La poésie scientifique & les relations littérature-sciences au XIXe siècle, ou comment réinventer l’histoire littéraire
1Nous avons tous des souvenirs d’anthologies poussiéreuses, ces lieux de mémoire où l’on enferme la littérature par morceaux, en vitrines sages conçues pour bâtir une culture générale panthéonisée. Muses et ptérodactyles, anthologie de poésie scientifique, échappe à la pétrification du genre et à l’écueil du déjà-vu. Le pari n’était pourtant pas gagné, tant le vers didactique rebute alors même qu’on n’en a qu’une connaissance vague et erronée. Et si les textes réunis ici peuvent passer pour des «vieilleries de grenier » (p. 69), on sait que les greniers recèlent les plus insolites trouvailles. Le titre du livre, d’emblée, suggère des rencontres surprenantes, dont le volume regorge, sur plus de six cents pages, dans une remarquable combinaison d’inventivité, d’érudition et d’humour.
2Sous le patronage controversé de Delille, la poésie scientifique, appelée aussi didactique (avec le poids péjoratif du terme) ou descriptive, est un genre prolifique :
Produits par des écrivains reconnus, par des bataillons de versificateurs amateurs ou par des savants, ces textes extrêmement nombreux forment un continent disparu, tombé aux oubliettes de l’histoire littéraire. (p. 10)
3Toute une équipe de chercheurs — Philippe Chométy, Caroline De Mulder, Bénédicte Élie, Laurence Guellec, Sophie Laniel-Musitelli, Muriel Louâpre, Catriona Seth, Nicolas Wanlin, Alexandre Wenger —, sous la direction de Hugues Marchal, a exploré ces territoires en déshérence pour en retrouver les merveilles et cartographier un univers culturel délaissé et pourtant essentiel pour saisir non seulement les relations entre poésie et sciences au xixe siècle, mais aussi leur processus de légitimation réciproque et l’expression des mutations socio-historiques et esthétiques que les progrès scientifiques et technologiques provoquent. La réussite de cette anthologie consiste incontestablement dans l’équilibre entre une archéologie culturelle (faite à la fois de l’exhumation d’une impressionnante quantité d’œuvres inconnues et de la reconstitution théorique d’un débat complexe autour des relations entre poésie et science) et la mise en forme légère et plaisante de cette masse de documents et de savoirs, qui risquait de décourager et qui divertit. Il s’agit de comprendre, à la fin d’un parcours qui réunit des noms illustres (Chateaubriand, Balzac, Rimbaud, Michelet, Vigny, Laforgue, Apollinaire…), des gloires oubliées (Delille, Sully Prudhomme), des personnalités mineures, des inconnus et des anonymes, des écrivains et des savants poètes (Chapitre XII - « La muse des savants ») comment se constitue, au xixe siècle, un rapport entre littérature et science fondateur de notre civilisation, et un débat esthétique dont les adversaires de la poésie scientifique sortiront gagnants, permettant de la sorte de balayer cette production littéraire aussi prolixe que délaissée et d’imposer comme norme une poétique contraire.
4Les quatorze chapitres de l’ouvrage sont constitués d’une introduction qui pose le cadre chronologique, contextuel et idéologique, et problématisent le rapport des sciences et de la poésie du point de vue théorique, formel et thématique, et d’un choix de textes, en général des extraits, introduits à leur tour par un chapeau explicatif et un titre (qui n’est pas celui du texte reproduit) dont la malicieuse composition fait le délice de la lecture. Ainsi, au hasard des 214 titres et textes : « La guerre des boutons » pour présenter L’Inoculation, poème en quatre chants, de Roman ; « Compter avec les Muses » pour la Nouvelle arithmétique, appliquée à la marine et au commerce, mise en vers, de Chavignaud, « De trop grands mots pour les alexandrins » pour l’Antédiluviana. Poème géologique de Cotty ; « Un râtelier bien rimé » pour « Les dents osanores », d’un anonyme, « Poésie macaronique et sonnet industriel » pour Les Potages Feyeux, de Monselet ; enfin : « Vaseline et lubricité », « Sublimes patates », « Pervers vers » etc. Chaque chapitre comporte, outre l’introduction critique et la partie anthologique, un développement annexe intitulé Gros plan sur…, pensé comme un éclairage ponctuel sur un aspect du débat (Gros plan sur… le risque de l’éphémère, au sujet de l’obsolescence des savoirs chantés par les poètes), sur un élément contextuel ou éditorial (Gros plan sur… une passe d’armes à la Chambre, autour de l’altercation entre Lamartine et Arago à la Chambre des députés en 1837 ; Gros plan sur… planches et vers, autour de l’illustration), sur un personnage (Gros plan sur… les croisades du Dr Sacombe, opposant à la césarienne et auteur La Luciniade, poëme en dix chants sur l’art des accouchements ; ou Gros plan sur… le premier prix Nobel, soit Sully Prudhomme), ou sur un thème (Gros plan sur… le commerce de Vénus, sur la syphilis et ses remèdes). Érudition et plaisir de feuilleter se conjuguent aussi au fil des illustrations (planches scientifiques, images publicitaires, gravures et frontispices, portraits et caricatures, fac-similés de manuscrits). Par ailleurs, la numérotation continue des extraits, sur l’ensemble de l’anthologie, permet de s’y référer efficacement et de circuler d’un chapitre à l’autre. Pour faciliter la lecture, l’appareil critique comporte deux index (des notions et des personnes) et un répertoire avec notices biographiques des savants, inventeurs et vulgarisateurs cités par les poètes. Bref, un dispositif éditorial abouti, qui oublie d’ennuyer ; seul un rabat-joie académique pourrait regretter l’absence d’une bibliographie des œuvres citées.
5Dans cet ensemble foisonnant, tout savoir a son poème et son poète, l’astronomie et les techniques navales, l’entomologie, la géologie, l’anatomie, la médecine (Médecine poétique, ou l’Art de conserver la santé et de vivre vieux, avec indication curative de quelques maladies de la peau et autres affections. Ouvrage utile et à la portée de tous les gens du monde, de Barot), les sciences naturelles, l’aérostation et la géographie, la paléontologie, les mathématiques (La Géométrie en vers techniques, de Desroys), l’obstétrique, l’onanisme (Onan, ou le Tombeau de Mont-Cindre. Fait historique présenté en 1809 à l’Académie des Jeux floraux de Toulouse, par le Dr Petit), la sexualité végétale, l’agronomie, la philosophie, les inventions de toutes sortes, le commerce et l’extraction du sucre (La Betterave ou l’Art de cultiver cette plante et d’en extraire le sucre, poème didactique et critique. Par un Planteur, en 161 pages… quand même). On traverse toute une littérature prescriptive (Chapitre IX - « Poésie prescriptive et visées commerciales ») qui édicte des règles d’hygiène dont les recommandations portent sur un large spectre de faits allant du confort des habitations, à la prévention du choléra et à la sexualité (Syphilis, poème à rallonges publié entre 1840 et 1851, par Barthélémy, écrivain, et Giraudeau, un médecin qui veut promouvoir son traitement). L’un de mes préférés, dans le sous-genre « Poésie dentaire » : L’Odontotechnie ou l’Art du dentiste, poëme didactique et descriptif en quatre chants ; dédié aux dames, par Marmont ; et son revers ironique (le précédent ne l’était pas), « La Plombéide, ou l’Art de plomber les dents », poème imaginé par l’un des personnages de la comédie de Pailleron, Le Monde où l’on s’ennuie, en 1881.
Une relation harmonieuse ?
Direz-vous qu’un objet né sur leur Hélicon
A seul de nous charmer pu recevoir le don ?
Que leurs fables, leurs dieux, ces mensonges futiles,
Des Muses noble ouvrage, aux Muses sont utiles ?
Que nos travaux savants, nos calculs studieux,
Qui subjuguent l’esprit et répugnent aux yeux,
Que l’on croit malgré soi, sont pénibles, austères,
Et moins grands, moins pompeux, que leurs belles chimères ?
Ces objets, hérissés, dans leurs détours nombreux,
Des ronces d’un langage obscur et ténébreux,
Pour l’âme, pour les sens offrent-ils rien à peindre ?
(André Chénier, «L’Invention», p. 112)
6L’histoire de la collaboration entre sciences et poésie, de l’antiquité (Chapitre I - « Une tradition ininterrompue ») à Roubaud ou Réda (Chapitre XIV – « Un genre éteint ? »), est aussi l’histoire de leur désamour, de leurs conflits et de l’opposition entre des courants poétiques divergents. La poésie scientifique, en vogue à l’âge des Encyclopédies et mise au goût du jour au tout début du xixe siècle par l’illustre Delille dont le succès mondain est immense, se trouve prise en étau entre les tenants d’une esthétique classique et les romantiques et leurs descendants adeptes de l’art pour l’art ; pour les uns elle pèche par trivialité (traitement de sujets bas, lexique inadapté à la noblesse du langage poétique), trop académique pour les autres (dans sa manie descriptive, ses longueurs et son alexandrin fade). On insiste (Chapitre VIII - « Des discours séparés ») sur la divergence des modes d’expression de la science (sa terminologie indigeste et peu encline au lyrisme) et de la poésie (sa langue figurée et donc peu précise, jouant sur l’indétermination et la polysémie, expressive et fondamentalement non argumentative). Que faire de la terminologie spécialisée, des néologismes et barbarismes que la science fait proliférer ? S’en servir pour renouveler la langue poétique et revendiquer sa diversité (à l’exemple de Laforgue, L’Imitation de Notre-Dame de la lune, ou de Richepin) ? Ou l’atténuer en périphrases au risque de remplacer une obscurité par une autre ? « Comment faire entrer ptérodactyles et autres ichtyosaures dans le cadre des vers ? » — la question est posée par les auteurs de l’anthologie au sujet de l’œuvre paléontologique d’Ernest Cotty, Antédiluviana. Poème géologique (p. 337).
7La poésie scientifique reflète pourtant un idéal de modernité (autre que la modernité baudelairienne que l’on a retenue) faite d’une attention aigüe au présent, aux bouleversements technologiques et aux nouveaux savoirs, d’une avidité de renouvellement thématique et de révision des normes esthétiques. Il est important — on le comprend à la lecture des chapitres II et VI — « Chroniques d’un monde mobile » et « Deux puissances ennemies » — d’abandonner nos échelles habituelles d’évaluation esthétique (inculquées par une postérité qui a imposé comme canons les romantiques, Baudelaire, Mallarmé et Rimbaud au détriment des autres courants poétiques), pour nous déporter au début du xixesiècle, au moment où la poésie scientifique formule une exigence qui est un plaidoyer pour la liberté et pour l’imagination : liberté de traiter de tout sujet, fût-il abscons ou vulgaire, de s’ouvrir à tous les savoirs, hors préjugé, à tous les lexiques, et de faire dialoguer la littérature, les sciences et les arts (mécaniques et libéraux). « S’il n’est pas relevé, le sujet est nouveau », écrit Delille dans Les Trois règnes de la nature (p. 84), pour revendiquer, en traitant des propriétés de l’air et des machines à vapeur, l’émergence d’une forme poétique nouvelle.
8Alors que la condamnation du didactisme, depuis les romantiques, influence lourdement notre appréciation de la poésie scientifique, le chapitre XIII - « Laboratoires d’écriture » nous invite à un examen formel de ces textes. « Si poésie et science ont en partage l’invention, il est arrivé que leur rapprochement, voire leur hybridation, stimule l’innovation esthétique » (p. 541). Il faut surtout souligner la diversité des compositions : poèmes de taille disproportionnée, jusqu’à plusieurs centaines de pages, formes hybrides, variations sur l’épopée (genre en voie d’extinction qui trouve dans le poème scientifique un nouveau souffle), dispositifs visuels qui empruntent à la graphie de la science (avec schémas, symboles et autres spécialités typographiques), invention d’une prose poétique inspirée par la science (Michelet, Maeterlinck), poèmes en prose. On parvient ainsi à comprendre la filiation thématique et formelle qui, du souci d’exhaustivité qui fait enfler les poèmes didactiques, évolue, à la fin du siècle, vers des projets poétiques qui se servent de la science pour déstructurer le réel et ses savoirs : chez Jarry, par exemple, l’emploi littéraire d’un langage scientifique hypertrophique est une arme de destruction du référent et des normes réalistes.
9La démocratisation du sujet poétique et le renouvellement (thématique ou formel) de la poésie par la science se heurtent, il est vrai, à des critiques. La trivialité des sujets de la poésie scientifique ou didactique active deux types d’antagonismes : désaccord des registres noble et vulgaire, et conflit du spirituel contre le matériel. Le soupçon de matérialisme qui pèse sur les sciences appliquées (et qui entraîne toute la vague de contestation contre la société industrielle, bourgeoise, capitaliste) suscite la résistance. La frontière est fragile entre diffusion des savoirs et diffusion des produits issus de ces savoirs, entre science et commerce (Chapitre IX - « Poésie prescriptive et visées commerciales ») ; ainsi, dans la vitrine d’un menuisier, un poème publicitaire aura toutes ses chances de convaincre la clientèle :
Votre lit tremble-t-il en tous ses assemblages ?
Un fauteuil de ses pieds, de ses bras est-il veuf ?
Nous savons faire ici de robustes collages,
Lesquels ont la durée et tout l’éclat du neuf. (p. 413)
10À ce reproche d’utilitarisme que pourra alimenter l’instrumentalisation publicitaire et commerciale du genre, les enthousiastes allèguent l’ouverture imaginaire et le potentiel créatif des découvertes scientifiques susceptibles de fonder de nouvelles imageries et mythologies pour réenchanter le monde. Là réside l’un des arguments majeurs des défenseurs de la poésie scientifique, répété à satiété tout au long du siècle : les écrivains se doivent d’exploiter les ressources poétiques de la science.
11La science trouve aussi son propre intérêt dans sa collaboration avec la poésie. Dans le processus de vulgarisation des savoirs, la complexité croissante des sciences et leur langue hermétique sont un handicap que la poésie surmontera en les rendant compréhensibles et savoureuses (Chapitre III - « Une science aimable »). La science galante (« Gros plan sur… la science des amoureux »), jeu sur une double relation de séduction et de transmission du savoir, à destination d’un public essentiellement féminin, est une recette en vogue depuis Fontenelle au moins, misant sur la légèreté, le badinage et le style enjoué ; le mélange de la prose et de la poésie permet d’aborder n’importe quel sujet, du plus équivoque au plus austère (comme cette « botanique dans le boudoir » (p. 163) de L. B. de Montbrison, Lettres à Mme de C** sur la botanique et sur quelques sujets de physique et d’histoire naturelle, en 1802). De manière générale, le plaisir des vers, les figures allégoriques, personnifications et prosopopées agrémentent et humanisent la science ; ainsi Népomucène Lemercier (membre de l’Académie française) ne recule devant aucun artifice rhétorique pour animer un savoir ingrat, ici (dans L’Atlantiade, ou la Théogonie newtonienne, en six chants et 227 pages précédées d’un « Discours préparatoire » de 80 pages), l’électricité prénommée Électrone interpelée par le guerrier Mégathyme :
Ô rapide Électrone ! où donc nous caches-tu
De ton fluide igné la subtile vertu ?» (p. 135)
12En échange, la science fournit aux poètes de nouvelles sources d’inspiration. Et Chénier d’exprimer, à la manière d’un programme d’écriture, les termes de cette transaction qui troque les vieilles « fables, leurs dieux, ces mensonges futiles » contre « les trésors nouveaux » que les sciences offrent pourvu que la poésie sache les débarrasser « Des ronces d'un langage obscur et ténébreux » (« L’Invention », p. 112). Plus encore, le vers est un instrument mnémotechnique idéal pour une pédagogie par le plaisir (Chapitre IV – « Les artifices de la mémoire »). Mais ces « vers techniques1 » (tels l’Abrégé d’anatomie descriptive, en vers français, de François Artance ou la Petite géographie élémentaire mise en vers de Le Bruman), « ces livres ineptes qui appliquent sans discernement et avec stupidité la mnémotechnie à l’étude », selon la formule de Léo Claretie (L’École des dames, p. 159), sont-ils encore compatibles avec l’exigence esthétique ?
Ou histoire d’un divorce ?
On aperçoit depuis quelque temps des symptômes de mésintelligence entre la république des sciences et celle des lettres. […] Ce sont, de part et d’autre, des plaintes et des récriminations. Les sciences accusent les lettres d’être jalouses de leurs progrès. Les lettres reprochent aux sciences de la hauteur et une ambition démesurée ; et comme il arrive toujours entre gens aigris, l’observateur impartial aperçoit de part et d’autre plutôt l’envie de guerroyer que de justes motifs de guerre.
(Louis de Bonald, «Sur la guerre des sciences et des lettres», p. 223)
13Ce mariage de raison entre poésie et science fondé sur un échange à l’amiable, transaction qui enrichit l’une d’un univers thématique nouveau et permet à l’autre de diffuser ses savoirs de manière plaisante, ne serait-elle pas, plutôt, l’histoire d’un divorce (Chapitre VI - « Deux puissances ennemies ») : leur incompatibilité intrinsèque, le sentiment d’une compétition dont la science sort gagnante au détriment de la poésie et qui menace celle-ci d’extinction, enfin la crise culturelle que ce face-à-face engendre sont autant de constats d’échec. Le siècle est traversé par une polémique, véritable « guerre culturelle » (p. 215), qui oppose les partisans d’un art pur et les adeptes d’une collaboration bénéfique entre les domaines, régulièrement alimentée par les changements socio-politiques et les positionnements idéologiques des uns et des autres : lutte contre les saint-simoniens, contre le positivisme et le scientisme, refus d’une collaboration ressentie par les poètes comme un avilissement et une concession, besoin de distinction de la part de la poésie qui revendique son exception esthétique. L’enchantement par les sciences n’est plus alors que désenchantement poétique du monde. Parallèlement à la controverse littéraire, se déroule une querelle des programmes scolaires et de l’enseignement des sciences qui, dès lors qu’il devient obligatoire, à la fin du siècle, marque paradoxalement le recul de la poésie scientifique utilisée comme matériau didactique.
14Le doute sur la survie de la poésie dans une société positiviste et sur l’opportunité de collaborer avec les sciences et leurs technologies est aiguisé par un questionnement sur le progrès et ses bienfaits (Chapitre VII - « Les ambivalences du progrès »). Face au progrès, trois positionnements coexistent : le glorifier, le craindre ou s’en moquer. Les euphoriques célèbrent le savant ou l’inventeur qui deviennent les héros de la vie moderne (Chapitre V – « Héros, martyrs et fausses gloires ») et leurs découvertes dont il s’agit d’inventer le langage et les modes d’expression :
Les modernes chantres des techniques font de leurs expériences poétiques le moyen d’apprivoiser cette modernité, de formuler ce qui a reçu une forme avant d’avoir reçu un nom, c’est-à-dire de mettre la technique en discours, « en culture » (p. 264)
15Les inventions à fort impact imaginaire (télégraphe, chemins de fer, photographie) et la fantasmagorie des machines sont des sujets de prédilection. L’enthousiasme d’un Bellin qui écrit, en 1867, L’Exposition universelle, poème en quinze chants, 414 pages de vers sur les merveilles des sciences et de l’industrie, le manifeste de Maxime Du Camp en faveur d’une poésie en phase avec son temps, dans les Chants modernes (1855) illustrent le versant optimiste du progrès. Dans un entre-deux trouble se situent les anxieux du progrès (Sully Prudhomme, ou même le Jules Verne de Paris au xxe siècle). Le scepticisme des réticents s’exprime enfin dans des textes moqueurs ou parodiques (Auguste Avenel, Boutade à propos du progrès).
Déviances & décalages
Par les adoucissants, tempérants, calmants dits,
Un mode analectrique, au premier cas requis,
Et par quelque excitant dit antispasmodique,
Soit flagrant volatil, la méthode électrique,
D’usage au cas dernier, mais l’un l’autre autrement,
Veut l’emploi, le secours d’un divers traitement :
Méthode que souvent l’art très bien modifie,
Selon les divers cas d’idiosyncrasie.
(Claude Rocher-Deratte, Poème de l’hygiène, p. 477)
16Le rire et la parodie (Chapitre X - « Railleries et parodies ») sont à la fois des preuves de reconnaissance de la poésie scientifique et des armes de combat (au même titre que le débat polémique). La question des frontières de la parodie est essentielle pour aborder ce corpus de textes et la complexité de leur réception : comment distinguer la parodie du modèle, celui-ci étant parfois si proche de celle-là ? L’effet parodique peut être voulu et maîtrisé (ainsi, la tragédie burlesque de Bouilhet, Du Camp et Flaubert, Jenner, ou la Découverte de la vaccine, ou Le Roi Sulfur, tragi-comédie dermatologique d’Auguste Motet), ou involontaire quand il s’agit d’imitations ratées ou de grandiloquence didactique, outrancière au point de passer pour de l’ironie (tel ce poème sur La Perception, ou l’Art de recouvrer l’impôt direct, de J.-B. Vidaillet). Si la parodie se définit par l’opposition entre le sujet et le style, tirant du décalage entre les registres noble et vulgaire son essence comique, la poésie scientifique dans sa veine sérieuse est précisément un genre qui donne une forme élevée à des sujets possiblement inconvenants, ce qui accentue le flottement et les possibles débordements. « La surenchère dans le futile ou la faute de goût » (p. 423), du moment où la poésie scientifique a été « mise à l’écart de la vraie poésie », peut jouer sur les limites, passer de la noble mission de transmission du savoir au «didactisme scatologique» (La Chézonomie, ou l’Art de ch… Poème didactique en quatre chants, à Scropolis, de Rémard).
17Critique ou comique, la parodie n’est pas la seule déviance du traitement de la science par la poésie. L’effet de décalage apparaît aussi dans la production de « savoirs hétérodoxes » (Chapitre XI - « Les savoirs excentriques », p. 457) par des savants et des poètes incompétents ou fous (voir la délicieuse prosopopée de la Pataticulture dans L’Unitéide, ou la Femme-Messie. Poème universel en douze chants & en soixante actes avec cœurs…, de Paulin Gagne), contestataires, mystiques (L.-C. de Saint-Martin, Le Crocodile, ou la Guerre du bien et du mal, arrivée sous le règne de Louis XV. Poème épico-magique en 102 chants) ou visionnaires (Manin, La Cosmographie de l’esprit (paradoxe philosophico-astronomique), suivi de À travers l’infini. Poème scientifique), avec une prédilection pour les sciences qui touchent à l’inconnu et nourrissent le mystère. Le point d’aboutissement de cette science poétique déviante est l’ouverture interdisciplinaire, « la voie des “sciences diagonales” chères à Roger Caillois » (p. 460), ou la pataphysique de Jarry.
18Le dernier chapitre de Muses et ptérodactyles — « Un genre éteint ? » — interroge la descendance de la poésie scientifique au xxe siècle. Ayant perdula course à la postérité, au bénéfice de ses opposants, adeptes du lyrisme, discréditée esthétiquement et même dans ses ambitions de vulgarisation, la poésie scientifique sous sa forme didactique disparaît, pour ressurgir sous d’autres formes, avec des auteurs comme Queneau, Réda, Ponge, Michaux ou Deguy, et susciter d’autres réflexions et théories (Saint-John Perse, Artaud, Bachelard). Ainsi, l’anthologie de « poésie de la science de Chénier à Rimbaud » s’étend, de fait, de Lucrèce à Jacques Réda, soit deux millénaires pour un siècle.
Le renouveau de l’histoire littéraire
19L’examen de la poésie scientifique oblige à un décentrement hors de notre zone de confort poétique, afin d’entreprendre une anthropologie culturelle de la littérature du xixe siècle dans ses relations aux sciences, certes, mais aussi aux mutations sociales et économiques en tant que productrices de représentations et de formes esthétiques. L’observation exhaustive et détaillée d’un corpus impressionnant, décliné sous des formes éditoriales multiples (textes de presse, volumes, recueils, brochures, publicités) et produit par des auteurs au statut varié, permet de rétablir non seulement un pan de littérature ignoré mais aussi de reconstituer les termes d’un débat autour de la fonction esthétique et sociale de la poésie, et de sa mission face au progrès et aux sciences. Les vainqueurs de ce combat ont imposé des normes poétiques dont cette anthologie permet de comprendre l’épaisseur culturelle (les processus qui les ont amenés à s’imposer par rapport aux modèles adverses) et la dimension idéologique.
20Le volume centre son propos sur la question poétique, tout en convoquant des textes en prose, prises de position théoriques ou fictions, et apporte un nouvel éclairage sur les rapports littérature-science au xixe siècle et sur des aspects plus balisés de la question, centrés essentiellement sur le roman (Zola, Verne, Villiers de L’Isle-Adam), la littérature d’anticipation, ou les thèmes liés aux technologies (la machine et l’industrie, les créatures artificielles, la médecine…). Dans la genèse de la relation aux sciences, on découvre ici la prééminence historique de la poésie sur le roman : ainsi, et c’est un point essentiel que cette anthologie nous permet de saisir, la poésie pose tout l’outillage théorique et imaginaire de la collaboration et de la concurrence entre littérature et sciences, que la fiction romanesque se réappropriera (et qui restera dans les mémoires aux dépens du reste).
21Au terme de ce parcours, l’exercice de l’anthologie s’avère être un modèle de réinvention de l’histoire littéraire : l’exhumation de documents oubliés ne vise pas la conservation d’un patrimoine fossile, mais la restauration d’un édifice littéraire dont on peut désormais étudier les fondations et la charpente, et du système de ramifications socio-culturelles qui le constituent et qu’il déploie. Pour les historiens de la littérature, il s’agit d’un précieux modèle.