Pour une cartographie de la bêtise flaubertienne
1Ce recueil de textes, réunis et présentés par Anne Herschberg Pierrot, est le résultat d’un séminaire de l’équipe Flaubert de l’Institut des Textes et Manuscrits Modernes, de l’École Normale Supérieure et de l’Université Paris 8 qui a eu lieu entre 2009 et 2011 et qui avait pour sujet la question de la bêtise au sein de l’œuvre de Flaubert. C’est une problématique centrale qui, comme le remarque A. Herschberg Pierrot dans l’introduction de cet ouvrage, traverse toute la production flaubertienne et sur laquelle il existe déjà une importante bibliographie.
2Le livre se divise en trois parties selon une logique qui répond non seulement aux divers sujets de recherche mais qui vise aussi à fournir une image progressive et complète de ce Protée conceptuel qu’est la bêtise. En ce sens, la première section (intitulée simplement « Bêtise ») se concentre sur les caractéristiques générales qu’acquiert cette notion dans l’ensemble de l’œuvre de l’écrivain normand. La deuxième (« Bouvard et Pécuchet »), la plus longue du livre, se focalise sur ce roman inachevé dont Flaubert voulait faire le monument de l’idiotie de son temps. Finalement, la troisième partie (« Flaubert et après ») explore les continuités et transformations de la bêtise flaubertienne chez quelques écrivains postérieurs.
3Grâce à cette structure, le recueil ne se contente pas d’être une simple somme d’articles individuels mais devient un travail véritablement collectif qui essaie de parcourir son objet d’une façon détaillée. De là aussi l’esprit dialogique qui le traverse : en effet, il n’est pas rare de retrouver, d’un chapitre à l’autre, les mêmes citations qui sont toutefois réinterprétées selon les buts et le cadre théorique spécifiques à chaque collaborateur. On pourrait dire que c’est là qu’on trouve un des effets les plus riches du livre, la démonstration concrète de la polyvalence et de la richesse (véritable « mine critique ») de la bêtise. Bien qu’il ne s’agisse pas d’une retranscription des interventions du séminaire, cet angle d’attaque permet de conserver un peu de cette cohérence propre à toute recherche méthodique et soutenue sur un sujet donné.
4Cependant, alors que l’unité thématique et la disposition des chapitres garantissent la réception du recueil comme totalité, les divers domaines de spécialisation des auteurs déterminent la multiplicité des prismes à travers lesquels ils analysent l’œuvre de Flaubert, ce qui implique une variation et de la portée des cadres théoriques et du style rédactionnel.
5Signalons également les références insistantes à certains écrivains du xxe siècle (Borges, Musil, Queneau, Barthes y sont invoqués à plusieurs reprises), ce qui montre, d’un côté, que la bêtise est sans doute une des obsessions flaubertiennes qui hantent assidûment la littérature contemporaine, et d’un autre, que le livre vise à faire du dialogue avec cette littérature‑là un aspect central de sa démarche.
Une bêtise polymorphe
6La première section du livre comprend des textes de Pierre Bergounioux (« Une contradiction vivante : les intellectuels bourgeois »), Pierre‑Marc de Biasi (« Le diable n’est pas autre chose »), Françoise Gaillard (« Petit éloge de la simplicité ») et Pierre Pachet (« Suis‑je bête »). Les essais de Pierre Bergounioux et de Pierre Pachet fournissent un cadre général de discussion, le premier en éclairant la relation conflictuelle entre les intellectuels bourgeois au milieu du xixe siècle et leur classe sociale d’origine, le second en réfléchissant sur la bêtise propre à chacun. Bien qu’au premier coup d’œil le thème proposé par Pierre Bergounioux puisse sembler trop vaste pour être traité en détail, le diagnostic de la déchirure entre le milieu intellectuel et la bourgeoisie triomphante est un premier pas nécessaire pour délimiter le lieu précis où se développe le problème de la bêtise dans la littérature du siècle. Le projet esthétique flaubertien doit être envisagé comme une lutte à mort contre la société dont le romancier se sent isolé, et il sera évident tout au long du recueil que les modulations multiples de la bêtise (la simplicité, la stupidité, la sottise, l’ineptie) sont quelques‑unes des armes les plus effectives pour ce combat.
7L’intervention de Pierre Pachet a le mérite de postuler une dimension intrinsèque, particulière à chacun, où la bêtise se cache et qui pourrait même adopter la forme d’une illustre intelligence. Cette convocation de la bêtise individuelle (en incluant celle du lecteur) comme une question philosophique de premier ordre est suggestive, mais on peut regretter qu’elle ne soit pas plus détaillée dans l’exploration de ses hypothèses.
8C’est dans les écrits de Françoise Gaillard et de Pierre‑Marc de Biasi, qui s’occupent d’égrener l’ambigüité et les nuances du terme « bêtise » selon la conception de Flaubert, que le volume commence à gagner une solidité argumentative et conceptuelle qui fera de lui une œuvre de référence sur le sujet. De même que Pierre Bergounioux, ces deux auteurs examinent en premier lieu le problème dans le contexte de la production littéraire et philosophique de l’époque. Car, Françoise Gaillard le signale clairement, en considérant la bêtise comme un fléau des sociétés modernes, Flaubert n’est pas une exception : en effet, la fascination et la répulsion qu’elle exerce sur les intellectuels du xixe siècle est liée à l’émergence des foules comme sujet politique, ce qui implique que la bêtise est depuis lors non seulement une affaire privée mais aussi sociale et politique. Cependant, Pierre‑Marc de Biasi fait remarquer que, chez Flaubert, la bêtise n’est pas seulement un objet d’écriture parmi d’autres, mais qu’elle devient une véritable composante de sa poétique, une façon de voir le monde. D’après lui, on peut signaler une opposition dialectique au sein de la bêtise, selon qu’elle prenne une forme passive ou active : dans le premier cas, on a affaire à une ineptie immanente au corps, une opacité de la matière qui lie l’homme avec la terre et les animaux ; la bêtise active, par contre, c’est celle qui « discrimine le plus faible et rabaisse la supériorité » (p. 49). Bien que cette dernière forme soit la plus nuisible, il n’y a pas de bêtise inoffensive ; pire encore : cette malléabilité de la bêtise garantit son omniprésence, et le pouvoir extraordinaire qu’elle acquiert à l’époque moderne grâce aux moyens de reproductions techniques et aux nouveaux phénomènes politiques est interprété par Pierre‑Marc de Biasi en termes eschatologiques, c’est‑à‑dire, au sens d’une identification avec l’Ennemi qui menace la race humaine ou, du moins, tout reste d’intelligence (en somme, comme une « version laïque de l’enfer» [p. 38‑39]). Tout le travail de l’écrivain consiste alors à concevoir des « stratégies de décalage » afin de l’exposer sans en être affecté.
9Françoise Gaillard établit aussi une distinction entre un aspect passif et un aspect actif de la bêtise, mais elle emploie ces termes dans un sens différent que celui de Pierre‑Marc de Biasi ; en effet, la passivité renvoie ici à la forme sous laquelle s’exprime la bêtise, l’immobilité du langage qui lui donne une certaine dureté, alors qu’on peut dire que la bêtise est active dans la mesure où, au‑delà de cette même immobilité, elle produit des conséquences concrètes. Or, le but de l’article est de signaler que, si la bêtise ne provoque chez Flaubert qu’une critique acharnée, celui‑ci demeure toutefois souvent indulgent envers la simplicité. Pour Françoise Gaillard, la simplicité diffère de la bêtise en ce qu’elle fait preuve de curiosité et ne repose pas sur les certitudes communes : Félicité, Bouvard, Pécuchet, voire Flaubert lui‑même à certains moments, l’incarnent. Cependant, comme le note Pierre‑Marc de Biasi, on ne peut pas négliger les voies qui conduisent d’une forme à l’autre : on peut soupçonner que, pour Flaubert (de même que pour le Zarathoustra de Nietzsche, rappelant les mots de Jan Hus), la sancta simplicitas finit parfois par jeter des tisons brûlants dans le bûcher des hérétiques.
L’encyclopédie de la bêtise
10La deuxième section comprend les collaborations de Pierre Senges (« Entreprise et renoncement »), d’Anne Herschberg Pierrot et Jacques Neefs (« Bouvard et Pécuchet et la bêtise ») et de Claude Mouchard (« Puissance de la bêtise »). On trouve ici le noyau du livre puisque c’est dans cette partie, dédiée spécifiquement à ce roman dont Flaubert voulait faire « une espèce d’encyclopédie de la Bêtise moderne1 », que confluent de nombreuses observations théoriques exprimées précédemment.
11Le travail conjoint d’Anne Herschberg Pierrot et de Jacques Neefs suit à la trace le cheminement de la bêtise dans Bouvard et Pécuchet en éclairant les enjeux subtils qui se déploient dans ce roman et qui finissent par questionner la nature et la qualité de la pensée. En ce sens, ils se proposent de montrer, avec l’aide des outils fournis par la critique génétique, comment le chapitre VIII constitue une variation sur le « régime de la bêtise » jusque‑là dominant dans le récit. C’est dans ce chapitre que les deux bonshommes développent ce que le narrateur dénomme la « faculté pitoyable » de voir la bêtise partout et de ne plus la tolérer ; auparavant, on avait surtout affaire à diverses formes de cette bêtise que Jacques Neefs et Anne Herschberg Pierrot nomment « savante » : erreur de jugement et d’application des lois scientifiques (du fait de l’incompréhension de la part des deux copistes face à ce qu’ils lisent dans leurs livres), mais aussi contradiction des doctrines, écart entre le réel et la théorie. Ce type de fautes tend à disparaître à partir de ce chapitre pour donner lieu à une critique des fondements gnoséologiques de l’activité de penser ; Anne Herschberg Pierrot et Jacques Neefs définissent alors la bêtise comme ce qui « est dans la pensée comme la non pensée de la pensée » (p. 153). L’avantage de cette formulation paradoxale est qu’elle nous permet d’envisager la bêtise non pas à partir des contenus2 mais plutôt comme un problème de structure de l’exercice intellectuel.
12En faisant un usage rhapsodique des citations et des sources les plus diverses, depuis Honorius d’Autun jusqu’à Borges, en passant par Blumenberg et Wittgenstein, Pierre Senges place le roman de Flaubert dans une constellation de textes afin de montrer (avec érudition mais sans lourdeur) sa densité sémantique. Selon cet écrivain, la première forme adoptée par la bêtise dans Bouvard et Pécuchet serait celle qui l’oppose à la connaissance, à la recherche, au désir de pénétrer les plis du réel. Cette soif de sagesse, incarnée par l’encyclopédie comme œuvre totale qui vise à recueillir tout le savoir, est bientôt conçue elle‑même comme bêtise puisque l’accumulation indifférenciée de données et d’expériences implique l’annulation de tout jugement, de toute valeur. Pour échapper à cette incarnation savante de l’idiotie, on doit renoncer au savoir total et accepter une bêtise en quelque sorte innée à toute créature. Cette reconnaissance de l’inachèvement constitutif du monde permet de retrouver une nouvelle forme d’ignorance (une ignorance « magnanime », socratique), qui diffère de la première puisque elle a traversé la multiplicité des savoirs et a dépassé la boulimie encyclopédique. Étant donnée la présence déterminante de Roland Barthes dans ce recueil (nous y reviendrons dans la troisième section), on pourrait dire que la proposition de Pierre Senges ne manque pas de rappeler le parcours théorique barthésien, du moins tel qu’il est décrit dans Roland Barthes par Roland Barthes, c’est‑à‑dire, comme un itinéraire qui, en partant d’une haine mortelle envers la doxa, retrouvait les lieux communs après avoir franchi la multiplicité des significations déployées par le travail critique.
13À l’instar de Françoise Gaillard dans la première partie du livre, Claude Mouchard place la caractérisation flaubertienne de la bêtise au sein de la réception par le milieu intellectuel du xixe siècle (Baudelaire, Mallarmé, Rimbaud sont étudiés brièvement) des nouveaux mouvements de démocratisation et du progrès technique. Mais, à son avis, ce sont surtout les expériences politiques et sociales du xxe siècle qui permettent de relire le problème de la bêtise sous un jour différent, voire sinistre : en effet, dans le comportement idiot des Chavignolais ou dans certains exemples réels de xénophobie enregistrés par Flaubert dans sa correspondance, il n’est pas difficile de déceler la menace cachée des totalitarismes et des massacres du siècle dernier. L’originalité du chapitre réside plutôt dans le lien qu’il établit entre la bêtise et le problème de l’image et de l’illusion. La sottise circule partout, elle environne les personnages, mais elle est aussi dans leur intérieur, inextricablement unie à leur individualité. Tandis qu’un des traits saillants du roman moderne est qu’il explore la disposition psychologique des subjectivités, l’intériorité des caractères flaubertiens en général, et de Bouvard et Pécuchet en particulier, est façonnée à partir d’images reçues de l’extérieur, préfigurées, reflets illusoires qui proviennent de l’entourage social et auxquels les protagonistes croient pouvoir s’assimiler. En citant Erich Auerbach, Claude Mouchard soutient qu’une des conséquences les plus nuisibles de cette identification au monde factice des images est la profonde solitude qui traverse les personnages. Il s’agit alors d’un isolement différent de celui que diagnostiquaient Anne Herschberg Pierrot et Jacques Neefs : dans ce cas‑là, l’exclusion de Bouvard et Pécuchet était le résultat de l’écart entre les deux copistes et la communauté, séparation causée par le développement d’une nouvelle faculté de la conscience ; ici, c’est la participation à l’imaginaire social qui est à l’origine d’une solitude existentielle, irréparable.
Postérité de la bêtise flaubertienne
14Du fait de son sujet (le retentissement de la bêtise flaubertienne dans la littérature postérieure), la dernière partie du livre encourt le risque d’être la plus arbitraire : certes, nous avons vu que l’analyse obsédante de la bêtise a été l’un des legs les plus précieux de Flaubert au xxe siècle, mais pourquoi choisir tel auteur plutôt qu’un autre ? Comment établir un critère qui soit en même temps précis et général ? C’est le défi d’une œuvre critique qui, jusque‑là, a poursuivi la bêtise dans ses moindres détails, avec méthode et exhaustivité. Nonobstant, la section réussit à proposer une panoplie variée et originale d’écrivains qui permet d’adopter un regard d’ensemble sur le problème. Elle est composée des écrits d’Elisheva Rosen (« De Proust à Flaubert : la bêtise dans le temps »), de Florence Pellegrini (« Europeana de Patrik Ourednik. Une brève histoire critique du XXe siècle en farce »), et des nouveaux textes de Françoise Gaillard (« La bêtise conversationnelle »), d’Anne Herschberg Pierrot (« Roland Barthes, la bêtise et Flaubert ») et de Jacques Neefs (« Stupeur et bêtise »).
15Les trois premiers articles mettent en jeu différentes opérations critiques pour retracer l’influence de Flaubert dans l’œuvre de Proust, du tchèque Ourednik et de Nathalie Sarraute. Anne Herschberg Pierrot convoque ses connaissances de l’œuvre de Roland Barthes et en offre un panorama ayant pour guide la question de la doxa (un des visages de la bêtise et filon théorique fondamental de l’entreprise barthésienne). Pour Barthes, de même que pour Flaubert, l’enjeu est d’identifier le lieu commun, l’idée reçue, sans adopter une position extérieure de vérité qui puisse à son tour devenir un stéréotype : l’incertitude énonciative de Bouvard et Pécuchet est pour lui un modèle de texte pluriel qui signale la bêtise sans pour autant consacrer une nouvelle forme d’intelligence. En faisant un usage très efficace des séminaires dictés par Barthes, Anne Herschberg Pierrot poursuit les stratégies textuelles du critique depuis la postulation d’un jeu discursif d’évasion face à la bêtise (celui de Roland Barthes par Roland Barthes, qui met en scène « une écriture indirecte qui évite de se laisser surprendre en situation d’affirmation nue » [p. 352]), jusqu’à l’acceptation d’une certaine zone irréductible de bêtise qui présente les traits d’une innocence retrouvée.
16Le second texte de Jacques Neefs fonctionne à la manière d’une conclusion non seulement de la section mais aussi du volume puisque, bien que Jorge Luis Borges soit évoqué au cours des premières pages à propos de ce que l’écrivain argentin dénommait « le destin exemplaire de Flaubert », l’auteur reprend la question générale de la bêtise flaubertienne et essaie de lui donner une nouvelle tournure. En ce sens, le texte différencie une bêtise radicale comprise comme un état de la matière, d’une bêtise sociale qui se manifeste dans les poses, les habitudes, les lieux communs de la pensée et du langage. On retrouve donc à peu près la distinction entre les aspects passif et actif de la bêtise formulée par de Pierre‑Marc de Biasi dans la première section du livre, mais Jacques Neefs établit une liaison entre elles qui s’avère tout à fait éclairante : il y a un fond de brutalité dans les deux formes dont l’effet peut être identifié comme une sensation de terreur et de stupeur. À certains moments de l’histoire, la bêtise sociale laisse entrevoir une férocité proprement organique, animale, et la littérature doit se confronter à cette stupéfaction et à cette lassitude provoquées par la violence. Surgit alors une compréhension philosophique de la bêtise qui ne se limite pas à l’aspect épistémologique (c’est‑à‑dire comme critique simultanée de l’ignorance et du savoir scientifique) mais qui est plutôt métaphysique : si, dans leur travail conjoint, Anne Herschberg Pierrot et Jacques Neefs avaient décrit la bêtise comme un point aveugle auquel la pensée risque de se heurter, elle devient ici une ouverture, une déchirure ontologique du monde de laquelle surgit un gouffre, un « silence noir » constitutif.
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17Une fois de plus, c’est le rythme spiralé, récurrent du volume qui, loin d’être ennuyeux ou chaotique, permet de concevoir les possibilités multiples du problème qu’on rencontre quand il s’agit de la bêtise dans l’œuvre de Flaubert. Des implications sociales aux questions philosophiques, de l’influence des nouveaux médias à la spéculation cosmologique d’une chute irréparable dans la matière, ce livre fonctionne à la manière d’une sonde qui donne une idée de la profondeur du sujet sans, pour autant, prétendre le clore : comme le savait Borges (Pierre Senges l’a rappelé dans son essai), toute cartographie, afin d’être utile, doit rester inexacte, c’est‑à‑dire inclure fatalement une portion de terra incognita et, par conséquent, encourager de nouvelles explorations.