Renouveler la métaphysique ? Philosophie & littérature
1L’ouvrage de Fabrice Colonna est un livre de philosophie, que je commente ici en littéraire, pour lui-même mais aussi dans l’intention de prolonger ce commentaire par quelques réflexions sur les relations que pourraient envisager nos deux disciplines à l’occasion d’une œuvre aussi propice que celle de Merleau-Ponty.
2Travaillant sur cette pensée ambitieuse et controversée, aporétique, obscure à bien des égards et « en pleine élaboration » (p. 428), la démarche de F. Colonna est claire, dynamique et elle témoigne d’une sorte de bravoure intellectuelle.
L’idée & son développement
3L’idée de F. Colonna est simple : Merleau-Ponty entreprend, ni plus ni moins, de renouveler la métaphysique, cette inspiration venant d’un désir de métaphysique, dans une époque de la philosophie où la métaphysique paraît pourtant succomber à une critique radicale : « Une entreprise comme celle de Merleau-Ponty n’est pas tant un soutien de principe à la métaphysique que l’attestation d’une aspiration toujours vive » (p. 42)1. Le mouvement du livre de F. Colonna tirera donc son ambition et sa propre dynamique de celles qui fondèrent et portèrent la pensée de Merleau-Ponty. Car, pour travailler l’idée de Merleau-Ponty, il faut croire soi-même que le désir de métaphysique n’est pas mort.
4F. Colonna part d’un examen de la méthode du philosophe telle qu’elle engage tout de suite des présupposés métaphysiques. Il prend donc le problème de front, à même la pratique philosophique de Merleau-Ponty.
5Dès lors son lecteur va traverser des étendues de philosophie pure et dure (la phénoménologie, ses présupposés, ses impasses…) et de psychologie non moins aride et technique (la psychologie de la Forme : la Gestaltpsychologie, ses dispositifs expérimentaux, sa théorie…). Ce sont les deux grandes sources allemandes que s’était données Merleau-Ponty. Rapidement on constate que F. Colonna s’attache à relativiser (sinon même à minimiser) l’influence de Husserl et à privilégier celle de Goldstein et de la Gestalt. Ce premier temps de son travail, il le consacre principalement à la Phénoménologie de la perception et non, comme on pouvait s’y attendre, à la Structure du comportement, et il joue sur l’opposition que l’on peut tracer en effet entre le corps de cet ouvrage — consacré essentiellement à l’expérimentation et à la clinique de la perception — et l’avant-propos, morceau de grand style écrit après le livre lui-même et voué à un éloge de la phénoménologie toujours continuée.
6Suit une enquête sur l’ontologie de Merleau-Ponty, telle que celle-ci se lit dans la préférence de fait ainsi accordée, selon F. Colonna, à la Gestalttheorie. Nouvelles analyses très techniques mais claires et rythmées, destinées à dégager la notion de niveau. Comprenons que la Gestalttheorie apporte la notion de structure de la perception et, dans celle-ci, la notion de niveau : ce qui structure la perception, ce n’est pas une propriété organisatrice de la conscience percevante mais un certain trait de la structure elle-même. Par ce trait, lui-même invisible, les éléments visibles de la structure trouvent leur cohérence et même leur visibilité. Pour faire comprendre cette « clé des ontologies » que serait « le niveau », F. Colonna cite entre autres les textes de Merleau-Ponty qui ont trait à l’éclairage de ce qui est vu, et il les commente en ces termes :
L’éclairage a une fonction essentielle de conduction du regard — c’est la Lichtführung dont Katz emprunte la formule aux peintres. Or Merleau-Ponty entend tirer toutes les conséquences de ce phénomène de conduction : quand je suis guidé par quelqu’un, c’est que cette personne connaît déjà le but du trajet, le sens du spectacle, c’est donc que quelqu’un sait à ma place. L’éclairage est crédité d’un pré-savoir perceptif, comme si la perception était déjà là, imminente, non pas réalisée mais offerte, et ne demandant plus qu’à être assumée par un sujet venant la porter à son essence. (p. 215)
7Le niveau d’organisation — celui de l’éclairage, il en est d’autres — est, dans le spectacle, l’élément, ici personnifié, qui structure ce spectacle et détermine l’acte perceptif du spectateur. Ainsi, fait capital, le spectacle précède le spectateur, il est une forme de ce qui est en tant qu’il est, il est une forme de l’Etwas, du quelque chose même. Autrement dit, entre autres propriétés de l’être, il y a la visibilité, laquelle n’a pas besoin pour être d’un sujet de la vision. C’est ce que Merleau-Ponty, dans Le Visible et l’Invisible appellera la « visibilité éparse », éparse en tout ce qui me voit et en appelle à moi2.
8On aperçoit bien ce que recherche Merleau-Ponty, ou ce que F. Colonna entend mettre chez lui en évidence : une ontologie qui ne suppose pas de transcendance ni même quelque sujet transcendantal constituant du sens et de l’Être. Voilà pourquoi on s’éloigne de la phénoménologie.
9Par là, F. Colonna anticipe le développement suivant de sa démarche, qui consistera à lever la prohibition kantienne de la métaphysique puis, remontant encore, à renouer avec l’histoire entière de la Métaphysique : avec l’inspiration du « il y a quelque chose plutôt que rien », avec ses objets traditionnels (la question du corps et de l’âme, la cosmologie) — cela tout en la renouvelant dans son inspiration et en lui procurant par là de nouveaux objets : l’art, le langage, autrui. Ainsi le temps et l’espace cessent-ils d’être des catégories de la sensibilité, ils ne sont même plus des propriétés de l’être, ils « ne se laissent ni montrer ni démontrer » (p. 357), ils sont « les formes du mystère de l’être » (p. 381).
10Il ne restera plus alors, si l’on ose dire, qu’à aborder une vision nouvelle (ou plutôt renouvelée) du mystère métaphysique et à la mener jusqu’à une pensée de l’éternité. Là où la métaphysique traditionnelle postulait un Dieu ou quelque intention transcendantale supposée le relayer, Merleau-Ponty décèle un dernier fond, un dernier niveau, celui d’un neutre absolu qui étalonnerait tous les autres — une perspective elle-même sans perspective, un niveau lui-même dépourvu de sens et de valeur par lequel tous les autres prennent sens et valeur3. À ce niveau-là, pourquoi peut-on reprendre (renouveler) le terme de mystère ? Parce que, là, on doit abandonner la raison, bien sûr, mais aussi toute idée de sens et de valeur : ce qui est est, sans intention dernière, sans finalité, sans reste, dans sa « facticité essentielle » (p. 375).
Disculper Merleau-Ponty de toute (mauvaise) littérature
11F. Colonna ne masque pas les difficultés, les incertitudes, et les tentations de Merleau-Ponty. Mais il souhaite lever les soupçons ou même les accusations dont le philosophe fait l’objet : de subjectivisme, d’« idéalisme déguisé », de panthéisme, mais aussi de céder aux prestiges et aux entraînements de son style4. Ainsi à plusieurs reprises, F. Colonna souhaite-t-il exonérer Merleau-Ponty de toute facilité « littéraire » et de tout caractère d’intimidation subséquent, par exemple quand il évoque la rigueur conceptuelle de la notion de niveau :
Avec le niveau, on saisit la signification de la dimensionnalité, qui elle-même, au lieu de flotter dans une sorte de généralité vaguement littéraire, où on a l’impression de comprendre sans comprendre, où la signification est faussement offerte — embarras dont une réinjection de scolastique phénoménologique serait censée nous tirer en séparant le bon grain de l’ivraie —, devient concrète et précise, car on a alors à l’esprit des images et des concepts opératoires pour la définir, en pensant aux expériences effectives sur la verticale ou l’éclairage et à leurs interprétations gestaltistes. (p. 253-254)
12La dimensionnalité donc et non l’intentionnalité ; les images certes, mais pourvu qu’elles soient philosophiquement opératoires. Ainsi prend tout son sens le fait d’écarter la source phénoménologique au profit des expérimentations gestaltistes. Il s’agit de rendre Merleau-Ponty à ses premiers travaux qui menèrent d’abord à La Structure du comportement et qui trouvèrent leurs ultimes développements dans les inédits de la fin. Il s’agit notamment de donner un fondement solide et une expression rigoureuse à des propositions qui restituent à la chose l’initiative dans la perception, offrent des possibles de transformation des structures par des passages entre les niveaux, et donc une ouverture à l’agir humain et à la liberté. « Est vrai ce qui est susceptible d’ouvrir une histoire, ce qui a donc fonction de niveau » (p. 232) : « le niveau » serait donc un embrayeur de mouvement et de sens au sein de la structure et entre les structures5.
Le style de Merleau-Ponty, ombres & lumières
13J’aimerais esquisser ici un commentaire de ce livre qui ne soit pas une critique et qui ne formule même pas des réserves — mais qui marque, entre les deux disciplines de la philosophie et de la littérature, sur une œuvre qui s’y prête bien, des différences d’approche, d’esprit et de méthode6.
14Première observation. La mort prématurée de Merleau-Ponty, le 3 mai 1961, fait que F. Colonna doit raisonner sur des textes au caractère incertain et même sur des fragments dont certains demeuraient à ce jour inédits7. Par la force des choses, il est conduit à des jeux d’hypothèses, qui trouvent forcément, par exemple sur la question de Dieu, leur « point d’exténuation » (p. 445). Mais surtout on se rappelle que, à cette date de 1961, Claude Lévi-Strauss, le contemporain exact de Merleau-Ponty, s’était signalé seulement par une œuvre certes de grand style, Tristes tropiques (1955), que La Pensée sauvage allait paraître en 1962, dédiée « à Maurice Merleau-Ponty » justement, et que plusieurs de ses grandes œuvres étaient encore à venir. Quelle différence, pour le sort de toute œuvre, philosophique ou non, entre le fait que son auteur meure à cinquante-trois ans ou centenaire ? Si cette question n’est sans doute pas essentiellement philosophique, elle s’impose à la pensée de la littérature, comme une énigme de la vie intellectuelle et de la vie tout court.
15Deuxième observation, liée à la première. Outre la tristesse qu’elle suscita et le regret de l’inachèvement, cette mort prématurée jeta parmi les philosophes un trouble dont le numéro spécial des Temps modernes, « Maurice Merleau-Ponty », témoigna presque aussitôt. Dans l’article célèbre de Sartre, « Merleau-Ponty vivant », ce trouble prit la forme d’une déploration étrange et pathétique, de protestations d’amitié et de dénégations concernant une rupture qui avait été publique et brutale, de regrets devant l’impossibilité de se revoir pour se retrouver, bref d’une grande prose lyrique8. Je note aussi, dans la même publication, la première phrase d’Alphonse De Waelhens, un ami de Merleau-Ponty et connaisseur de son œuvre : « Il ne me souvient pas qu’une mort ait consterné davantage. Dans l’instant, nous avons perçu qu’une dimension de la vérité nous était retirée, qu’une expression du vrai, longuement attendue, ne serait jamais dite9. » Ce trouble parmi les philosophes, affirmé dans la formule proprement philosophique de l’un d’entre eux, « le littéraire » y est sensible, parce que son métier et sa vocation de compréhension s’adressent entre autres au sentiment obscur du jamais plus. Chaque fois à sa manière, toute mort est un événement métaphysique, ainsi celle de Merleau-Ponty. À travers cet événement-là, le problème ou le mystère métaphysique (comme on voudra) prennent la figure d’un impossible : on ne saura jamais si l’entreprise de Merleau-Ponty était viable ni même quelle elle était en vérité, et il ne le savait pas lui-même. Ou encore : le mystère prend ici la forme d’une question de l’ordre poétique, insoluble mais inévitable et significative : qu’est-ce que la vérité si, dans l’histoire de la philosophie, telle de ses expressions aura dépendu d’un accident cérébral ou d’un mauvais courant d’air dans le palais royal de Stockholm ? Je ne sais pas si la philosophie, en tant que telle, répond à cette question ; mais la littérature pourrait en répondre, par ses formulations biaisées et elles-mêmes essentiellement allusives.
16La troisième observation concerne la place de Husserl dans Merleau-Ponty. En 1959, peu de temps avant sa mort, celui-ci s’adresse au congrès des disciples de Husserl rassemblés pour le centenaire de la naissance de leur maître10. À travers la métaphore de l’ombre du philosophe, il leur enjoint de ne pas s’approprier la pensée de Husserl au motif qu’ils l’auraient connu dans l’élaboration de sa philosophie et dans la familiarité de son enseignement. Il leur demande même de considérer cette pensée comme, en dernière instance, inconnue à elle-même : car, dans le paysage de Husserl — dans Husserl décrit par Merleau-Ponty comme un paysage —, c’est la pensée du philosophe qui, portant son ombre avec elle, projette une obscurité irréductible. Indissolublement, comme tout solide, Husserl comporte et emporte, sous un soleil qui réside lui aussi dans son œuvre, la contrepartie insaisissable — la sienne, à lui Husserl, reconnaissable entre toutes — de sa pensée. En outre, si le titre de la conférence est « Le philosophe et son ombre », et si on en lit bien certaines formules, alors l’image vaut aussi pour la pensée de Merleau-Ponty, dans cette adresse dont se souviendra Claude Lefort, très peu de temps plus tard, quand il aura à assumer la mort de Merleau-Ponty devenu sa « colonne absente11 ».
17Quatrième observation, qui concerne le statut de l’image dans la philosophie de Merleau-Ponty. Celle de l’ombre du philosophe nous suggère déjà ceci : l’image, constitutivement, engage la pensée dans le réel et dans les garanties incomparables et insurpassables que celui-ci par là procure au concept — cela dans des actes de langage12. Ainsi encore l’image du jet d’eau, préférée par Merleau-Ponty à celle de la rivière, pour représenter l’éternité. (p. 410)
18Encore un mot, concernant cette fois la question de la chair dans Merleau-Ponty : « Ce que nous appelons chair, cette masse intérieurement travaillée, n’a de nom dans aucune philosophie13. » Pour renouveler le problème traditionnel de la métaphysique qu’est le lien entre le corps et l’âme, le philosophe invente donc une image de la chair, telle qu’elle entrelace l’âme et le corps. Emportant explicitement avec elle la phrase nécrologique de Bossuet et implicitement la plaie et le couteau de Baudelaire, et chargée de tous les affects, représentations et jugements attachés dans l’expérience et la culture occidentales et dans la langue française — la peau et son intérieur, la jouissance et la douleur, le poids, la masse et la présence des corps… —, l’expression de « la chair » portera vaillamment, selon le « niveau » où elle sera instituée dans Merleau-Ponty : une métaphysique de la conscience, une autre de l’autrui, une autre du cosmos, une autre de l’existence historique. Ainsi, même dans les écrits de la Gestaltpsychologie, le pivot, l’horizon, l’atmosphère… — et, oui, le niveau —, tous ces termes font image. Car il y a les expériences de laboratoire et il y a leur interprétation, laquelle requiert un appareil de langage, dans lequel le réel de l’être, l’Être entendu comme la Nature, apporte en garantie sa Réalité. Cela F. Colonna le dit, il demande seulement que les images de Merleau-Ponty reçoivent un traitement rigoureux (« philosophique ») — ce qui ne devrait faire aucune difficulté, au moins en principe, pour la discipline de la littérature.
19Il m’est arrivé de regretter que Merleau-Ponty, après avoir parlé de Ponge en 194814, n’ait pas poursuivi avec lui, quand celui-ci publia, en 1952, le texte « Le monde muet est notre seule patrie ». On aurait aimé que le philosophe rencontre et commente ces assertions du poète :
L’espoir est dans une poésie par laquelle le monde envahisse à ce point l’esprit de l’homme qu’il en perde à peu près la parole, puis réinvente un jargon. […] [Les poètes] sont les ambassadeurs du monde muet. Comme tels, ils balbutient, ils murmurent, ils s’enfoncent dans la nuit du logos, — jusqu’à ce qu’enfin ils se retrouvent au niveau des racines, où se confondent les choses et les formulations15.
20Si « l’opposition entre la chose [comme objet] et le quelque chose est tout à fait décisive chez Merleau-Ponty » (p. 143), on sait aussi que Ponge écrit bien plus que des descriptions : des comptes rendus de la réalité des choses, de leur réalité d’être, telle que celle-ci prenne forme dans la réalité de la langue16. Mais la rencontre ne se fit pas, peut-être parce que Ponge dialoguait plutôt avec Camus et Sartre — non sans piques. Peut-être aussi parce que la conférence de 1948 voulait surtout faire pièce aux articles de Sartre sur Ponge et que, quatre ans plus tard, les termes en étaient au point, entre les deux philosophes, qu’il n’était plus question d’empiétements entre eux dans l’élaboration de leur œuvre (de leur métaphysique) mais d’une franche hostilité. L’empiétement, voilà une autre des images récurrentes dans Merleau-Ponty, par laquelle il décrit aussi bien le jeu des choses entre elles pour gagner chacune sa visibilité aux dépens des autres que le combat pied à pied que chaque philosophe mène pour gagner sa place au soleil de la métaphysique…
Ne pas ajouter à la métaphysique…
21Revenons encore à l’ouvrage de Fabrice Colonna. Si l’image de l’empiétement revêt évidemment une valeur polémique, elle signifie aussi que les philosophies peuvent, « selon le perspectivisme qu’enseigne la perception » faire l’objet d’« une perception historique » (p. 300). Prise ainsi, l’histoire de la philosophie décrit un paysage d’ombres et de lumières — en ruines d’ailleurs —, où l’on n’a pas à préférer l’une ou l’autre des philosophies mais à les comprendre dans leurs entrelacs labyrinthiques. Renouveler la métaphysique, ce n’est pas ajouter à son histoire une métaphysique de plus mais, allant « à ses sources vives » (p. 299) avec « une aspiration toujours vive » (p. 42) et changeant encore une fois de niveau dans sa perception (p. 315), c’est la considérer tout entière et sous un seul coup d’œil, telle qu’elle s’impose à un regard philosophique, comme une totalité indéfiniment renouvelable.