nature et la grammaire profondes demeurent juridiques. L’usus pauper, cet usage des choses qui se prétend placé en dehors de la sphère juridique, serait donc le lieu théorique le plus extrême où le dispositif ontologique et politique qui noue la propriété (des choses autant que de soi-même) et la volonté, la souveraineté et l’autonomie, a pu rencontrer la chance d’être défait et abandonné.
17Le « cas exemplaire » de l’usus montre jusqu’à quel point une critique de la maîtrise peut être poussée. On sait bien combien cette critique est actuelle et urgente. On sait aussi que la piste suggérée par G. Agamben pour s’en sortir n’est pas nécessairement la seule, ni la meilleure. Avant d’en suggérer d’autres, il faut encore s’attarder sur les limites d’ordre historique qui président à la reconstruction de l’usus pauper à laquelle se livre G. Agamben. À y regarder de plus prêt, l’usus pauper affiche sa nature de dispositif normatif placé à la frontière entre pratiques économiques et régulations juridiques6. Comme l’abdicatio iuris et la règle fonctionnent dans le droit, en tant que techniques normatives qui produisent un rapport inouï avec la vie (et font donc place, d’une part, à une pensée politique qui prend congé de la forme de la juridicité dominant jusqu’à ce moment et, d’autre part, à un droit qui peut se vider et se séparer de lui-même par lui-même), de la même manière l’usus pauper est une technique normative qui règle une nouvelle approche de l’économie, dont les franciscains ont été les théoriciens majeurs. Bref, l’un et l’autre dispositif participent d’une rationalité gouvernementale. C’est pourquoi imputer leur faillite à la prise si tenace du droit ou à l’incapacité à s’en émanciper radicalement n’a pas trop de sens : on a toujours eu affaire à des techniques normatives.
18Cette série de critiques apportées à la perspective d’Agamben et à son usage de l’histoire ne vise en rien l’acuité de son questionnement. Une philosophie des formes de vie reste en effet à penser :
C’est le problème du lien essentiel entre usage et forme de vie qui devient dès lors impossible à ajourner. Comment l’usage — c’est-à-dire une relation au monde en tant qu’inappropriable — peut-il se traduire dans un ethos et dans une forme de vie ? Quelle ontologie et quelle éthique correspondront à une vie qui, dans l’usage, se constitue comme inséparable de sa forme ? (p. 172)
19La réponse à ces questions réside peut-être dans une approche différente du droit même.
20Le rapport entre volonté et appropriation (qu’on connaît aussi sous le nom de « droit de propriété »), érodé par la notion d’usage, d’un côté, et d’accès aux biens, de l’autre, nous apparaît aujourd’hui remis en question par une expérience (encore une fois juridique !) comme celle des biens communs. Sur ce terrain les approches sont variées. On peut, par exemple, reconnaître un rôle impensé au droit administratif : la région du droit où le rapport entre volonté et propriété est par principe interrompu par un tiers. On peut encore encourager une réflexion autour des outils procéduraux qui permettent à une collectivité d’acteurs d’entrer en justice, contre l’idée d’une détention individuelle des droits. Ces deux exemples ne sont qu’une petite portion d’une panoplie de techniques normatives nouvelles, mais aussi moins nouvelles, qui poursuivent, à partir d’une considération du droit différente et plus riche, la tâche que G. Agamben s’est donnée : défaire le dispositif de la maîtrise.
21Le même effort de reconsidération doit s’appliquer à la notion de forme-de-vie.
La sphère de la pratique humaine, avec ses droits et ses signes, est réelle et efficace, mais elle ne produit rien d’essentiel ni n’engendre aucune substance nouvelle par-delà ses effets mêmes. L’ontologie dont il s’agit ici est donc purement opérative et effective. Le conflit avec le droit — ou, plutôt, la tentative de le désactiver et de le rendre inopérant au moyen de l’usage — se situe sur le même plan, purement existentiel, où agit l’opérativité du droit et de la liturgie. La forme de vie est ce pur existentiel qui doit être libéré des signatures du droit et de l’office. (p. 162)
22Mais est-il nécessaire, et est-il historiquement et philosophiquement plausible, que forme de vie et droit soient — et doivent être — si éloignés et si incompatibles ?
23Si une vie, pour être une vie, a besoin d’une forme, et si une vie est toujours et nécessairement une forme-de-vie, le rapport entre un tel concept et le droit, entendu comme science des formes, n’est pas si obscène ou improbable que G. Agamben le voudrait. Une forme de vie séparée du droit (de ses qualifications, de ses noms, de ses prédicats) court le risque d’être une vie sans forme, une vie déformée, puisqu’une forme de vie séparée du droit est une vie séparée du langage et de l’histoire qui en font une vie. Prendre au sérieux l’expression forme-de-vie équivaut à donner toute sa place et tout son poids aux deux substantifs qui composent le syntagme. S’il sera question de formes et de vie, à savoir d’une vie dicible et reconnaissable (ce qui malheureusement ne signale rien quant à sa qualité), il sera toujours et aussi question d’histoire et de droit, de techniques e de langage. Pour paradoxale que cette conclusion puisse paraître, c’est grâce à la réflexion de Giorgio Agamben, mais contre certaines de ses conclusions, qu’on peut affirmer que, pour notre forme de vie, chaque usage du monde est aussi et toujours un usage du droit ou, ce qui revient au même, que dans notre forme de vie l’usage du monde et l’usage du droit coïncident en permanence.