Préfixes & suffixes de l’humain : entre fiction & philosophie
1Comment introduire un concept aussi pluriel que le posthumain, qui échappe à toute définition stable et précise ? La plupart des contributeurs du volume PostHumains. Frontières, évolutions, hybridités, comme beaucoup, ont essayé. La juxtaposition de toutes les définitions proposées révèle certes une série de dénominateurs communs, mais également plusieurs différences et contradictions irréductibles. Nous y reviendrons dans la deuxième partie de ce compte rendu, dans laquelle nous tenterons d’éclaircir la typologie du champ couvert par les notions de posthumain, posthumanisme et transhumanisme.
Une œuvre hétérogène
2Ce recueil collectif est dirigé par Elaine Després et Hélène Machinal, deux chercheuses très actives dans le champ du posthumain depuis quelques années. À elles deux, elles constituent la source d’une impressionnante collection de communications, publications et partenariats sur le posthumain et sur la science-fiction en général. Leur travail figure comme, à la fois, cause et effet de l’engouement académique autour du posthumain. Effet, parce qu’elles inscrivent leurs recherches dans un continuum de travaux dédiés au posthumain en effervescence depuis le milieu des années 1990. Cause, parce que leur activité intense participe à la popularisation1 de ce(s) concept(s), dans les universités et au-delà.
3Pour cet ouvrage, elles ont réuni dix-neuf chercheurs, parmi lesquels Roger Bozetto (« Un visage de sable... », p. 225-234), une référence en matière de science-fiction. La plupart des articles analysent des œuvres littéraires2, philosophiques3, cinématographiques4 ou télévisuelles5 selon une perspective posthumaine. D’autres se focalisent sur le concept même du posthumain et tentent de le préciser (ou l’élargir), le (re)définir, le compartimenter ou le contextualiser. À cet effet, soulignons les articles de Thierry Hocquet (« Cyborg, Mutant, Robot, etc. Essai de typologie des presque-humains », p. 99-118), Xavier Lambert (« Le Posthumain. Perspective ou impasse ? », p. 195-204), Maylis Rospide (« Contre une alopécie de la pensée. De la résilience “humaniste” chez Will Self », p. 253-266) et Sylvie Allouche (« Encore au bord de la fenêtre des sens... Pour une exploration de l’aisthésis extra-humaine », p. 299-314), ainsi que l’introduction par les directrices du recueil.
4Les articles sont répartis dans quatre parties :
1. « Espace virtuel, espace incarné. Mémoire, mise en réseau et digitalisation du sujet posthumain » ;
2. « Éthique et politique. Société posthumaine, société de posthumains » ;
3. « Biologie posthumaine. Évolution, mutation, clonage, animalité » ;
4. « Perceptions et subjectivités posthumaines ».
5Cette division thématique permet une localisation rapide des articles et des œuvres abordées dans ces derniers, en lien avec une discipline précise. Les digital humanities, pour leur interdisciplinarité entre les différents arts et l’informatique, sont privilégiées dans la première partie : Isabelle Boof-Vermesse (« Le Posthumain et l’espace feuilleté. Média géolocalisés et hypertexte dans et à partir de Spook country de William Gibson », p. 45-60) décrit des œuvres d’art basées sur l’hologramme, la géolocalisation et Internet, tandis qu’Arnaud Regnauld (« Patchwork Girl de Shelley Jackson ou le spectre d’une mémoire dés/incarnée », p. 73-84) analyse Patchwork Girl, un roman numérique où le lecteur choisit lui-même son parcours de lecture.
6La deuxième partie relève plutôt de la sociologie : les chercheurs envisagent les conséquences sociales, éthiques et politiques du posthumain sur la société, soit par eux-mêmes, soit à travers les yeux d’écrivains de science-fiction tels que Michel Houellebecq, Elfriede Jelinek, Lauren Beukes, les créateurs de la série télévisée Doctor Who, ou d’un philosophe tel que Günter Anders. Évidemment, les personnages posthumains servent souvent de métaphores pour souligner des problèmes bien présents dans notre société. Ainsi, pour certains auteurs ou critiques, il ne s’agit pas tant d’anticiper les catastrophes à venir que de dénoncer celles qui se déroulent en ce moment même. Par exemple, comme l’explique Th. Hocquet, la figure du clone, qu’il appelle « Bétail », renvoie à l’exploitation cruelle et inhumaine des Hommes envers ses « sous-espèces » naturelles (animaux, plantes et minéraux).
7Quand la biologie est à l’œuvre, les modifications faites à l’Homme n’en font pas un être hybride de chair et de métal, mais une version, bien qu’augmentée, toujours organique de lui-même. C’est donc le thème de la troisième partie et le but de l’ingénierie génétique, telle qu’elle est mise en scène dans La Possibilité d’une Île de M. Houellebecq, roman sur lequel portent les articles de Susannah Ellis (« Communautés (im)mortelles ? La politique posthumaine à l’œuvre dans les textes de Michel Houellebecq », p. 137-152) et Thierry Robin (« Ray Kurzweil et Michel Houellebecq. Le Trans-humain et le néo-humain, masque high-tech et avatars de l’inhumain ? », p. 235-252). Si l’accent n’est pas mis sur une hybridité de l’homme avec les animaux ou la technologie, cette pratique se rapproche dangereusement d’un anthropocentrisme contradictoire avec la philosophie du posthumain. L’humain augmenté constitue une problématique qui relève plutôt du transhumanisme, et on déplorera donc que certains contributeurs ne fassent pas état de cette distinction6.
8Depuis le Cyborg Manifesto de Donna J. Haraway7, le posthumain est communément vu comme l’effacement des frontières entre les différentes formes de vie organiques (humaines, animales et végétales), entre l’organique et le mécanique, ainsi qu’entre le physique (l’incarné, le réel) et le non-physique (le virtuel). Alors que la frontière entre les vies organiques correspond à la troisième partie du recueil, la frontière organique/mécanique est abordée à travers tout l’ouvrage. La frontière réel/virtuel, quant à elle, est revue dans la première partie, mais également dans la dernière, puisque celle-ci porte sur les perceptions et les subjectivités, à la différence que l’outil qui influence la perception humaine n’est plus une technologie informatique, mais plutôt une sorte de spiritualité « New Age » et les drogues psychotropes qui l’accompagnent habituellement. William Stephenson se remémore, d’ailleurs, l’exemple fascinant du guru des hippies Timothy Leary (« Timothy Leary and the Trace of the Posthuman », p. 281-298), pendant que Sylvie Allouche retrace un historique personnel de ses questionnements sur sa perception sensorielle (« Encore au bord de la fenêtre des sens... », p. 299-314) et que Gaïd Girard explore les tropes cinématographiques qui permettent cet élargissement de la conscience humaine (« Le Posthumain au cinéma. Entre peurs et médiations philosophiques »,p. 315-332). L’exploration et l’augmentation de la conscience humaine de Leary et Allouche le sont justement bien trop — humaines. Nous nous approchons, à nouveau, d’un anthropocentrisme plus proche du transhumanisme que du posthumanisme, ce dernier visant moins l’accès à une conscience surhumaine qu’à une conscience non humaine — animale, végétale ou minérale.
Un cafouillage terminologique
9Nous avons déjà mentionné une confusion, de la part des auteurs, quant aux concepts, d’une part, de transhumanisme et, d’autre part, de posthumanisme ou posthumain. Une confusion plus grande encore existe entre les deux derniers termes.
10Le posthumain se comprend, assez intuitivement, comme ce qu’il pourrait advenir de l’Homme à l’aune des avancées (bio)technologiques. Le posthumain serait ce qui succède à l’Homme, ce qui le dépasse. Ceci étant, il entretient un lien étroit avec la science-fiction, lieu ou la possibilité d’un tel concept s’est premièrement matérialisée. C’est à cet égard que l’article d’E. Després (« Quand l’humanité diverge. La spéciation des posthumains », p. 205-224) revient sur les œuvres d’H.G. Wells telles que The Time Machine (1895)ou The Island of Doctor Moreau (1896), exemples précoces de fictions aux personnages posthumains.
11Ce qui était personnage de récit d’anticipation est rapidement devenu abstraction et métaphore. C’est ainsi qu’est né un courant sociophilosophique s’inspirant du posthumain que l’on appellera « posthumanisme ». Pour les posthumanistes, ce n’est pas l’Homme qui est dépassé, mais plutôt l’humanisme, l’anthropocentrisme ou, autrement dit, la position de l’homme comme unique référence, comme « mesure de toute chose », comme centre du monde. D. Haraway, Neil Bagmington, Rosi Braidotti, Francesca Ferrando, Cary Wolfe et Stephen Herbrechter, notamment, s’inscrivent dans cette mouvance philosophique qui s’éloigne de plus en plus du berceau science-fictionnel originel, quand ils ne l’ont pas totalement perdu de vue.
12Le posthumain et le posthumanisme demeurent donc deux notions bien différentes, tant du point de vue de leur essence que des disciplines qui les exploitent. Là où le posthumain peut être étudié d’un point de vue artistique (la littérature, la bande dessinée, le cinéma ou autres genres narratifs), éthique et même juridique, il semblerait que le posthumanisme soit moins compatible avec les études littéraires qu’avec la philosophie ou la sociologie. Des distinctions sont également à faire selon les sphères culturelles : alors que la critique francophone écrit principalement sur le posthumain et reste donc attachée à la science-fiction, la critique anglophone s’est surtout étendue sur les implications philosophiques de cette nouvelle révolution copernicienne que constitue le posthumanisme.
13Même si le posthumain a donné vie au posthumanisme — ce qu’il n’a pas fait seul puisque le posthumanisme tire également sa racine dans l’antihumanisme des années 1960 — la frontière qui sépare le posthumain du posthumanisme est beaucoup moins poreuse que certains critiques le laissent croire. Une conférence qui s’intitulait « Approaching Posthumanism and the Posthuman » s’est déroulée en juin 2015 à l’Université de Genève. Pour les organisateurs, ces deux notions allaient de pair, alors que, dans les faits, il y avait une scission très nette entre les chercheurs du posthumanisme et ceux du posthumain. Les méthodes et les types de réflexions différaient grandement, tant les deux champs se sont éloignés l’un de l’autre. Des références comme The Posthuman de R. Braidotti8 permettent aussi à la confusion de subsister, car cette monographie apporte une perspective bien plus posthumaniste que posthumaine. L’introduction même de PostHumains ne fait pas ouvertement la distinction entre les deux concepts, même si elle offre une contextualisation remarquablement claire et complète à ceux-ci.
14Certains contributeurs de PostHumains ont donc fait les frais de ce cafouillage terminologique, matérialisé en deux tendances : une tendance, déjà abordée, à confondre les termes et une autre tendance, plus productive, à ressentir le besoin de tout redéfinir, de réaffirmer la terminologie, ou de la compléter. Plusieurs contributeurs à cet ouvrage sont revenus sur ce que signifiait le post dans « posthumain », et ont introduit leurs articles par une définition personnelle du posthumain, comme s’il était nécessaire, avant d’aborder le posthumain, d’établir de quel posthumain il s’agissait. Beaucoup ont fait référence à Michel Foucault et à son antihumanisme dans Les Mots et les choses (1966), ou aux divers manifestos de D. Haraway, sans pour autant fournir une véritable lecture de ces textes.
15Finalement, la contribution la plus ambitieuse en matière de terminologie et la plus révélatrice de la variété de formes que peuvent prendre les posthumains est sans doute celle de Th. Hocquet : « Cyborg, mutant, robot, etc. Essai de typologie des presque-humains » (p. 99-118). Il y établit six catégories de ce qu’il appelle les « presque-humains » : « Mutant, Cyborg, Organorg, Robot, Bétail et Zombie » (p. 100), qu’il caractérise en fonction de la logique suivie par les œuvres fictionnelles dans laquelle ils apparaissent9, les principes philosophiques et politiques que ces dernières semblent présenter (et souvent, critiquer) et les rapports de ces personnages imaginaires à l’humain10.
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16Les méprises récurrentes des critiques vis-à-vis de tous ces termes peuvent donc s’expliquer par un manque de clarté de la part des œuvres canoniques, par l’impossibilité d’une lecture exhaustive des œuvres dédiées à ces concepts, mais également par le fait que, en dépit de leurs différences, posthumain, posthumanisme et transhumanisme forment tout de même une galaxie thématique cohérente : ils proviennent tous de la conjonction de l’imagination et la technologie humaines. Malgré un manque de rigueur terminologique, notamment au niveau du titre de l’ouvrage, mais également dans son introduction — on aurait également pu imaginer une division suivant les trois concepts —, le recueil collectif dirigé par E. Després et H. Machinal illustre finalement bien la diversité des discours sur l’avenir de l’homme.