Sociocritique de la tragédie classique finissante
1Cet essai de Maurizio Melai s’inscrit dans le renouveau des études consacrées au théâtre français de la période qui s’étend de l’Empire aux débuts de la monarchie de Juillet, encouragé notamment par les ouvrages de Sylvain Ledda et Florence Naugrette1, et d’Oliver Bara et Barbara T. Cooper2. Cette période, qui ne tient déjà plus des « Lumières tardives3 » mais qui n’est pas encore celle du romantisme, a longtemps été déconsidérée. Stéphane Zékian, dans L’Invention des classiques4, a pourtant rappelé à quel point cette période a été cruciale dans l’élaboration critique de l’histoire littéraire française, à laquelle nous sommes encore en partie soumis. L’étude de cette période n’est donc pas l’étude d’un moment littéraire mineur, et M. Melai porte son regard sur tout un pan essentiel de la littérature de l’époque, la tragédie classique étant alors jugée le genre théâtral par excellence. Dans son essai sur la sociologie de la lecture au xixe siècle, Martin Lyons en venait d’ailleurs à considérer le romantisme comme « la crête fugitive d’une vague sur un océan de classicisme et de catholicisme5. » Pour reprendre l’image, on pourrait dire que M. Melai étudie l’océan qui participe à la création de la vague du drame romantique, l’auteur affirmant que « [le] drame romantique doit bien plus à la tragédie de la Restauration qu’on a voulu jusqu’à présent l’admettre » (p. 14).
Évolutions modernes d’un genre classique
2Dans son introduction, M. Melai pose comme base de son étude le « code littéraire » tel que défini par Francesco Orlando : « ensemble des constantes formelles, structurelles et thématiques qui caractérisent les textes d’une époque historique bien précise » (p. 7). Cette approche synchronique se voit confirmée dans la délimitation temporelle choisie par l’auteur, qui va de la première représentation de l’Ulysse de Pierre Lebrun, le 28 avril 1814, à la représentation de la Rosemonde de Latour de Saint‑Ybars, dernière tragédie classique, en 1854. L’analyse du code tragique de cette époque se fonde « sur cette idée d’oscillation et de médiation entre deux esthétiques, deux systèmes axiologiques et deux conceptions dramaturgiques opposés » (p. 20), à savoir celui de la tragédie classique d’Ancien Régime et celui du drame romantique naissant puis triomphant.
3La définition du « code tragique » de l’époque se fait à partir de plusieurs éléments étudiés tout au long de la première partie.
4Les influences étrangères constituent le premier objet d’étude de M. Melai, qui montre l’influence grandissante des modèles shakespearien et schillérien sur le théâtre classique français. S’appuyanr sur les tentatives d’intégration progressive de ces drames étrangers, M. Melai aboutit à l’idée que
les tragédies qui naissent des réécritures de pièces étrangères constituent des exemples parfaits d’élaboration d’un code intermédiaire entre le code tragique traditionnel et le code mélodramatique moderne, ce qui fait de ces ouvrages des textes clés pour la compréhension des modalités de pénétration d’éléments nouveaux à l’intérieur de la dramaturgie classique. (p. 35)
5Surtout, on constate avec l’auteur une évolution des adaptations, de plus en plus éloignées du modèle classique.
6La scène tragique est également contaminée par les éléments violents et macabres constitutifs de la tragédie grecque et du mélodrame, à l’image de la scène finale de la Norma de Soumet (1831), contenant un récit à tonalité frénétique qui rend compte de « la manière dont le système classique est forcé, transformé et finalement désagrégé de l’intérieur, par le détournement progressif de ses propres instruments. » (p. 55) M. Melai retrouve ce passage du lisible au visible dans l’attention portée à toujours plus d’historicité du spectacle tragique à travers la pantomime de Talma, les détails matériels et les décors (dus en grande partie au baron Taylor, nommé commissaire royal du Théâtre‑Français en 1825), mais aussi à travers l’esthétique du tableau. S’appuyant sur le Registre des machinistes du Théâtre‑Français, M. Melai rappelle que les décors d’Hernani avaient déjà, en grande partie, été utilisés pour des tragédies, ce qui lui permet d’affirmer que « [la] mise en scène romantique ne se différencie […] pas vraiment de la mise en scène de la tragédie des dernières années de la Restauration » (p. 85). Cette spectacularité de la scène tragique est en effet liée à la dramaturgie mélodramatique ; néanmoins, M. Melai démontre, pièces à l’appui, que l’effondrement de l’Empire remotive le fatum antique face au triomphe mélodramatique de la vertu :
La désillusion représentée par la fin de l’époque révolutionnaire et l’échec de Napoléon a remotivé l’instance tragique et antimélodramatique en réactivant une conception pessimiste de la nature humaine et une vision pessimiste de l’histoire : en mettant en scène des personnages qui, après avoir affirmé leur liberté à travers leur repentir, retombent dans le crime et suivent inexorablement le destin qui leur est assigné, la tragédie nie que l’homme puisse changer sa propre nature ou changer le monde et reproduit obsessionnellement, en le transfigurant dans le langage métaphorique de la littérature, le traumatisme historique de la déception qui a suivi l’illusion révolutionnaire. (p. 96)
7M. Melai insiste également sur l’évolution des règles classiques, tout d’abord celle du vers tragique. La présence, dans la Lucrèce de Ponsard (1843), de mots tels que « huile », « lampe » ou « laine » rend compte du chemin parcouru depuis la polémique du « mouchoir » dans Le More de Venise de Vigny (1829). Surtout, M. Melai, à la suite du Stendhal de Racine et Shakespeare, déplace la question du vers tragique vers le terrain de la déclamation — l’on se souvient des attaques stendhaliennes à l’encontre de la déclamation de Talma —, et fait des stichomythies le moyen d’introduire la polyphonie sur la scène tragique. Quant aux trois unités, elles évoluent de façon moins nette : si l’unité de lieu se réalise maintenant à l’échelle de l’acte, et non plus de la pièce, celle de temps est toujours plus ou moins respectée ; quant au personnage, son « principe de l’unité et de la cohérence […] continue de manière générale à prévaloir dans la tragédie de l’époque » (p. 142).
8Pour conclure cette première partie, M. Melai rappelle le rôle décisif de Delavigne, dont la tragédie condense toutes les analyses faites précédemment6.
L’Histoire, moteur du tragique post‑impérial
9M. Melai part du principe que la tragédie a encore du succès après l’Empire car « elle transpose — fût-ce au moyen de formules structurelles dépassées — une actualité socio‑politique susceptible d’exciter les passions du public de l’époque » (p. 165). La seconde partie de l’étude, à partir de là, est consacrée à la mise au jour des thèmes de l’actualité passés au prisme du médium tragique. Ce prisme, M. Melai montre qu’il a quatre faces, « quatre régimes tragiques de symbolisation historique : les régimes allusif, emblématique, mythographique et métaphorique » (p. 166). Ici se trouve la théorie propre à M. Melai, pour qui « [cette] typologie, qui devra être encore précisée, témoigne de la volonté de la tragédie d’éclairer le présent à la lumière d’une mobilisation symbolique complexe de l’Histoire » (p. 370).
10C’est tout d’abord l’intégration de l’histoire « moderne et nationale » (p. 169) que l’auteur étudie et retrouve chez les dramaturges des deux bords politiques, ultra et libéral. Après la défaite de Napoléon, les libéraux introduisent le thème de la résistance face à l’étranger, à l’image de la tragédie de Soumet intitulée Jeanne d’Arc (1825), la Pucelle d’Orléans étant par excellence la figure nationale du combat contre les Anglais. Népomucène Lemercier, dans La Démence de Charles VI (1826), lie invasion étrangère et faiblesse du monarque. Quant aux Vêpres siciliennes de Delavigne (1819), elles rencontrent « le mieux le sentiment patriotique du public parisien de la Restauration » (p. 175). M. Melai signale que si les choix effectués quant aux sujets varient en fonction de l’actualité, « le patriotisme constitue une valeur d’une telle importance qu’il sert souvent de fondement aux trames tragiques, dont il assure la cohérence structurelle et axiologique » (p. 186).
11Parce qu’elle est politique, la tragédie de l’époque ne peut occulter la figure napoléonienne. M. Melai distingue trois « régimes tragiques de symbolisation de l’histoire » dans le corpus des tragédies qui font écho à Napoléon — rappelons qu’il est interdit de représenter Napoléon sur scène sous la Restauration, ce qui explique la multiplication des pièces mettant en scène Napoléon après la chute des Bourbon7 — : régime allusif, qu’il soit négatif ou positif ; emblématique, avec notamment le Talma « napoléonisé » pour la représentation du Sylla de Jouy (1821) ; mythographique, en grande partie suite à la mort de Bonaparte en 18218. La figure Napoléonienne amène logiquement M. Melai à étudier le thème de la légitimité et de l’usurpation dans la tragédie. Si les années 1814‑1820 se caractérisent par des tragédies mélodramatiques à dénouement providentiel saluant le retour des Bourbon, les années 1820 sont marquées par un brouillage entre légitimité et usurpation, brouillage logiquement renforcé par la monarchie de Juillet. Là encore, ce sont deux tragédies de Casimir Delavigne, Marino Faliero (1829) et, surtout, Les Enfants d’Édouard (1833), qui cristallisent les querelles sur la légitimité du pouvoir en place.
12Les thèmes suivants (clémence et cruauté royales, déclin de la royauté, couronnement factice ou temporaire, Révolution et formes gouvernementales, question religieuse, conflits sociaux et intergénérationnels) confirment et approfondissent les analyses précédentes de M. Melai. La tragédie de l’époque se fait de plus en plus libérale et constitutionnelle au fil du temps, en adéquation avec les idées de la bourgeoisie, qui constitue le cœur du public. À cela s’ajoute « la découverte déconcertante de la contingence et de la faillibilité de la royauté », qui donne forme au « “tragique” moderne » (p. 256).
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13L’ouvrage de Maurizio Melai vient ainsi combler un vide dans les études théâtrales consacrées au théâtre du début du xixe siècle, tout en élaborant une typologie critique qui dépasse le cadre de la tragédie classique de l’époque.