Une monographie démultipliée : Deleuze, les mouvements aberrants
1En philosophie comme en littérature ou en esthétique, Deleuze bénéficie du statut ambigu d’un philosophe « critique », aussi original qu’informé, intégré voire identifié à ses objets ou interlocuteurs de pensée. Beaucoup entrent d’abord dans son œuvre grâce à ses monographies sur Nietzsche, Spinoza, Bergson, Hume et Kant. Proust et les signes, Kafka. Pour une littérature mineure, et ses nombreuses interprétations littéraires l’ont heureusement fait lire au-delà des seuls départements de philosophie, tout en filtrant parfois cette réception par des enjeux proustiens ou kafkaïens. De la même manière, L’Anti-Œdipe et Milles plateaux, écrits avec Félix Guattari, ont encore élargi le champ de sa réflexion dans des débats serrés avec la psychanalyse ou l’économie politique. On passe donc souvent par les voies détournées du commentaire philosophique et/ou littéraire pour tirer le meilleur parti d’une pensée très souvent (et positivement) polémique
2Il n’est alors pas facile de cerner ce qui fait la spécificité de la pensée deleuzienne à travers une telle diversité de confrontations théoriques. L’essai de David Lapoujade a le grand mérite de répondre à cette question en la reformulant, sans viser d’emblée une uniformité ou une totalisation systématique. L’auteur se montre ainsi fidèle à la démarche de Deleuze lui-même, il relève le défi de la monographie sans préjuger l’unicité de son objet, et montre sa cohérence pour ainsi dire par l’absurde, en restituant le problème transversal mais pluriel qui l’anime et le met en crise : les « mouvements aberrants ».
3Sans qu’il faille séparer la pensée de Deleuze « seul » de ses objets de pensée, l’œuvre de « Deleuze » offre des outils conceptuels assez souples pour penser tout « mouvement aberrant ». Et inversement, l’enquête de David Lapoujade nous fait entrer dans la méthode deleuzienne, au fil conducteur de ces lignes brisées, récurrentes mais à chaque fois différentes, au cas par cas, de la lecture de Kafka aux peintures de Francis Bacon.
4Il faut donc prendre pour elle-même la relation asymétrique Deleuze, les mouvements aberrants, et voir dans chacun des chapitres de cet essai une proposition philosophique qui donne toute sa force à la positivité du paradoxe dans la pensée de Deleuze, sans pour autant généraliser ou systématiser une méthode à la fois très inventive et paradoxalement éprise de logique1. Plus encore peut-être que les précédents ouvrages2 édités ou publiés aux éditions de Minuit par David Lapoujade, celui-ci était spécialement destiné à la belle collection « Paradoxe ».
La méthode rétro-active
5À la lecture, l’ambition monographique et méthodologique de l’essai s’appuie sur une étude immanente des principaux concepts de Deleuze sous l’angle des « mouvements aberrants », et donne lieu à un parcours thématique, où l’on reconnaît cependant un examen progressif des ouvrages de Deleuze. De l’« empirisme transcendantal » de Différence et répétition (1968) à la « géophilosophie » de Mille Plateaux (1980), en passant par la « schizo-analyse » de L’Anti-Œdipe (1972), D. Lapoujade parvient à rendre raison de ces concepts, tout en interrogeant réflexivement la méditation de Deleuze sur la légitimité du « principe de raison », et sur le fait même de devoir rendre raison ou non d’un « fondement » métaphysique. Il permet ainsi de mieux comprendre la polarité parfois déstabilisante de l’irrationnel et du « logique » dans la pensée de Deleuze, en soulignant les objectifs précis qui motivent la construction de logiques dynamiques ou « événementielles », en lieu et place des systèmes classiques ou des « structures » pourtant dominantes à l’époque où Deleuze écrit.
6Le grand intérêt de cette lecture, y compris pour le novice, est de marquer le lien entre des interrogations proprement métaphysiques — « Y a t-il un fondement dont on puisse rendre raison ? Ou un sans-fond constitutif de l’être ? Ou encore une différence pure antérieure en droit à la subsomption du concept et à la généralité qu’il définit ?3 — et d’analyser leur expression sur d’autres plans, en particulier socio-politiques, sans qu’il faille y voir une projection débridée ou analogique de ces problèmes.
7Au contraire, prises par le biais des mouvements aberrants, les opérations proprement conceptuelles et métaphysiques peuvent devenir lisibles à un niveau ontologique et extrêmement concret, où l’on s’aperçoit qu’elles étaient déjà conçues comme telles au niveau philosophique. Par exemple, sur la question du fondement :
Pourvu qu’elle soit posée avec une insistance presque folle, la question du fondement (ou de la raison suffisante) s’ouvre sur la matière intensive de l’Être. Il faut faire le « saut » dans l’ontologie. À vrai dire, ce saut, ce n’est pas nous qui le faisons, ce sont les mouvements aberrants du sans-fond qui nous y forcent. (p. 61)
8Ou Deleuze lui-même, à propos du cinéma néo-réaliste et du concept de « virtuel » :
Il fallait le moderne pour relire tout le cinéma comme déjà fait de mouvements aberrants et de faux-raccords. […] si virtuel s’oppose à actuel, il ne s’oppose pas à réel, au contraire4.
9Au fur et à mesure de la lecture, les « mouvements aberrants » apparaissent donc comme les opérateurs du réalisme paradoxal de Gilles Deleuze, et permettent de comprendre que sa pensée n’est pas une « réflexion » au sens classique d’une reprise du concept par lui-même, mais une fabrique du concept, tel qu’il engage directement la pensée vers l’urgence du concret qui la provoquait et la provoquera encore à penser. Il y a donc une forme de circularité dans le « réalisme » de Deleuze, mais D. Lapoujade montre que ces circuits de pensée ne sont pas auto-suffisants, mais cherchent à ressaisir la dynamique propre de leur objet. Ainsi pour la fabulation :
Ce qui vaut pour le visible ou les images vaut également pour le langage, quoique d’une autre manière. Ce qui disparaît dans la vision c’est l’objet, ce qui disparaît dans la fabulation c’est le sujet. Fabuler, ce n’est jamais parler en son nom, c’est au contraire en passer par d’autres pour parler, c’est parler à plusieurs. […] On ne parle jamais en son nom chez Deleuze. C’est pourquoi la fabulation en passe nécessairement par des devenirs. (p. 267-278)
10Ou encore pour les mouvements minoritaires :
En droit, le minoritaire est universel et éternel. Toujours et partout les puissances d’exister et d’exprimer sont soumises à des formes de domination, et d’abord en nous-mêmes. (p. 260)
11Ainsi, l’essai de D. Lapoujade permet de relier des notions qui ne l’étaient que souterrainement chez Deleuze. À partir du « mouvement aberrant » de la différence pure et de la question métaphysique du « sans fond », D. Lapoujade prend soin de faire apparaître ce qui occupera Deleuze sur d’autres terrains, la question de la légitimité, du droit et de l’occupation de la Terre. Sous la question de philosophie générale « Quid juris ? », l’auteur développe toute une problématique juridique et géo-politique qui n’a rien d’abstrait.
Dynamique & politique
12On doit donc fatalement entendre derrière le titre des « mouvements aberrants » la question politique des « minorités » sociales, de leur degré d’intégration ou de désintégration (D. Lapoujade emprunte à Deleuze le terme de « disparation ») et des conditions de leur mise en « mouvements ». Le concept de mouvement (politique) retrouve alors son sens à la fois pluriel et un peu désespéré, mais aussi militant et révolutionnaire. L’analyse des processus « révolutionnaires » est là encore fortement enrichissante, y compris pour découvrir l’unité sous-jacente des problématiques deleuziennes, et repérer ce qu’il y avait de fortement politique dans une pensée qu’on a parfois accusé de s’en tenir à une ontologie abstraite des « devenirs » sans se pencher assez sur leurs conditions matérielles et sociales.
13On peut donc regretter que cette étude strictement monographique n’ait pas approfondi cet enjeu dans sa dimension polémique, puisque Deleuze s’est défendu à sa manière contre les critiques qui lui étaient contemporaines. Il considérait par exemple comme « matérialiste » le programme clinique de L’Anti-Œdipe, mais bien sûr pas à la manière du marxisme orthodoxe, et peut-être même contre lui. La pensée de Deleuze ne fournit donc pas directement les clefs d’une théorie ou d’une interprétation politique de son ontologie, ce qui avait donné lieu, entre autres, à un petit livre offensif et limpide d’Alain Badiou (Deleuze « La clameur de l’être », Hachette, 1997), où celui-ci pointait dans la préférence de Deleuze pour l’« immanence » une tendance à privilégier l’un sur le multiple, ce qui pouvait selon lui entraver une pensée conséquente de la politique comme lieu de manifestation de multiplicités pures.
14Le fait que D. Lapoujade ne se penche pas directement sur ce débat pourtant mené du vivant de Deleuze ne doit pas néanmoins nous empêcher de voir dans les Mouvements aberrants une réponse implicite à la critique de Badiou. En effet, en mettant l’accent sur les mouvements comme objets propres de la pensée de Deleuze, D. Lapoujade permet de voir le vrai lieu de la multiplicité théorique et des virtualités politiques chez Deleuze, celui des « mouvements » précisément, et non la question strictement ontologique de « l’être », qu’il soit finalement Un ou multiple.
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15En s’en tenant à la seule lecture de Deleuze, David Lapoujade ne nous laisse donc pas sans armes pour trouver dans son œuvre les ressources d’une pensée politique qui n’est justement pas dépendante de la politique mais d’un réalisme dynamique à chaque fois différencié et local, dont le philosophe analyse les agencements, y compris et grâce aux œuvres littéraires, qui peuplent littéralement la pensée deleuzienne de leurs « signes », « machines » ou « agencements ».
16L’essai impliqué et transversal de D. Lapoujade permet d’observer avec une grande précision ces « mouvements aberrants », repérés chez les écrivains par un Deleuze lecteur majeur de la « littérature mineure », retravaillés par le Deleuze métaphysicien de l’immanence, et mis en mouvement par un penseur d’« aberrations », dont on pourra mesurer la rigueur et la cohérence interne.