Vérité & fiction, entre Moyen Âge & postmodernité
1Si la fiction peut être définie comme une série d’assertions feintes1, les liens entre fiction et vérité sont nécessairement problématiques. Historiquement, ce caractère problématique a pu se réaliser de différentes manières2 : sous la forme du soupçon, qu’il soit épistémologique (la fiction est un simulacre dégradé du réel) ou moral (la fiction divertit des vérités premières) ; sous la forme de l’ambition explicite de certaines fictions à égaler le réel ou à tenir sur lui un discours qui soit vrai au sens premier du terme ; ou sous la forme du déplacement, la fiction prétendant tenir un discours de vérité qui n’est pas tout à fait le même et qui n’a pas exactement les mêmes objets que les discours institutionnels du savoir. Une définition de la vérité comme correspondance stricte entre un contenu notionnel exprimé par le langage, et la réalité matérielle que ce contenu vise à décrire, achoppera toujours sur une pratique, la fiction, qui tient un propos dont la cohérence interne est plus importante que l’imitation servile d’un monde objectif : même la fiction la plus « réaliste » finit inévitablement par rivaliser avec le réel plutôt que par s’y fondre.
2Ce sont ces rapports ambigus que deux ouvrages collectifs se proposent d’étudier, selon des modalités assez différentes malgré leurs titres similaires. Fictions de vérité, dirigé par Annie Combes, se consacre au discours de la vérité dans les romans de Chrétien de Troyes et leurs réécritures médiévales françaises, italiennes, germaniques (y compris néerlandaises et anglaises), celtiques et scandinaves. La Vérité en fiction, dirigé par Sylvie Bauer et Anne-Laure Tissut, rassemble plusieurs contributions sur des auteurs de langue anglaise des xixe, xxe et xxie siècles. Dans une certaine mesure, ces deux champs d’investigation exigent des méthodes, des orientations et des questionnements différents, et ces deux volumes tiennent des discours qui sont parfois incommensurables. À cela il faut ajouter la tendance centrifuge naturelle à tout volume collectif, dont chaque article, s’il est consacré à une œuvre ou à un auteur distinct, aura tendance avant tout à tenir un propos pertinent pour ledit auteur ou ladite œuvre. À cet égard et fort logiquement, chaque article déroule sa propre vérité sur sa propre fiction-objet et les différents textes n’aspirent pas à faire système : le message implicite de ces deux collectifs est peut-être qu’il y a autant de vérités que de fictions. Pourtant, une force centripète indéniable structure aussi ces deux volumes qui, lorsqu’on les compare, révèlent des rapports historicisés au réel, à la vérité et à la fiction ; entre le Moyen Âge et l’époque contemporaine (au sens large), les protocoles d’écriture et les paradigmes esthétiques entretiennent à première vue peu de similitudes, mais ces deux volumes révèlent en fait des dynamiques qui ont de forts liens de connivence.
Vérité, fiction, sens
3Le volume de littérature médiévale peut à première vue donner l’impression d’avoir une optique plus limitée, puisqu’il ne s’intéresse qu’à un seul auteur et aux réécritures de ses romans ; mais interroger l’œuvre de Chrétien de Troyes et sa réception, puisque c’est de cela qu’il s’agit, c’est poser de manière frontale la question de la fiction au Moyen Âge et de ses mécanismes de légitimation. Lorsque vers 1200 Jean Bodel, dans le prologue de la Chanson des Saisnes, répartit la fiction vernaculaire en trois matières, celle de France, celle de Bretagne et celle de Rome3, il les hiérarchise en fonction de leur rapport à la vérité : les contes tirés de la matière de France (les chansons de geste) sont « voir chacun jour aparant » ; ceux de la matière de Rome (les romans dits « antiques ») sont « sage et de sens aprenant », ce qui veut dire qu’ils ne peuvent prétendre à une vérité nue comme leurs grands frères épiques, mais qu’ils sont tout de même susceptibles de véhiculer un contenu d’enseignement, une vérité symbolique. Les contes de Bretagne en revanche (les romans arthuriens) sont « vain et plaisant » : ils n’ont pour toute fonction que le divertissement creux.
4S’il y a là une attaque de Jean Bodel contre un jeune genre qui monte, sans doute faut-il aussi y voir l’expression d’un préjugé courant à l’époque, qu’on retrouve chez d’autres auteurs : le roman breton, c’est le triomphe de la fantaisie et de l’élucubration au détriment du vrai et du sérieux. En réponse à cette méfiance — qui n’est rien d’autre qu’une méfiance envers la fiction lorsqu’elle ne se revêt pas des atours de l’historicité ou de la moralisation — le roman breton développe un discours ambigu et ambivalent sur sa propre vérité, et Chrétien de Troyes joue plus que tout autre sur le caractère fuyant de ce vrai romanesque. Nombreuses, dans les romans de Chrétien, sont les figures de narrateurs dont les prétentions à faire un récit vrai sont battues en brèche aussitôt par une incertitude fondamentale qui déstabilise toute prétention à une adéquation au réel ; quant aux sources anciennes ou livresques revendiquées par les romans, elles ne bernent pas un lecteur qui sait que tout cela n’est que fabulation.
5La singularité de la démarche de Chrétien de Troyes, qui oscille sans cesse entre l’aveu de fictionnalité jamais tout à fait formulé et la fiction de référentialité, ressort d’autant plus lorsqu’elle est comparée aux reprises et translations qui ont été faites de ses romans pendant le Moyen Âge. Des différentes études de Fictions de vérité, il ressort que le mécanisme fondamental qui régit presque toutes les adaptations de Chrétien dans le domaine européen, c’est la simplification — ou plutôt la clarification. Les ambiguïtés constitutives du texte de Chrétien, qui laisse planer le doute sur ses intentions et sur le statut de son récit, sont gommées et ce, dès les adaptations en prose française, comme le montre l’article d’Annie Combes sur les mises en prose du Chevalier de la charrette, celui de Maria Colombo Timelli sur celles de Cligés et d’Erec et Enide au xve siècle et celui de Francis Gingras, qui va jusqu’aux réécritures de la première modernité (notamment dans la Bibliothèque universelle des romans). L’article d’Anatole Pierre Kuksas qui ouvre le volume va encore plus loin, en montrant que même les copies manuscrites du Chevalier de la Charrette en vers attestent d’efforts de la part de certains copistes d’atténuer les zones les plus opaques du texte original (notamment la tendance qu’a Chrétien à lancer des pistes narratives sans les conclure : l’auteur champenois ne croit pas au clou de Tchekhov). Voilà qui ne devrait pas nous surprendre : le copiste est aussi bien un lecteur qu’un éditeur4, et si son interventionnisme est rarement aussi ample que celui des adaptateurs en prose ou en langue étrangère, il n’en est pas moins réel.
6Ce n’est donc pas la traduction d’une langue à une autre qui est en cause, mais toute reprise du texte originel par un lecteur-remanieur tiers. Les adaptations dans d’autres langues vernaculaires ont tout de même pour particularité d’être, pour employer le terme médiéval consacré, des translations non seulement au plan linguistique mais aussi au plan culturel. Ainsi les réécritures en italien (articles d’Arianna Punzi et de Maurizio Virdis) doivent-elles tenir compte de la distance entre un matériau-source pénétré d’idéaux chevaleresques et une Italie qui n’a jamais connu un système féodal fort. Le public peut varier également : les adaptations des romans de Chrétien en moyen anglais (article de Carolyne Larrington) ont peut-être eu un public plus mêlé que les œuvres-sources du trouvère champenois, adressées à un lectorat aristocratique ; il en résulte un style plus oralisant, qui apparente le récit au conte populaire. L’examen de plusieurs traditions européennes va presque toujours dans le même sens : les jeux d’ambiguïté de Chrétien de Troyes ne sont pas perçus par les translateurs comme relevant de la matière du récit, de sa chair, mais d’un choix d’écrivain qui n’a pas nécessairement besoin d’être reproduit à l’identique. Cela ne veut pas dire que les remanieurs n’ont pas senti la complexité de la référentialité chez Chrétien, mais ils choisissent de la faire disparaître de même qu’ils gomment le nom même de Chrétien de Troyes de leurs textes. Plusieurs articles montrent comment les adaptateurs européens réemploient certains traits propres à l’auteur champenois, comme la peinture des émotions dans la traduction néerlandaise du Conte du graal (article de Frank Brandsma) ou le jeu sur les sources dans le Herr Ivan suédois (article de Sofia Lodén) ; mais ce qui domine, c’est tout de même une volonté de rendre le récit plus neutre, de l’anonymiser pour mieux le rendre à sa source légendaire : c’est particulièrement notable dans les adaptations galloises (article de Ceridwen Lloyd-Morgan), où le retour à la « vraie » source arthurienne est lourd d’implications idéologiques et nationales. Rares sont les adaptations qui cherchent à imiter l’ambiguïté constitutive du récit de Chrétien : l’exception notable est l’auteur allemand Hartmann von Aue (article de René Perennec) qui, loin du style pseudo-historique de son compatriote Wolfram von Eschenbach, joue lui aussi sur la triade vérité/fiction/sens, cette troisième notion venant brouiller la frontière stricte entre les deux premières et élever le propos romanesque à sa juste place.
En éclats
7Ce qui transparaît à travers l’esthétique de Chrétien de Troyes, diversement reprise ou détournée par ses adaptateurs, c’est une idée somme toute très moderne — romantique, même. Cette idée, c’est que la fiction romanesque tient un propos de vérité qui est distinct de celui que tiennent les formes traditionnelles du savoir : religion, sciences, morale, histoire. La vérité exprimée par la fiction n’est pas inférieure en nature à celles des autres discours ; elle n’est pas non plus une vérité déguisée, ornée, qui pourrait être traduite dans un langage plus clair, non-littéraire et non-fictionnel : ce que dit la fiction, aucune autre forme de discours ne peut le dire. Il n’est donc pas possible d’analyser la vérité de la fiction avec des outils logiques traditionnels.
8Cette paradoxale véridicité de la fiction et de la littérature est devenue une constante du discours esthétique à l’époque moderne, surtout à partir du romantisme. L’ambition romanesque de représenter et/ou reproduire la totalité du réel, l’idée que la fiction a un potentiel visionnaire, au sens où l’entend Jung, voire tout simplement qu’elle nous « aide à vivre » et véhicule donc une vérité pratique ou éthique (consolatoire ?) disponible à tout un chacun, sont autant de lieux devenus communs. Alors que le volume consacré à Chrétien de Troyes se situe avant le développement de ce paradigme fictionnel, le second volume collectif dont il est question, La Vérité en fiction, numéro 28 de la revue Théorie Littérature Épistémologie, se positionne en quelque sorte à son extrême fin, au moment de son épuisement.
9La Vérité en fiction rassemble huit articles consacrés à des auteurs américains ; deux sont des écrivains du xixe siècle (Edgar Allan Poe et Herman Melville) et les autres sont des auteurs contemporains. Le portrait de la question dressé dans ce volume est éclaté, non seulement parce que les textes étudiés sont variés, mais parce la notion même de vérité, dans nos paradigmes de la modernité finissante et de la postmodernité, est devenu un objet fuyant, kaléidoscopique, disséminé. En d’autres termes, dans le rapport entre vérité et fiction, ce n’est plus la fiction qui est problématique, comme elle pouvait l’être à l’époque médiévale ou à l’âge classique, c’est la vérité elle-même. En perdant son ancrage dans un absolu stable, elle se démultiplie en autant de vérités locales, limitées dans l’espace et dans le temps.
10Ces vérités peuvent être ethnocentrées et s’assimiler abusivement à un universel qu’elles usurpent : c’est ce que montre l’œuvre de l’écrivain amérindien Gerald Vizenor (article de Michel Feith), qui conteste les prétentions hégémoniques du discours occidental, notamment celui de ses sciences humaines. Elles peuvent être aussi le résultat des transformations médiatiques amenées par les nouvelles technologies, qui imposent un rapport nouveau au discours, à la représentation et au savoir, et induisent un changement dans nos habitudes cognitives : ainsi la cyberfiction (article d’Arnaud Regnauld), par son emploi du lien hypertextuel et de la transmédialité comme procédés littéraires, balance-t-elle sans cesse entre la fragmentation et le fantasme d’un texte total. De manière plus traditionnelle, cette fragmentation peut s’exprimer sous la forme du recueil de nouvelles, comme c’est souvent le cas dans l’œuvre de Steven Millhauser (article de Nathalie Cochoy) ; ou, de manière singulière, sous la forme d’un roman déroulant deux fils narratifs qui se croisent peu ou jamais, comme dans Plowing the Dark the Richard Powers (article de Flora Valadié) et Point Omega de Don DeLillo (article de Noëlle Batt). Des événements traumatiques récents, où les faits bruts sont indissociables de leur couverture médiatique en continu, expliquent cette émergence d’une vérité désintégrée que la fiction peut tout juste tenter de reformuler : Extremely Loud & Incredibly Close, le roman de Jonathan Safran Foer consacré aux attentats du 11 septembre 2001 (article de Gwen Le Cor), use du potentiel tabulaire et iconique de la page de roman pour tenter de comprendre le surgissement brut de l’événement dans toute son horreur. La quête du sens est empêchée et détournée par l’immédiateté violente des faits, comme le souligne le titre même du roman : une réalité qui hurle si fort que la conceptualisation ne peut avoir lieu.
11La présence de deux auteurs du xixe siècle dans le recueil n’est pas saugrenue, mais aide au contraire à percevoir les prémisses de cette dissolution postmoderne de l’unicité de la vérité et du pouvoir qu’a la fiction de l’exprimer. L’étude du « Double assassinat dans la rue Morgue » (« The Murders in the Rue Morgue ») de Poe (article de Bruno Montfort) révèle comment l’enquête policière elle-même, pourtant génératrice de sens par excellence, peut aboutir à la négation du sens : comme le meurtre de la nouvelle est accompli par un animal, l’événement sort de la sphère humaine productrice de sens et devient donc insaisissable. Quant à Herman Melville (article de Julien Nègre), sa nouvelle « The Encantadas », plutôt une succession de dix esquisses semi-narratives consacrées aux Îles Galapagos, montre une vérité fuyante et une réalité qui n’est accessible qu’en surface. Alors que dans son célèbre essai « Hawthorne and His Mosses », Melville affirmait la capacité qu’a l’écrivain de puiser la vérité dans les profondeurs du réel, son exploration des Galapagos se refuse à donner une unité et un sens à ce qui est décrit et empêche une approche herméneutique ferme. En ce sens Poe et Melville, au siècle même du réalisme triomphant et du faîte de l’ambition romanesque, expriment un scepticisme rendu d’autant plus audible aujourd’hui sur le pouvoir qu’a la fiction de tenir un discours vrai sur un réel qui échappe sans cesse.
Dire quand même
12Alors qu’à l’époque médiévale les prétentions de la fiction à exprimer une vérité qui lui est propre sont mises en doute en raison du discrédit jeté sur le jeune genre romanesque, aujourd’hui c’est plutôt le manque de stabilité de la réalité qui rend impossible le discours vrai de la fiction. Pourtant, malgré le gouffre cognitif et épistémique qui sépare ces deux positions, les œuvres elles-mêmes qui en résultent partagent plus de points communs qu’on ne penserait. Les œuvres médiévales et les œuvres modernes partagent un même constat, celui de la difficulté de la parole fictionnelle, qui ne peut aborder le réel que de manière biaisée, indirecte. Si la vérité surgit de l’adéquation entre le discours et le réel, alors la fiction ne peut jamais dire la vérité, ou elle la dira de manière détournée, ornée, superflue. C’est ce qui explique les jeux de validation, d’ambiguïté et d’autorité chez Chrétien de Troyes, plus ou moins repris par ses adaptateurs ; c’est ce qui explique aussi le regard dubitatif et pessimiste de plusieurs des auteurs américains mentionnés.
13La solution dans les deux cas va passer par l’abandon de la définition technique de la vérité au profit d’une recherche du sens, mais une recherche rendue d’emblée difficile. Chez Chrétien de Troyes le sens avance masqué et requiert la diligence du lecteur pour être débusqué — et encore, de manière toujours incertaine. À cet égard le roman est tout de même une image du monde, en ce qu’il révèle et dissimule la présence de Dieu/du sens : il y a donc bien une vérité de la fiction romanesque, non parce que le roman tiendrait un propos vrai sur tel ou tel sujet, mais parce que la quête qu’il instaure pour le personnage et pour le lecteur est une analogie exacte du rapport de l’être humain à l’univers et à son créateur. Dans la fiction postmoderne, une telle confiance dans le processus analogique est évidemment bien entamée, mais l’idée que le roman peut, non pas en la décrivant mais en reproduisant son chaos et son caractère centrifuge, rendre compte de la réalité, demeure vivace quoique fragile. Derrière l’aveu d’impuissance de la fiction contemporaine, on décèle une interrogation : et si la fiction entretenait toujours un lien privilégié avec la vérité, aussi ténu et indécelable soit-il ? Si le monde et la réalité sont éclatés, alors un discours indirect et obtus est peut-être un des seuls moyens de les comprendre. Flora Valadié parle ainsi pour Richard Powers d’une forme de « mysticisme de la fiction, la fiction étant le lieu d’une expérience transcendante constamment réactivée par l’expérience du réel » (p. 78). Ce mysticisme intermittent, exprimé avec prudence, est peut-être ce qui unit les auteurs médiévaux et les auteurs contemporains étudiés dans ces deux volumes : l’idée que l’expérience de la fiction et l’expérience du réel ont peut-être quelque chose de commun, et que la vérité, si elle peut être décelée, est moins à chercher dans une applicabilité de l’un à l’autre mais dans une proximité impossible à analyser en d’autres termes que ceux employés par les textes eux-mêmes.