Historiciser l’écrit & écrire l’histoire
La main de Cervantès & l’esprit de Don Quijote
Son imagination se remplit de tout ce qu’il avait lu dans les livres, enchantements, querelles, défis, batailles, blessures, galanteries, amours, tempêtes et extravagances impossibles ; et il se fourra si bien dans la tête que tout ce magasin d’inventions rêvées était la vérité pure, qu’il n’y eut plus pour lui nulle autre histoire plus certaine dans le monde.1
1C’est ainsi que Louis Viardot traduit en 1863 la fameuse scène inaugurale du Don Quijote2de Cervantès qui voit l’esprit du héros se « dessécher » à la lecture de sa bibliothèque idéale, puis sombrer dans la folie par l’inversion du monde réel et du monde fictionnel. C’est également cette scène, illustrée par Gustave Doré, que choisit Hetzel comme frontispice au premier tome de L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche ; on y voit le héros, un livre à la main et une épée brandie dans l’autre, assailli de toutes parts par l’univers fictionnel des livres qui jonchent le sol de sa bibliothèque3. Dans cet épisode central de l’intrigue quichottesque et fondateur de toute une tradition littéraire, il est possible de lire métaphoriquement sous la plume de Cervantès une conséquence de la dématérialisation de la littérature, qui mène le protagoniste du roman à nier sa propre réalité. Or c’est précisément pour prévenir un tel écueil que Roger Chartier publie un nouvel ouvrage, La Main de l’auteur et l’esprit de l’imprimeur. Les études que l’historien a remaniées et rassemblées dans ce livre (chaque chapitre a fait l’objet d’une publication antérieure entre 2001 et 2014, à l’exception du quatrième, « Textes sans frontières », qui est inédit) entendent apporter des preuves de la nécessité de re-matérialiser et d’historiciser la littérature, pour ne pas se perdre dans les chimères du « magasin d’inventions rêvées » comme le personnage de Cervantès :
Ces œuvres, Don Quichotte ou les pièces de Shakespeare, furent composées, jouées, publiées et appropriées dans un temps qui n’est plus le nôtre. Les replacer dans leur historicité propre est l’un des buts de cet ouvrage. … tous les textes, même Hamlet et Don Quichotte, ont une matérialité. (p. 12-14)
2En insistant sur l’historicité et la matérialité des textes, R. Chartier prend ouvertement position contre une certaine critique littéraire qui évacue trop facilement la question du médium et du contexte au profit du seul contenu textuel, voire sémantique, lequel, postulé comme fixe et immuable, serait porteur d’une signification immanente. D’autres travaux récents issus de champs disciplinaires différents font écho aux positions et propositions de R. Chartier. Dans son ouvrage Le Discours littéraire, publié en 2004, Dominique Maingueneau a ouvert une nouvelle voie aux études littéraires. Son approche discursive, qui entend (ré)concilier le texte et le contexte — au sens de dispositif d’énonciation — considère le médium comme l’un des facteurs d’émergence d’une œuvre, œuvre que l’« on ne peut pas séparer de ses modes de transmission et de ses réseaux de communication4. » Le romaniste Hans-Jürgen Lüsebrink accorde une place prépondérante à l’imprimé dans ses recherches sur la communication interculturelle et les transferts culturels5. Enfin, en histoire du livre, Robert Darnton, l’actuel directeur de la bibliothèque universitaire de Harvard, a publié, en 2009, un véritable plaidoyer pour le livre imprimé, The Case for Books. Past, Present, and Future, dans lequel, partageant d’ailleurs certains corpus étudiés avec R. Chartier, ainsi qu’une conception du travail d’historien similaire, il met en lumière la densité du circuit de production et de communication du livre en tant que substrat matériel6. Mais revenons à la démarche propre à R. Chartier.
De l’oxymore au chiasme : la démarche de l’historien
3En 2007, R. Chartier inaugure son enseignement « Ecrit et cultures dans l’Europe moderne » au Collège de France, qu’il place sous le patronage du vers oxymorique de Quevedo, l’un des écrivains emblématiques du Siècle d’Or espagnol : « Escuchar a los muertos con los ojos » (« Ecouter les morts avec les yeux »). Outre l’exercice académique d’inscription dans un champ disciplinaire et dans une communauté de chercheurs auquel l’historien doit se plier, R. Chartier légitime ainsi le choix d’un enseignement situé au carrefour de plusieurs disciplines (histoire du livre, histoire et sociologie des textes, histoire de la culture écrite, bibliographie matérielle) dans un contexte où l’écrit en tant que support de l’écriture fait face à des mutations radicales et inédites. Il insiste sur le travail nécessairement à la fois diachronique et synchronique de tout historien : comprendre et analyser le passé pour saisir les réalités du présent. Ce faisant, il revendique toutefois une démarche résolument textuelle, démarche honnie par son prédécesseur Lucien Febvre, qui ne se limite pas à considérer le texte comme « déploiement automatique et impersonnel du langage7 », mais s’attache à « toujours lier l’étude des textes, quels qu’ils soient, avec celle des formes qui leur confèrent leur existence et celle des appropriations qui les investissent de sens8. » C’est cet intérêt pour le médium écrit qui guide les recherches de R. Chartier et qu’il a voulu signifier par le vers de Quevedo.
4Dans l’avant-propos de son dernier ouvrage, La Main de l’auteur et l’esprit de l’imprimeur, R. Chartier reprend le vers de Quevedo, notamment pour préciser son attachement aux œuvres de fiction pour la compréhension et la connaissance des cultures écrites de la première modernité (xvie-xviiie siècles). Parce que certaines œuvres de fiction façonnent les systèmes de représentations des cultures écrites de l’Europe moderne, l’historien ne saurait faire l’impasse sur elles :
Les historiens doivent aussi admettre, de bon ou mauvais gré, que la force et l’énergie des fables et des fictions sont capables de redonner vie aux âmes mortes. […] Certaines œuvres de fiction et la mémoire vive, collective ou individuelle, donnent ainsi au passé une présence souvent plus forte que celle proposée par les livres d’histoire. (p. 10-11)
5L’écriture de l’histoire et l’histoire de l’écriture sont pour R. Chartier deux faces d’une même médaille, reliées entre elles par un objet, le médium écrit, et qu’il s’agit d’appréhender selon trois axes intriqués — ou plutôt trois questions — qui structurent la pensée de l’historien et les études qu’il propose, et qui sont signifiés par le chiasme du titre. Le premier de ces axes est le livre, compris selon sa double acception kantienne comme objet matériel et comme discours adressé, et les mutations de ses modes de circulation et de production. Le second axe vise à cerner les modes d’assignation des textes ou de l’auteur, et les transformations de son statut dans la période considérée, à la suite des propositions de Michel Foucault sur la « fonction-auteur9 ». Enfin, le dernier axe est celui du lien entre culture écrite et littérature, à partir de trois contextes socio-discursifs et de trois corpus différents : les textes du Siècle d’Or espagnol, en particulier le Don Quijote de Cervantès, le théâtre élisabéthain et l’œuvre de Borges. Par la présentation et la justification de sa démarche d’historien, R. Chartier laisse également entendre que l’étude des usages de l’imprimé ne saurait être l’apanage exclusif de l’historien, ni celui du critique littéraire, mais que la complexité de ces usages ne peut être appréhendée que par le croisement et le dialogue de ces deux approches disciplinaires :
C’est la complexité même du processus de publication qui a inspiré le titre de ce livre où se croisent la main de l’auteur et l’esprit de l’imprimeur. Ce chiasme, peut-être inattendu, entend montrer que, si chaque décision prise dans l’atelier typographique, même la plus mécanique, implique l’usage de la raison et de l’entendement, inversement, la création littéraire toujours s’affronte à une première matérialité, celle de la page en attente d’écriture. Ce constat justifie la tentative qui associe étroitement histoire culturelle et critique textuelle. (p. 15-16)
Du livre vers l’(es) auteur(s)
6Partir du livre imprimé pour tendre vers l’auteur, ou plutôt vers les auteurs puisque, comme l’illustre R. Chartier, la publication, mais aussi la création, est un processus collectif et collaboratif dans l’Europe de la première modernité, telle est la première orientation des études du recueil. L’historien relativise une certaine conception moderne de l’œuvre comme « création[] originale[] » (p. 67) qui refléterait « les pensées ou les sentiments les plus intimes » (p. 67) de l’auteur en tant qu’individu en démontrant que ce paradigme ne s’applique pas aux contextes antérieurs au xviiie siècle et qu’il résulte d’un processus historique de « fétichisation de la main de l’auteur » (p. 61). Dans le second chapitre, « La main de l’auteur », R. Chartier démontre que ce processus, qui inaugure un nouvel ordre des discours à partir de la seconde moitié du xviiie siècle, est la conséquence du postulat de Kant quant à la nature double et paradoxale du livre, comme opus mechanicum (bien matériel, reproduit et partagé) d’une part, et comme discours (propriété unique et exclusive d’un auteur) d’autre part. Pour Kant, les livres imprimés ne sont ainsi que des représentations du discours immuable d’un auteur, ce qui fait émerger les notions de propriété et d’originalité, sacralise le manuscrit autographe devenu le garant de l’authenticité de la parole de l’auteur et inaugure un marché du manuscrit littéraire :
A partir du xviiie siècle, la valeur accordée à la signature authentique, au manuscrit autographe est la conséquence la plus spectaculaire de la dématérialisation des œuvres dont l’identité est située dans l’inspiration créatrice de leur auteur, sa manière de lier les idées ou d’exprimer les sentiments de son cœur. (p. 61)
7Un parcours dans les archives littéraires françaises suffit à R. Chartier pour démontrer qu’avant 1750 et l’avènement de la théorie kantienne, rares sont les manuscrits autographes qui ont été conservés en France (au contraire des manuscrits de théâtre du Siècle d’Or espagnol ou de la poésie du Trecento italien), et que ceux qui l’ont été sont souvent des copies effectuées pour servir l’imprimeur, soit par des copistes professionnels, soit par les auteurs eux-mêmes, lesquels dès lors « doivent être considérés comme des copistes d’eux-mêmes » (p. 58). Basé sur ces copies, le texte imprimé et donné à lire sous l’Ancien Régime typographique (xve-xixe siècles) n’engage ainsi pas uniquement la main de l’auteur, mais celle des copistes et des compositeurs qui décident des « formes et [d]es dispositions du texte imprimé » (p. 59).
8La fabrication de l’imprimé n’est donc pas que le fait d’une création originale, mais mobilise de multiples savoir-faire et différents acteurs liés par des relations diverses, dont les traces sont visibles dans le paratexte du livre, dans ce que R. Chartier nomme les « préliminaires » (p. 143) dans le cinquième chapitre, en référence aux « seuils » genettiens10. Mais alors que pour Genette, le paratexte est un élément transhistorique qui définit l’objet livre, R. Chartier postule qu’au contraire, le paratexte possède une dimension historique et témoigne de configurations textuelles spécifiques aux cultures écrites et aux pratiques particulières des imprimeurs. Parce que le paratexte est l’espace où est géré « un ensemble complexe de relations de pouvoir » (p. 149), il est indispensable de le considérer en tant que système pour reconstituer les circonstances d’émergence du discours. R. Chartier illustre ce postulat par l’étude de l’histoire éditoriale compliquée du Don Quijote en Espagne, et en particulier des deux secondes parties du texte publiées respectivement en 1614 et en 1615, dix ans après la première partie, chez deux imprimeurs différents. Les modifications apportées aux éléments paratextuels et la suppression ou l’ajout d’autres éléments dans chaque édition changent d’une part les effets de sens du texte, et d’autre part révèlent les polémiques liées à l’impression de l’œuvre. L’historien conclut ce chapitre sur une proposition méthodologique tout à fait pertinente, à savoir qu’il est nécessaire de « situer tous les éléments ‘péritextuels’ dans les relations multiples qui les lient les uns aux autres » (p. 165), mais aussi avec les autres éléments paratextuels (préliminaires d’une même œuvre, d’un texte du même auteur ou d’œuvres contemporaines) et de les identifier dans leur « matérialité typographique » (p. 167).
9Le chapitre suivant, « Du livre à la scène », permet à R. Chartier d’exemplifier une troisième modalité de passage du livre à l’auteur, à partir d’une réécriture portugaise du Don Quijote pour le théâtre de marionnettes : la Vida do grande Dom Quixote de la Mancha e do gordo Sancho Pança par Antônio José da Silva, représentée pour la première fois en 1733 au Teatro do Bairro de Lisbonne et éditée en 1744. Si le texte de Cervantès a connu de nombreuses mises en scènes aux xviie-xviiie siècles (notamment en France par Molière), la particularité de la pièce portugaise, outre qu’elle a été conçue pour des « bonifrates », des marionnettes, est qu’elle reflète une expérience vécue de l’auteur, juif converti de force au christianisme et immolé sur les bûchers de l’Inquisition. R. Chartier se garde cependant de faire une simple lecture biographique de l’œuvre de da Silva en démontrant que le martyre de l’auteur est perceptible dans les choix textuels opérés dans la reconfiguration du texte cervantin pour le théâtre, choix qui sont autant de façons de se différencier de la figure tutélaire de Cervantès.
De l’auteur vers le(s) livre(s)
10Si la notion d’auteur au sens de créateur est encore floue sous l’Ancien Régime typographique qui ignore la propriété intellectuelle, il en va de même pour celle d’œuvre. La seconde articulation du recueil s’attache dès lors à montrer comment sont générés, à partir du texte d’un auteur, différents livres qui tous contribuent aux significations de ce que nous nommons l’œuvre :
Les significations des œuvres changent même lorsque leur texte ne change pas. Mais il est des cas où c’est dans l’œuvre elle-même, modifiée dans sa littéralité, que l’histoire introduit variantes textuelles et transformation du sens. Dans une situation comme dans l’autre, ce que la main de l’auteur a écrit n’est que la matrice de variations dont les agents sont multiples : censeurs qui exigent corrections et émendations, éditeurs qui ont dans l’esprit les goûts et intérêts de leurs lecteurs, acteurs qui ajustent les pièces aux attentes de leurs publics et aux nécessités du jeu. (p. 201)
11Le corpus théâtral se prête particulièrement à l’étude de ce que R. Chartier baptise « Le temps des œuvres » dans le septième chapitre de son ouvrage, notamment une pièce de l’ère élisabéthaine, Hamlet de Shakespeare. L’historien considère une édition imprimée de 1676, qui a la particularité d’être annotée de la main d’un de ses propriétaires, un acteur londonien du xviiie siècle prénommé John Ward, et peut, en regard de ces annotations, être considérée comme un « prompt book » (« livre de régie »). Si le texte se veut fidèle à celui des premières éditions de la pièce, notamment celle du Second Quarto en 1604, il présente pourtant des modifications d’ordre religieux et/ou moral et des suppressions de formules jugées archaïques qui furent introduites lors de la réouverture des théâtres sous la Restauration à partir de 1660. Les annotations manuscrites, outre les indications de régie, attestent que John Ward a comparé l’édition de 1676 avec des éditions antérieures, refusant certaines modifications introduites dans le texte après la Restauration, et qu’il a allègrement modifié la ponctuation des vers pour préparer la déclamation du texte. Un tel trésor bibliographique permet, d’une part, de reconstituer l’histoire des éditions de Shakespeare et des reconfigurations de Hamlet à différentes époques, lesquelles investissent la pièce de significations nouvelles et, d’autre part, livre des informations précieuses quant aux modalités de représentation de la tragédie à une certaine époque, en comparaison avec les premières mises en texte et mises en livre. R. Chartier complète cette démonstration par un chapitre entier consacré à l’étude de la ponctuation (p. 217-237), phénomène auquel est accordé souvent peu de crédit dans la critique. Pourtant, explique l’historien, la ponctuation, dont la fixation est introduite par l’imprimerie au xvie siècle, participe de la construction de sens d’un texte, et les compositeurs et correcteurs ont joué un rôle décisif dans ce processus pour les textes renaissants et classiques en France. Certains auteurs, notamment de théâtre, comme Molière, faisaient peu de cas de la ponctuation de leurs textes puisqu’ils se montraient réticents à leur impression, convaincus que le théâtre réside avant tout dans l’action. Dès lors, R. Chartier émet l’hypothèse que la ponctuation était un moyen, pour les compositeurs, de restituer l’action, la représentation dans le texte une fois fixé, et en tire la conclusion suivante : « Durablement, la main de l’auteur n’a pas été séparée de celles qui copiaient les manuscrits autographes, préparaient les éditions ou composaient les textes. Ni non plus de l’oreille des auditeurs. » (p. 237)
12L’édition palimpseste de Hamlet rend également saillante la « tension entre l’écrit et la parole » (p. 239), tension qui sous-tend le neuvième chapitre, « De la scène au livre », également consacré à l’histoire des éditions shakespeariennes. L’établissement complexe des textes de Shakespeare cristallise en effet les débats inhérents à la critique théâtrale entre, d’un côté, les « textualistes », persuadés du primat du texte imprimé sur la mise en scène, et les dramaturges de l’autre, qui s’attachent premièrement au jeu de la scène. A partir de l’étude de David Scott Kastan, Shakespeare and the Book (2001) et d’une approche sociologique des textes, telle que théorisée par Donald Francis McKenzie, laquelle « conduit à tenir chaque état d’une œuvre comme l’une de ses incarnations historiques, qu’il faut comprendre, respecter et, possiblement, éditer » (p. 243), R. Chartier retrace l’histoire des éditions des pièces de Shakespeare. Initialement écrites uniquement pour la scène sans intention d’en produire des livres imprimés, puis publiées dans des Quartos sans nom d’auteur, conformément aux pratiques éditoriales de l’époque élisabéthaine de n’indiquer que le titre de la pièce, les noms de la troupe et du théâtre et, parfois, les dates de représentation, les pièces de Shakespeare seront finalement réunies et publiées dans un Folio en 1623, où elles seront désignées comme l’œuvre originale du dramaturge, dont la notoriété grandissante a dû motiver l’instrumentalisation de son nom. D’abord simple enjeu commercial entre libraires-imprimeurs, la mobilisation du nom de Shakespeare aboutit progressivement à la monumentalisation de l’écrivain et à la canonisation de son œuvre qui est cause de la scission entre deux courants critiques : les philologues classiques, qui reconstruisent un texte idéal supposé premier à partir de ses différentes matérialités, et les sociologues des textes, qui affirment que le texte n’existe pas hors de ses matérialités. Sans prétendre résoudre l’opposition entre ces deux approches, R. Chartier suggère de déplacer la question dans une tentative de conciliation :
Toujours, en effet, les œuvres se donnent à lire (ou à entendre) dans des formes matérielles particulières. Selon les temps et les genres, les variations de ces formes sont plus ou moins importantes et concernent, simultanément ou séparément, la matérialité de l’objet, la graphie des mots, la ponctuation, ou le texte lui-même. Mais toujours, également, de multiples dispositifs (philosophiques, esthétiques, juridiques) se sont efforcés de réduire cette diversité en postulant l’existence d’une œuvre toujours identique à elle-même, quelle que soit la forme de son incarnation. […] Plutôt que d’essayer vainement de se déprendre de cette irréductible tension, il importe d’identifier les termes propres dans lesquels elle fut conçue et exprimée au cours de l’histoire — et comment elle l’est aujourd’hui. (p. 263-264)
13La conscience de cette « irréductible tension » doit servir à redéfinir en profondeur les pratiques philologiques et éditoriales afin de livrer non seulement des éditions attentives au confort de lecture, c’est-à-dire un seul texte, mais qui se veulent également critiques, rigoureuses et historiquement établies, une double exigence que les ressources numériques rendent aujourd’hui possible11.
Pour une histoire de l’écrit transnationale
14Le troisième axe de lecture proposé par R. Chartier, à savoir le lien entre culture écrite et littérature, est envisagé selon une double perspective, à la fois interdisciplinaire et transnationale. L’intérêt du chercheur pour des corpus issus de langues et de littératures différentes ainsi que le plurilinguisme de son impressionnante bibliographie12 devraient suffire à justifier une approche transnationale — et de facto comparatiste — de la littérature et de sa production, mais R. Chartier prend cependant soin de noter au préalable que « les histoires sont sans frontières. Et les textes, du moins certains d’entre eux, le sont tout autant. » (p. 105). Ce constat, qui résonne comme une évidence, intervient en conclusion du troisième chapitre de l’ouvrage intitulé « Traduire », dans lequel est étudiée la diffusion des textes espagnols du Siècle d’Or, en particulier du Don Quijote, dans l’Europe des xvie-xviie siècles, « obsédée par l’Espagne » et « capturée par l’œuvre de Cervantès » (p. 102). Loin de considérer la traduction de textes littéraires comme un phénomène de réception uniquement, R. Chartier l’envisage comme une « appropriation singulière des textes » (p. 85), une interprétation, propice à la compréhension des enjeux sous-jacents à de tels transferts culturels. La langue et la littérature castillane jouissent en effet d’une vogue sans commune mesure dans les cercles élitistes et lettrés de la France du xviie siècle, ce qui donne lieu à une surabondance de traductions qui s’éloignent parfois considérablement du texte original, comme par exemple la traduction de Buscón par Scarron en 1633. Ces prises de libertés sont certes imputables au traducteur, la traduction étant bien souvent la première profession exercée par un aspirant écrivain afin de pénétrer le monde des lettres, mais également à l’écart irréductible entre les deux langues et cultures, et « les répertoires de catégories et conventions propres aux littératures qui s’en emparent » (p. 87), dont les systèmes de genres inhérents aux différentes langues, littératures et cultures. D’où la difficulté de différencier la traduction de la réécriture, ainsi qu’en témoigne la querelle nouée autour du Cid de Corneille en 1637.
15Si la traduction constitue un phénomène idéal pour l’étude des transferts culturels, le devenir d’une œuvre et son instrumentalisation dans des contextes divers l’est tout autant, si ce n’est plus. R. Chartier consacre ainsi le quatrième chapitre de son ouvrage, « Textes sans frontières », au cas de la Brevísima relación de la destruyción de las Indias, traité dénonçant la politique coloniale menée aux Amériques et l’esclavagisme des indigènes, écrit vers 1542 par le frère dominicain Bartolomé de Las Casas à son retour en Espagne. Il se propose de faire l’histoire des multiples éditions et traductions de ce texte, de sa genèse et son édition princeps en 1552 à Séville jusqu’au seuil du xixe siècle. D’abord critique des exactions commises par les colons espagnols aux Amériques aux lendemains de la controverse de Valladolid, les premières traductions de la Brevísima relación en contextes protestants (en Angleterre et aux Pays-Bas notamment) à partir de 1578, puis la traduction latine publiée à Francfort en 1598 et enrichie de gravures de Théodore de Bry qui illustrent de manière ostentatoire les cruautés des Espagnols, mettent en avant la confession catholique des colons, et le traité sera ainsi utilisé à des fins de propagande anticatholique dans un contexte de guerres de religions et de domination espagnole en Europe. Tout au long de son histoire, le texte de Las Casas servira successivement des intérêts politiques et religieux, notamment au xviie siècle à Venise et en Catalogne, puis deviendra récit de voyage avant d’être brandi comme étendard de la liberté par les partisans de l’indépendance américaine au xixe siècle. La trajectoire éditoriale et traductoriale de la Brevísima relación de Las Casas par-delà les siècles et les frontières permet ainsi à R. Chartier de montrer, par les multiples formes qu’a épousées ce traité, entre dépendances et différences par rapport à l’édition princeps, comment il est reconfiguré, investi de significations nouvelles et réorienté idéologiquement à des fins diverses (propagande religieuse, conflits politiques, sentiment antiespagnol, etc.) selon les contextes, les langues et les cultures.
Histoire du livre & humanités digitales : quel avenir pour les cultures écrites ?
16Dans l’épilogue de son ouvrage, R. Chartier commente le conte de Borges, Pierre Ménard, auteur du Quichotte et l’ambition de son protagoniste de réinventer Don Quijote. Or, le Don Quijote ontologiquen’existe pas, il n’existe que dans ses matérialités :
En supposant implicitement que le Quichotte fut et demeure toujours le même depuis que Cervantès en a imaginé l’histoire, Borges et Ménard tentent de conjurer ces infinies variations. Ils donnent réalité à l’impossible rêve d’une œuvre toujours identique à elle-même. (p. 299)
17Les bouleversements survenus avec l’informatisation de nos sociétés, l’invention d’internet, l’apparition de nouveaux supports de lecture et le développement des humanités digitales donnent raison à R. Chartier : il est illusoire de chercher dans ce monde numérique où, pour reprendre les termes de l’historien, l’écriture est « polyphonique et palimpseste, ouverte et malléable, infinie et mouvante » (p. 42), un texte fixe et un unique auteur assignable. Dans sa leçon inaugurale au Collège de France en 2007, le chercheur esquissait déjà une première réflexion sur ce monde numérique : « Les mutations de notre présent transforment tout à la fois les supports de l’écriture, la technique de sa reproduction et de sa dissémination, et les façons de lire. Une telle simultanéité est inédite dans l’histoire de l’humanité13. » Le lecteur était dès lors en droit d’attendre en 2015 que R. Chartier aborde ces mutations de front et c’est d’ailleurs l’une des ambitions de son ouvrage, ainsi exprimée dans l’avant-propos : « ce livre voudrait aussi contribuer aux interrogations inspirées par les mutations contemporaines de la culture écrite. » (p. 17) Si cet ouvrage pose un certain nombre de questions pertinentes et ouvre des pistes de réflexion quant à l’avenir des cultures écrites, il lui manque toutefois un chapitre dédié explicitement à cette problématique ainsi qu’une prise de position au sein des débats actuels. C’est probablement la seule lacune de ces études précises, richement documentées et servies par une plume habile, lacune que l’historien avoue d’emblée (p. 18). Le lecteur se rapportera avec profit au livre de R. Darnton déjà cité, The Case for Books, qui traite frontalement de la question du numérique, pour compléter ses connaissances. Fidèle à ses convictions sur le devoir de l’historien, R. Chartier invite plutôt son lecteur à réfléchir sur le nouvel ordre des discours instauré par la « textualité numérique » (p. 41) à partir de l’histoire de l’imprimé et des pouvoirs dont il est investi dans les cultures occidentales. En nuançant d’emblée la dichotomie théorisée par Eisenstein entre « scribal culture » (« culture du manuscrit ») et « print culture » (« culture de l’imprimé »), il démontre que la révolution de l’imprimerie a moins consisté en l’invention d’un nouveau médium, le livre — lequel existait déjà dans la forme qu’on lui connaît, le codex — qu’en une mise en circulation massive et inédite de l’imprimé qui investit l’espace public sans toutefois faire disparaître le manuscrit14, du moins jusqu’au xviiie siècle. L’imprimerie a bouleversé en profondeur les pratiques sociales d’écriture et de lecture, et c’est à l’aune de ce bouleversement que R. Chartier nous invite aujourd’hui à penser le tournant du numérique.