L’invitation au voyage, Benveniste
1Au-delà de l’actualité de Benveniste, visible grâce aux dernières publications sur l’auteur1, l’apport majeur de l’œuvre commence dès le titre : Émile Benveniste : vers une poétique générale. « Vers » nous amène à penser à un avenir, à une aventure vers quelque chose, peut-être une poétique générale. Cependant, cette invitation au voyage lancée par Benveniste est paradoxale : dans quelques-uns des actes du colloque « Émile Benveniste et la littérature » (Bayonne, 2013) qui composent le livre on a l'impression de voyager à l’envers, à contresens du laboratoire, qu’est la réflexion de Benveniste dans son articulation avec la littérature.
La source & le seau
2La littérature pour Benveniste ne pourra pas s’accommoder du côté d’un « réservoir » (p. 34) où l’on irait chercher ce qu’on saurait d’avance ; même lorsque Benveniste emploie un vocabulaire d’« ethnographe », tout l'intérêt de son observation réside dans ce qu’elle offre comme déplacement du sujet observateur. Un réservoir ne coule pas, pour reprendre l’image connue employée à propos du rythme2. On entre ainsi de plain-pied dans une sorte de positivisme caché, où la logique de l’emprunt et d’application règne. C’est un problème.
3Mais le problème majeur pour penser Benveniste et la littérature est un problème de démarche. Si la littérature dans la vision de Benveniste, comme le montre C. Laplantine, relève de l’inconnu, c'est-à-dire de l’ouverture à « la liberté d’inventer », on n’entre pas dans l’inconnu armé de son outillage épistémologique. En ce sens, si on suit la pensée de Rabatel, parler des « fonctions », de la « fonction communicationnelle première du langage », (p. 113), de « cette dimension émotive, évidemment forte dans les textes poétiques » (ibid.), c’est établir un nouveau déjà‑vu, car on a déjà le cadre, et il faut le remplir avec du Baudelaire de Benveniste, par exemple. Or il s’agit là caricaturalement d’une démarche de la méthode traditionnelle, celle du signe, du « fond » (ibid.) et de la superficie. En outre, ce cadre est tellement accompli qu’il occupe la moitié d’une (auto)bibliographie : on dira que Benveniste ici n’est qu’un déclencheur d’une pensée déjà prête à l’emploi. Démarche stylistique. La stylistique freine Benveniste, l’empêche de créer son propre avenir, ce qui la rend vieille malgré sa contemporanéité. Vieille car la recherche d’une poéticité rend périmée, c'est-à-dire se pose comme la critique radicale de l’approche stylistique. On regrettera cette logique de l’appui tellement visée et explicitée : la théorie « colle », (p. 125), « colle à merveille », (p. 130) ! C’est le comble d’un narcissisme théorique, cette rencontre avec soi-même… Sans parler de la manœuvre pour « éviter » le problème (p. 115) que pose « la notion de poéticité (ou de poétique) » (p. 114). La solution trouvée par Rabatel consiste à mélanger « poétique » et « poésie ». Si on cherche à déproblématiser le problème du poétique, cela revient à ne pas voir notamment la portée des Problèmes (de linguistique générale) comme mode de penser. En outre, vouloir montrer que le travail de Benveniste sur Baudelaire chercherait à montrer un mode de signifiance réservé à la poésie (en opposition aux fictions) fait reculer, à nouveau, le travail du linguiste ; c’est aller même à l’inverse de ses préoccupations.
4Vincent Capt formule fort bien ce travail lorsqu’il affirme qu’il s’agit, chez le linguiste, d’une « recherche qui se cherche : non qu’elle soit hésitante, mais qu’elle n’a de cesse d’avancer vers un inconnu pour se constituer » (p. 214). Benveniste va vers Baudelaire pour s’ouvrir, et avec lui, ouvrir la linguistique vers de nouveaux inconnus et non pour la renfermer. Ce qui nous amène à critiquer la forte récurrence des « déçus », ces lecteurs du Baudelaire de Benveniste « qui s’attendaient à découvrir un texte continu et fini » (p. 228), encore présents dans cet ouvrage, et reconnaissables dans leur écriture, lorsqu’elle s’exprime en manque de « cohérence », d’« homogénéité » (p. 50), de ces notes sur Baudelaire. Ou même cette idée selon laquelle un folio dactylographié serait une forme « plus achevée » qu’un manuscrit (p. 27). Cela revient à dire que l’écriture de Benveniste dépasse « la frontière » de notes pour atteindre le tapuscrit. Pourtant, comme on lit ici chez Dessons, dépasser la frontière est faire de l’errance « la modalité de l’exploration » (p. 198). Pour cela, l’inachevé est une valeur, conçue comme ce qui donne la possibilité de penser avec. La chance d’entrer dans le « laboratoire » (p. 228) d’une pensée en train de se faire. Et la pensée qui fait de son errance sa plus grande valeur est inévitablement inachevable. C’est cela son « efficience » (p. 214).
« Comment dire ? »
5Si Benveniste se pose des questions, son propos n’est pas de chercher le bon mot ou la bonne expression, mais de chercher plutôt à dire qu'à décrire. C’est le sens de ses « hésitations » qu’on voit à travers bon nombre de citations utilisées par certains contributeurs d’Émile Benveniste : vers une poétique générale. Saussure disait qu’il fallait inventer ses termes pour créer une nouvelle théorie. Néanmoins, une fois pensée, la théorie s’impose, elle a déjà sa place. Les mots viennent après, chez de nouveaux lecteurs, que nous sommes, tous. On peut tous partir de cet inachevé-inachevable, qu’est le poème de la pensée.
6L’ouvrage montre avec force l’intérêt de la pensée de Benveniste à propos « des nouveaux modes de lecture » (p. 182). Si la langue poétique du poète emploie un langage radicalement nouveau, « celui qui l’entend ou la lit […] doit s’y former, l’apprendre » (ibid.)3. C'est dire que les nouveaux modes de lecture sont à l’intérieur même de ce qu’on lit. On les crée de l’intérieur. Tout est donné, c’est à nous de penser comment le prendre. Le texte nous enseigne à le lire, ce qui est l’inverse – et la critique – de la stylistique, qui impose une technicité égale partout et pour n’importe quel texte ; cela permettrait de traiter les notes sur Baudelaire avec les termes d’autres champs conceptuels. On installe dans cette logique, à la place du voyage épistémologique, une promenade conceptuelle.
7J’attire l’attention sur le fait que la formulation « s’y former » employée par Benveniste doit être lue en ayant présente à l'esprit l'expression « s’y ajuster », elle aussi employée par le linguiste, comme dans ce passage (cité à trois ou quatre reprises dans ce recueil) :
< Le poète > recrée donc une sémiologie nouvelle, / par des assemblages nouveaux et libres de mots. / À son tour le lecteur-auditeur se trouve en présence / d’un langage qui échappe à la convention essentielle / du discours. Il doit s’y ajuster, en recréer pour / son compte les normes et le « sens » (p. 75)4.
8Cet ajustement du lecteur-auditeur est capital puisqu’il y a un engagement du corps dans l’écriture autant que dans la lecture. Faire entrer du corps dans le regard linguistique va vers ce « quelque chose d’inacceptable » qu'évoquent les directrices de publication de l’ouvrage dans l’introduction (p. 14). Est-ce inacceptable qu’un linguiste laisse les mots lui faire défaut ? Qu’il laisse voir la gestuelle de sa pensée ? Avec Baudelaire, Benveniste se montre visionnaire : il voit en avance l’arrivée du structuralisme et son effacement du sujet. Baudelaire pour lui est un ailleurs qui n’est surtout pas un dehors (du langage, de l’« expérience humaine », [p. 218]). En regardant de près la phrase du poète, c’est la société entière que le linguiste vise.
9Le « comment dire ? », c’est la remise en question des patrons des savoirs. Le poème seul donne cet inconnu du langage si précieux au linguiste. Ce n’est pas un hasard si peu nombreux sont ceux qui ne veulent pas voir que l’expérience Baudelaire n’est ni un discontinu dans sa pensée, ni une simple curiosité. Cela étant, si on veut parler de ce qui serait à la place centrale des intérêts de Benveniste, il faudra expliciter que l’idée de centre est d’abord et davantage dans ce qu’on dit de sa pensée, et en tenir compte. Ce n’est pas la pensée qui est centrale (ou marginale), mais les discours sur sa pensée. Dire que Baudelaire n’est pas au centre des intérêts de l’auteur exige de penser d’abord à notre pensée à propos de Benveniste : c’est nous qui devons nous déplacer, pas la théorie. Ce n’est pas anodin que l’auteur parle d’ajustement du lecteur (p. 205). Pour parler de centre, il faut avoir une conception de l’œuvre comme ensemble d’unités, idée déjà critiquée par l’auteur lui-même. Benveniste seul est l’unité de son œuvre. D’où la neutralisation du centre et de la marge.
Corps
10Bien que le mot « corps » ne soit pas utilisé directement dans l’ensemble d’articles d’Émile Benveniste : vers une poétique générale, nous lisons ici que penser le « corps » c’est penser le poème. Et le poème fait problème. Cette rime soudant le poème au problème accentue la place de ce couplet dans l’ensemble de l’activité critique de Benveniste. Problème parce que face au poème, c’est tout notre repérage qu’il faut re-paramétrer.
11Je rappelle que dans l’ouvrage ici recensé, la question de l’émotion revient souvent sous différentes formes, comme dans ce passage où on parle du « problème de la relation entre le poème et la réalité » (p. 56) chez Benveniste. Ce problème avec la réalité peut même fonctionner, sauf que Benveniste note le fragment en question ainsi : « La Poésie et la “réalité” »5. Le mot est le même, mais la gestuelle de la pensée marquée par les guillemets fait du « même » autre chose. Ce sont ces guillemets qui nous forcent à problématiser l’idée même de réalité. C’est là la scène à voir. C’est de la réalité du poète que parle Benveniste, car le poète perçoit « intensément » (p. 56) « cette réalité » (ibid.), qui est la sienne. On voit bien que Benveniste parle d’« expérience émotive de la réalité » (p. 57)6, qui n’est pas de l’ordre de l’empirique. Écrire sur l’expérience émotive fait appel à une écriture avec du corps (qu’on pourra lire dans le geste, par exemple, de rayer le mot « vécu »). Il s’agit d’un effort intense, « désespéré » (p. 56), pour représenter le vécu. Le réel, si on l’agence du côté de l’empirique, serait ce « vécu », alors que, par l’écriture, le vécu devient la réalité du poème. Ce vécu-là qu’on vit avec le poème.
12Ainsi, « vécu » se place à l’envers de ce que Benveniste nomme « émotion ». L’idée de représentation reçoit une charge de signifiance nouvelle : la manière de rendre présent à nouveau. Cette idée revient dans la citation de la page 57 (« Il faut que son langage [celui du poète] représente < le vécu > [cette fois, le terme a été ajouté dans l’interligne], re-produise l’émotion »), et dans celle de la page 73 : « Il faut que son langage / re-présente < le vécu >, re-produise l’émotion ».
13Les différences sont très subtiles : dans la première, on n’a pas la marque de l’alinéa « / » ainsi que l’absence du trait d’union dans « re-présente ». Je dis « on n’a pas », parce que la deuxième est en accord avec le manuscrit. L’importance de ce « re-présente » consiste surtout, et à la fois, dans le décrochage énonciatif (re [silence] présente) ainsi que l’attaque consonantique sur le « re », attaque accentuée aussi par l’alinéa. Ce travail fait de « re » une valeur à part entière, comme l’a déjà montré Gérard Dessons7.
14Dans le Baudelaire de Benveniste, l’insistance sur ce travail du « refaire à neuf » persiste. On voit cela dans les citations choisies par les auteurs du recueil : « recréer » (p. 75), « revécu » (p. 81), « ressentir » (p. 130)…8. Cette activité chez le linguiste nous empêche notamment d’affirmer que Benveniste réfléchit à une « esthétique de la réception » (p. 75), comme le propose Bérengère Moricheau-Airaud. Lorsqu’on lit que le « lecteur-auditeur se trouve en présence / d’un langage qui échappe à la convention essentielle / du discours. » (ibid.)9, et qu’il « doit s’y ajuster, en recréer pour / son compte les normes et le “sens” », (ibid.)10, la question est davantage celle d’une création double, c'est-à-dire, au minimum, intersubjective. Le lecteur doit à chaque fois réinventer l’œuvre, ce qui est le contraire de la recevoir. Réinventer dans sa réénonciation c’est-à-dire que l’œuvre elle-même fait son public, et non le contraire comme nous amène à penser la théorie de la réception. Une stylistique de la réception porte ses limites dans la mesure où elle ne peut pas réinventer une « perpétuelle dynamique » (ibid.). Benveniste ne pense en aucun cas à une « projection » (ibid.) mais à une création poétique. Lire comme réénonciation est ainsi un créer, un faire comme il dit à propos du poète : « faiseur, poiétés » (p. 17)11.
15On regrettera que parfois la prise de la pensée du corps dans le poème par le biais de l’« émotion » soit rapprochée trop étroitement d’un psychologisme assez flagrant et dépassé : « On remarque avec intérêt l’attention portée par Benveniste à l’interjection ô, particulièrement chargée de “vécu” et d’“émotion” » (p. 58). Si on postule qu’une interjection est chargée d’émotion, la question qu’on pourra se poser est de quelle émotion. Et de quelle façon cette interjection, et non pas une autre, se charge-t-elle ? Ce subjectivisme psychologique va à contre-courant du travail de subjectivation maximale, qu’est le poème, et que Benveniste tente d’étudier. Son vocabulaire met en relief une accentuation, une charge : « le poète part d’une sensation vive, / d’une perception aiguë » (p. 95)12. Les adjectifs postposés non seulement différencient, dans notre cas, la « sensation » et la « perception » mais aussi déplacent l’attention du lecteur vers l’adjectif lui-même : il importe surtout que le poète soit aigu, qu’il vive. Ce travail, qu’on peut lire dans la phrase de Benveniste, relève de ce que l’auteur appelle « l’identification multiple, qui lève le principe de contradiction » (p. 59)13. Cela veut dire que parler de « jeu de mots » (p. 58) dans l’activité d’écriture de Benveniste revient à vouloir refuser d’entendre une nouvelle manière de faire du sens. C’est bien le résultat d’un cheminement hasardeux, comme celui que décrit Michel Arrivé à propos de son propre travail (p. 53, 58).
16On évite de voir que, Benveniste allant vers Baudelaire pour s’aventurer dans du poétique, découvre une activité du corps dans le langage, et ce corps comme activité de signifiance que Benveniste fait entrer dans son écriture : « toute la poésie lyrique procède du corps du poète.14 ». Est-ce un hasard si la pensée du corps, et de l’émotion vient avec et après la lecture de Baudelaire ? Je rappelle cette phrase exceptionnelle du poète dans le Salon de 1846 à propos de la critique (d’art) : « la critique doit être partiale, passionnée, politique, c’est-à-dire faite à un point de vue exclusif, mais au point de vue qui ouvre le plus d’horizons.15 » Le propos de Baudelaire est de faire basculer le scientifique (a priori impersonnel, impartial et apolitique), vers le poétique, et dans ce sens, Benveniste continue Baudelaire. Sa recherche d’un vocabulaire « le plus adéquat pour penser le lien qui unit le locuteur à sa propre parole », comme l’affirme G. Dessons (p. 199), est la marque de ce moment où on part vers le poétique. Le basculement c’est l’émotion, l’audace, l’imagination, comme disait Baudelaire sur la critique. Le risque est de s’exposer, car il le faut.
17C’est là un inacceptable de la recherche de Benveniste : le sujet scientifique bouge parce que le monde bouge. Et le poème permet de voir le monde bouger et de faire bouger le sujet, c'est-à-dire la société. C’est risqué parce que la théorie comme un poème questionne l’évidence, comme il l'annonçait dès les premières phrases de « De la subjectivité dans le langage »16. Si le sujet bouge, on re-commence à neuf chaque fois, et tout le temps. On reconnaît l’importance de Benveniste pour les études littéraires. Avec Baudelaire, c’est Baudelaire tout entier qui s’emplit, qui s’élargit : on ne lira plus Baudelaire sans Benveniste. C’est ici la spécificité d’un « objet littéraire » : plus on en parle, plus on l’accroît. Faire de la critique un poème de la pensée c’est donner au chercheur la liberté de prendre la parole en toute liberté, de créer en écrivant. De poser, bien que petit, son regard dans l’archive des connaissances. Parce qu’on ne saura pas faire autrement.
Poétique & phraséologie
18Dans l’ensemble d’Émile Benveniste : vers une poétique générale, il est dommage de ne pas voir plus souvent des propos d’articulation entre les travaux du linguiste portant sur l’indo-européen, et sur les langues amérindiennes aussi, avec le chantier mouvant qui est son Baudelaire. Dommage parce qu’on lit encore des idées réductrices de la « poésie », entendue comme « métrique » (p. 147). Il en résulte le binarisme traditionnel entre prose et poésie, celle-ci reconnue par le vers « défini par un nombre fixe de syllabes » (ibid.). La vision du poète comme celui qui a la « maîtrise du langage » (p. 149.) cantonne l’étude de la poétique du côté du « soft core » (l’usage de la langue), à l’opposé du « hard core » (la grammaire d’une langue) (p. 148). Cependant, bien qu’on puisse dire qu’une maîtrise du langage puisse jouer « un rôle important dans une société sans écriture » (ibid.), Benveniste, à propos du mythe, insiste sur la question de la « phraséologie poétique indo-iranienne ». La phrase suivante donne le ton et l’importance de ce « poétique » :
Nous disons poétique cette phraséologie à la fois parce qu’elle est propre dans les deux langues à des textes versifiés et aussi parce qu’elle réside dans des tours consacrés qui, en eux-mêmes, témoignent d’une facture poétique17. (p. 151)
19Rappelons la place centrale de la phrase dans la pensée du discours chez Benveniste, pour qui elle est, seule, « l’unité du discours18 ». C’est l’idée même du poète qui « doit / donc inventer des associations de mots19 ». Ce système singulier construit par le poète ne peut reposer sur le signe, mais sur la phrase. En ce sens, même si « assembler », « choisir » nous remettent à une logique technique (où on va chercher des signes), le geste de composition, d’invention, c'est-à-dire d’aventure définit la spécificité du sujet du poème. La phrase emporte celui qui la porte. En ce sens, une phraséologie engage du sujet et dépasse la technicité des schémas ; elle dépasse la phrase au sens syntaxique pour exposer un sujet. Pour Benveniste, une poétique n’est pensée qu’à partir de la phrase, qui est toujours une phrase de quelqu’un.
20On voit bien le problème : malgré le fait de partir de Baudelaire pour parler de la poésie, Benveniste pose clairement qu’il s’agit avant tout de quelque chose chez Baudelaire. C’est la valeur conceptuelle que donne Benveniste au mot « propre ». Car « propre » dépasse la justesse du « mot propre20 » – compris comme synonyme du rapport un mot une chose – et atteint ce qui ne peut pas faire sens ni autrement, ni ailleurs. On voit ici l’enseigne des travaux portants sur la « culturologie », car celle-ci, dans la vision du linguiste, est la volonté de faire une « approche de la culture par l’étude de la langue qui l’institue » (p. 222). Si la culture est définie comme un système distinguant ce qui a un sens de ce qui n’en a pas, « propre » s’impose au centre de la préoccupation du « comment une langue “signifie” et comment elle “symbolise” » (p. 223). Le cheminement vers une poétique s’annonce dans ce rapport langue-culture, car « après tout, il serait assez naturel que la langue / poétique eût sa sémantique propre21. »
21L’intérêt que Benveniste porte à la phraséologie ne se résume pas à ce qu’elle « nous informe sur les structures de la religion et de la société » (p. 162), comme une sorte de reconstruction structurale, mais parce qu’elle est aussi une marque d’oralité, c'est-à-dire du corps dans le discours22. D’où cette « émotion » réfractée par les adjectifs : « phraséologie complaisante », « phraséologie luxuriante23 ».
Coïncidences
22On constate au long de l’ouvrage que le titre donné par Chloé Laplantine à l’ensemble de notes de Benveniste sur Baudelaire fait parfois problème, comme le constate Daniel Delas, qui rappelle la déception d’Irène Fenoglio, pour qui, « il est très inexact de dire que Benveniste a écrit un Baudelaire » (p. 26)24. À titre illustratif, dans l’ouvrage ici en question, on nomme aussi le Baudelaire de Benveniste « recueil Baudelaire » (p, 205), ainsi que mystérieusement « MB » (p. 40). La question se pose de savoir pourquoi on ne trouve aucune allusion à d’autres Baudelaire, comme celui de Sartre, de Walter Benjamin et même de Georges Bataille25, qui, en 1940 alors qu’il travaillait à la B.N, reçoit directement de Benjamin le manuscrit de son Baudelaire. Coïncidences mises à part, ce qui importe, c'est la force d’attraction de Baudelaire, force fatale, puisque, comme par hasard, le travail inachevé Baudelaire, autant chez Benveniste que chez Benjamin forme le « dernier atelier26 » des deux écrivains. Cet ésotérisme du dernier travail sera mieux traité si l’on aborde comme un exotérisme, c'est-à-dire, une nécessité de dépassement, dépassement de la « documentation » purement matérialiste, pour atteindre la vie, ce « quelque chose de vivant27 ». Le tragique empirique de la mort à l’extrême du voyage vers la rencontre de la vie dans le langage.
De Rilke à Baudelaire
23Accoler le nom « Baudelaire » à celui de « Benveniste » n’est pas anodin : il s’agit d’un geste conceptuel qui invente une lecture, celle où l’interprétant devient l’interprété, et vice-versa. Pour cela, je répète, on ne lira plus Benveniste sans passer par Baudelaire. Situation semblable pour le Blake de Bataille, où la mise en page choisie par la maison d’édition crée une tension d’interprétance entre les deux noms d’auteurs. Est-il possible d’être l’autre tout en étant soi-même ? « Baudelaire » n'est-il pas le nom de l’autre chez Benveniste ?
24Bienveillant, nous découvrons que « le problème de l’autre » a été traité par Vincent Capt. Partant d’une note de Baudelaire (« Problème de l’“autre” < autre > (fréquent, à étudier) », p. 203), l’auteur considère que « l’invitation à approfondissement » s’est fondée sur la mention entre parenthèses et le soulignement de « autre ». L’analyse, dont la démarche part du singulier, est prometteuse. Et ici elle s’achève au mieux. Pourtant, on se reportera au manuscrit de Benveniste pour voir que le passage donné par Capt s’en éloigne légèrement : cet « autre » du manuscrit n’est pas un ajout, comme les flèches pourraient nous inciter à le croire (< autre >). Pourquoi la maison d’édition a-t-elle choisi de mettre des flèches ? Il s’agit bien d’une erreur d’édition de l’ouvrage de Chloé Laplantine puisqu’on lit dans sa thèse autre, simplement, sans guillemets, sans flèches (< >), ce que d’ailleurs a écrit Benveniste. Il n’y a pas d’ajout, mais passage à la ligne :
Problème de l’ « autre »
autre (fréquent, à étudier)
25Ce glissement nous amène à être attentif à l’édition de Baudelaire et à penser encore une fois que le marquage accentuel de l’écriture de Benveniste reste une source de malentendus. L’autre du manuscrit est un mot de Baudelaire relevant de la question de l’« autre ». L’enjeu ici porte sur l'idée d’« autre » que le mot autre de Baudelaire problématise. Dans le relevé de Capt, l’« < autre > » devrait avoir une spécificité, vu que, selon la transcription, il s’agirait d’un ajout, c'est-à-dire d’une parole de Benveniste.
26Les mêmes mots voyagent de discours en discours et s’entremêlent. Si on considère l’œuvre de Benveniste du point de vue d’un système global, nous pouvons suivre de près le voyage des discours en son sein. C’est pour cela que l’invitation au voyage, de Baudelaire à Benveniste, doit passer par Rilke, qui problématise la linéarité d’une écriture (et de la lecture). G. Dessons mentionne ce commentaire de Benveniste à propos de la traduction des Cahiers de Malte Laurids Brigge afin de rappeler que déjà en 1924 Benveniste affirmait qu’il fallait « changer nos instruments [...]. Il faudra inventer la critique dynamique » (p. 198)28. Le ton de manifeste accompagnera le parcours du linguiste. Dire qu’il faut changer c’est se positionner d’emblée dans la recherche d’un changement où « toute frontière [soit] abolie » (ibid.). Le loin géographique, l’Alaska, est aussi inconnu, aussi lointain, que son « voisin » Baudelaire. Où le centre se situe-t-il dans cette pensée dynamique ? Émile Benveniste : vers une poétique générale questionne l’idée de centre dans l’hétérogénéité même de l’ouvrage. Si on revient à cette problématique c'est pour mettre en relief le fait que Benveniste nous demande de ré-fléchir, de nous ajuster vers notre propre inconnu. Notre déplacement s’impose, comme la théorie se déplace avec nous. Malgré une idée a priori hétérogène et un travail épars, un seul continu signe la démarche de Benveniste : tout ce qu’il fait interprète et est interprété par tout ce qu’il fait. Pas de curiosités passagères dans une œuvre : que des passages pas encore étudiés.
27Et pour terminer, je reviens à Baudelaire, pour qui la littérature a cette force du pluriel : elle « ouvre le plus d’horizons », ce qui veut dire qu’elle dépasse l’observatoire pour aller vers.