Jean Potocki, ouvreur de perspectives ; ou comment écrire une introduction au théâtre polonais du dernier XVIIIe siècle
1Ces quinze dernières années ont vu prospérer les études potockiennes. La première raison en est l’effort, conduit depuis plusieurs décennies, des deux grands spécialistes de Potocki, François Rosset et Dominique Triaire, à qui l’on doit une bonne part de la bibliographie francophone. Ils ont ensemble donné l’édition des Œuvres (2004‑2006) chez Peeters, une biographie de Potocki (Flammarion, 2004) et dirigé un collectif (Jean Potocki ou le dédale des Lumières, Montpellier, Presses universitaires de la Méditerranée, 2010) ; chacun de son côté a publié des essais1 et participé à d’autres collectifs. Parmi ceux‑ci, on peut citer Jean Potocki à nouveau, dirigé par Émilie Klene (Amesterdam, Rodopi, « Faux titre », 2010), ou Jean Potocki. Pérégrinations, dirigé par Kinga Midońska‑Joucaviel (Toulouse, Presses universitaires du Mirail, « Cribles », 2013). À côté de ces recueils existent des monographies2, et l’œuvre francophone de Potocki a su fasciner aussi des littéraires non polonisants, comme par exemple Yves Citton3. Bref, l’ouvrage que Marek Dębowski a publié aux Classiques Garnier en 2014 semble pouvoir légitimement inspirer des commentaires variant le thème : « Potocki, encore ! ».
2On pourrait le défendre contre cette accusation en soulignant que ce livre parcourt l’abondante bibliographie potockienne plus qu’il ne s’y ajoute : il est, de fait, un recueil des articles que l’auteur, professeur spécialiste du théâtre polonais du xviiie siècle à l’université Jagellonne de Cracovie, a d’abord publié dans des revues et dans les collectifs susmentionnés. Cela dit, le lieu de prépublication de chacun des textes n’est signalé avec aucune systématicité dans le volume des Classiques Garnier, et le lecteur sourcilleux devra parcourir la bibliographie pour en retrouver les sources. Cela peut agacer, mais il faut remarquer que les textes ont été, chacun dans une plus ou moins grande mesure, remaniés afin de former un ensemble cohérent4.
3Le lecteur surmontera donc son irritation et abordera ce livre comme une monographie consacrée au théâtre de Jan Potocki, ce qui en fait une nouveauté certaine dans la bibliographie potockienne francophone. Mieux encore, ce livre n’est pas exclusivement consacré au théâtre de Jean Potocki, mais aussi au « théâtre polonais » en général. M. Dębowski insère au fil des chapitres le théâtre de Potocki dans le contexte politique, littéraire et culturel de la Pologne stanislavienne5, en prenant en compte aussi bien la littérature francophone (l’œuvre de Potocki) que la réception du théâtre français en traduction ou les textes polonais.
4On lira donc enfin ce livre comme une monographie consacrée au théâtre polonais, où l’œuvre du comte Potocki trouve naturellement sa place à la fois par son intérêt propre, et comme prétexte à une exploration beaucoup plus large et, pour le coup, bien plus inédite pour le lecteur francophone. C’est là le sens de l’introduction générale de l’ouvrage (p. 7‑25), qui présente rapidement et pédagogiquement le contexte des études théâtrales polonaise comme l’histoire du théâtre polonais (de Jan Kochanowski au romantisme), et plus généralement les problématiques spécifiques à l’étude de la Pologne d’ancien régime, qu’elle rend accessible au lecteur francophone non‑spécialiste, dont la curiosité aura été piquée par le nom du génial auteur du Manuscrit.
5Publié fin 2014, cet ouvrage précède en outre de peu la réédition, en première partie de La Grandeur et la grâce (Paris, Laffont, « Bouquins », 2015), de Quand l’Europe parlait français de Marc Fumaroli. Dans sa préface inédite, Marc Fumaroli explique qu’« au cours de la série de vies brèves, de portraits, de petits faits vrais et de citations […] intitulée Quand l’Europe parlait français, [il a] essayé de faire percevoir dans la voix, les manières, les mœurs de plusieurs étrangers francophones du premier xviiie siècle, quoique modifiés par le caractère national de chacun, l’existence d’un modèle français d’être au monde […] 6 ». Ce projet modeste de peintre miniaturiste est contredit par le titre même de l’ouvrage, qui annonce une fresque historique dont l’ambition, décrite dans la préface de 2001 (nettement moins nuancée, et reproduite dans la nouvelle édition), reste de présenter une Europe unifiée par une francophonie idéale qui ne soit pas qu’une unité de langue, mais aussi une uniformisation de la diversité européenne sur le modèle parisien7.
6L’ouvrage de M. Dębowski bénéficie de la popularité de l’auteur qu’il traite, et qu’il insère intelligemment dans le contexte bouillonnant du théâtre polonais de la fin du xviiie siècle : il est à souhaiter que cet intelligent ouvrage, et d’autres à venir, servent aussi dans le grand public lettré de défense et illustration à l’idée d’une Europe des Lumières complexe et polyglotte, plutôt que si francophone qu’elle en deviendrait française8.
Remarques générales
7On l’a dit en introduction, les différents chapitres de l’ouvrage sont repris d’articles et unifiés par une introduction générale (p. 7‑25). Cette pratique est bien reçue et tout à fait légitime ; il est seulement à regretter que l’unification du texte, bien entamée, ne soit pas menée à bout, en particulier dans la présentation du paratexte.
Présentation
8L’ouvrage présente bien un sommaire (bilingue, p. 175‑177), une table des illustrations (p. 173‑174) et un index nominum complet (p. 167‑171)9. Il ne comporte, en revanche, pas de bibliographie exhaustive, ni en fin d’ouvrage, ni même de bibliographie partielle à la fin de chaque chapitre. Il serait pourtant agréable de pouvoir saisir, en une page ou deux (et sous forme raisonnée) un panorama bibliographique complet des sources primaires et secondaires du livre, d’une part parce que le sujet reste, malgré la popularité de Potocki, relativement peu fréquenté en France, d’autre part parce que nombre de références critiques sont françaises et qu’une bibliographie soulignerait la transférabilité de certaines notions ou approches critiques. Le lecteur curieux pourra toujours naviguer dans les notes…
9Les notes, justement, ne sont pas harmonisées dans tous les chapitres10. Toutes les informations y figurent et ce ne sont que des notes. Mais le lecteur d’une publication savante est habitué à saisir un texte en en parcourant d’abord les notes, ou à le consulter à la recherche d’une information particulière en scrutant les notes, qui sont, plus encore peut-être que la titraille, le guide abrégé d’un texte utile. Ces disparités dans les notes, au sein d’un chapitre ou de chapitre à chapitre, donnent au livre un petit côté inachevé.
Unité du texte
10Les différents articles ont pourtant été judicieusement réarrangés en un parcours de lecture linéaire et progressif, et leur texte a été l’objet d’un véritable travail de réécriture ; mais ce travail conserve hélas un arrière‑goût d’inachevé.
11Le début du chapitre « Les idées révolutionnaires et contre-révolutionnaires… » par exemple comporte d’importants rappels historiques (p. 77 et surtout 80‑83), clairs et précieux pour les lecteurs français qui, pour s’intéresser à Potocki ou au théâtre européen du xviiie siècle, ne sont pas forcément familiers du contexte polonais. Il n’était dès lors plus nécessaire de maintenir, aux pages 98‑99, ou encore à la page 134, des paragraphes ou des notes rappelant exactement les mêmes événements : une simple note de renvoi au quatrième chapitre aurait suffi, économisant du temps au lecteur et renforçant l’unité organique du livre. Au contraire, à la page 127, la mention sans plus de détails de « la Constitution du 3 Mai 1791 » crée une agréable impression de familiarité avec le contexte.
12Cet effort d’unification du texte se retrouve aussi dans l’organisation du propos proprement littéraire et théâtral : on trouve par exemple à la page 79 un renvoi à un chapitre précédent (« On a exposé plus haut, dans le chapitre consacré à l’“éducation intime”… »), le dernier chapitre s’ouvre par des rappels qui rafraîchissent la mémoire sans redite et sont complétés par une notes de renvoi ; autre exemple, la mention de Favart (p. 47) entraîne une note qui annonce le chapitre 6. Cet effort d’unification du texte en un tout organique est extrêmement agréable : il invite à une lecture linéaire qui permet au lecteur de s’approprier le sujet, et le fait progresser dans les arcanes de l’histoire du théâtre polonais avec beaucoup de pédagogie. Quelques modifications supplémentaires auraient certes pu être apportées au texte, mais c’est essentiellement par son paratexte que l’ouvrage pèche — et il ne semble pas que la faute en incombe seulement à l’auteur11.
Jean Potocki pour guide
13Le titre de l’ouvrage annonce deux objets, et une approche historique. Le premier de ces objets est Jean Potocki, le second le théâtre polonais ; l’approche historique consiste à situer ces deux objets « entre Lumières et premier romantisme ».
14Un premier lecteur, pas nécessairement très versé en littérature polonaise, mais intéressé par le Manuscrit et les études potockiennes, sera tenté d’ouvrir une monographie consacrée à un pan moins bien connu de l’œuvre de Potocki. Un autre lecteur, qui souhaiterait se renseigner sur le théâtre polonais de la fin du xviiie siècle et du début du xixe, se réjouira de voir que Potocki sert de prétexte à des développements plus généraux sur la scène polonaise de cette époque. Un troisième lecteur, versé dans l’histoire littéraire française de l’Europe occidentale, pourra comprendre la question historique en fonction des tensions qui existent aussi, dans la pensée littéraire et dramatique, en France à la fin du xviiie siècle et au début du xixe. Un quatrième lecteur, familier du contexte polonais sinon de Jean Potocki, reconnaîtra là le contexte spécifique de la finis Poloniæ (indissociablement liée, par la vendetta qui fonde l’intrigue de Pan Tadeusz, au romantisme polonais), et saisira la chance de s’informer sur ce qu’était alors le théâtre.
15Tous ces lecteurs trouveront leur compte dans l’ouvrage de M. Dębowski. Ce nouvel ouvrage sur Jean Potocki n’est pas qu’un ouvrage sur Jean Potocki, et les liens que celui‑ci aurait pu avoir avec le théâtre polonais : il est plutôt un ouvrage sur le théâtre polonais et Jean Potocki, ou sur Jean Potocki en contexte. Notre premier lecteur (le potockien) ne sera pas déçu : le nom de Potocki est le plus cité (l’index en fait foi), les deux premiers chapitres lui sont exclusivement consacrés, et sa personne et son œuvre seront convoquées aussi dans d’autres chapitres. S’il est indéniable que le nom de Potocki soit un excellent argument publicitaire, Jean Potocki le francophone étant sans doute l’écrivain polonais des Lumières le mieux connu en‑dehors de Pologne, il serait faux de dire que Potocki n’est qu’un appât publicitaire. On dira plutôt que l’engouement légitime dont jouit son œuvre sert, dans cet ouvrage bien structuré, de guide pour introduire le lecteur au monde du théâtre polonais du xviiie siècle.
Les Parades
16Commençons donc par le commencement, c’est‑à‑dire par les deux premiers chapitres, consacrés l’un à l’« Originalité du théâtre de Potocki », et l’autre spécifiquement aux parades comme « début de l’idée subversive dans l’œuvre de Potocki ». Les premières pages du premier chapitre proposent des rappels de l’histoire des études dramatiques potockiennes (p. 27‑28) ; vient ensuite un exposé sur les liens de Potocki avec le contexte des réflexions dramatiques du xviiie siècle sur le théâtre. Après cette entrée en matière dûment générale est mentionnée la première originalité potockienne : son œuvre dramatique est notamment composée de parades, genre qui « n’est pas pratiqué en Pologne au xviiie siècle, ni sur les scènes professionnelles ou les scènes de foire, ni sur les scènes privées » (p. 32). Ce qui est original en Pologne l’est moins dans le contexte de la francophonie, et l’auteur de rechercher les liens entre les parades potockiennes et la littérature française, pour finalement leur identifier un modèle : les Parades de Thomas‑Simon Gueulette. Notre premier lecteur saura sans doute certaines de ces choses.
17Le cœur de l’analyse commence alors, où il s’agit de démontrer une seconde originalité du théâtre de Potocki, cette fois‑ci par rapport à son propre modèle. Après avoir rapidement établi la filiation entre les textes de Gueulette et ceux de Potocki, c’est aux traits spécifiques du traitement potockien des canevas et des textes geulettiens que s’attache M. Dębowski, s’intéressant à différentes parties du texte théâtral : « les personnages, les situations, la convention théâtrale et avant tout, le style » (p. 38). Les deux premiers points sont traités un peu rapidement peut-être en une page ; le troisième concerne le jeu avec la théâtralité, c’est‑à‑dire les ruptures de l’illusion dramatique, propres à Potocki. La partie sur le style (p. 40‑44) est de loin la plus dense, et consiste en une réflexion sur l’emploi du passé simple dans le texte potockien, laquelle exploite à fond les ressources de la linguistique pour mettre en valeur la dimension proprement francophone de ce théâtre.
18Le deuxième chapitre s’intéresse quant à lui aux cibles de deux parades : pourquoi présenter Le Calendrier des vieillards comme une parodie de La Cloison de Madame de Genlis, ou sous‑titrer « scène italienne » Le Comédien bourgeois ? L’enquête rassemble des indices textuels et intertextuels pour établir fermement les cibles des parades, tant dans le contexte culturel polonais (le rôle des almanachs dans la vie domestique polonaise) que dans l’histoire des arts en France (le mélodrame selon Jean‑Jacques Rousseau). L’« origine de l’idée subversive » annonce une archéologie du Manuscrit, mais elle est conduite avec rigueur dans les littératures française et polonaise, pluralisant le texte potockien par une variété de contextes qui l’enrichissent. Une démarche relativement similaire sera mise en œuvre dans la deuxième partie du quatrième chapitre (p. 90‑94), consacré aux « idées révolutionnaires et contre‑révolutionnaires dans les représentations théâtrales en Pologne à la fin du xviiie siècle », qui contient l’analyse de la parade Cassandre démocrate, la cible de la parodie étant alors le discours révolutionnaire.
Intertextes du théâtre potockien
19La fin du premier chapitre annonce la démarche du deuxième : elle consiste elle aussi en une contextualisation (ou une « intertextualisation » ?) des œuvres dramatiques de Potocki qui ne sont pas des parades. Les Bohémiens d’Andalousie sont ainsi situés à la fois dans le contexte de la préparation du Manuscrit trouvé à Saragosse, mais aussi de celui de l’opéra polonais ; L’Aveugle dans celui du proverbe dramatique à la française, mais aussi du théâtre de Fredro. Dans ces premiers chapitres, le dessein de l’ouvrage est net : Potocki est le point de rencontre de la francophonie du xviiie siècle et de la culture polonaise, tant en synchronie (transferts culturels) qu’en diachronie (sources françaises, ouvertures vers la comédie polonaise du xixe siècle).
20Jean Potocki refera une courte apparition au cinquième chapitre, à l’occasion des visites d’Emmanuel Nicolas Murray dans son cabinet de lecture. Toutes ses facettes sont ainsi représentées dans l’ouvrage : auteur dramatique, futur romancier, acteur des Lumières stanislaviennes… Son œuvre et sa personne sont moins le point de mire de l’ouvrage qu’un poste d’observation privilégié : Potocki touche à tout, et à partir de lui M. Dębowski peut entraîner son auteur partout, et jusqu’à l’opéra.
En rayonnant autour de Potocki
21Après avoir épuisé la présence de Potocki dans l’ouvrage, reste à découvrir « le théâtre polonais », auxquels sont consacrés l’intégralité des chapitres 3, 5, 6, 7 et 8, ainsi que la première moitié du quatrième chapitre, « Les idées révolutionnaires et contre‑révolutionnaires dans les représentations théâtrales en Pologne à la fin du xviiie siècle ». Potocki est ainsi mis en série avec d’autres acteurs de la vie théâtrale polonaise, et son œuvre avec d’autres œuvres contemporaines.
22Le lecteur perspicace n’aura guère de mal à rattacher une partie du propos potockien à ces développements sur d’autres objets, les renvois en note d’un chapitre à l’autre l’y aidant. Le troisième chapitre, « L’éducation intime dans la comédie polonaise des Lumières », rappellera le commentaire de la parade Le Calendrier des vieillards ; le sixième, « La transition de l’opéra‑comique à l’opéra national dans le théâtre polonais à la fin des Lumières », celui sur Les Bohémiens d’Andalousie ; le quatrième chapitre complète l’analyse de Cassandre démocrate par celle de l’œuvre et de la carrière de l’acteur dominant de la scène polonais vernaculaire de l’époque, Wojciech Bogusławski (1757‑1829). On a aussi déjà dit qu’Emmanuel‑Nicolas Murray, auquel est consacré le cinquième chapitre, a croisé le comte Potocki ; le septième chapitre, consacré à la mise en scène de Mérope de Voltaire et à l’arrivée du style déclamatoire en Pologne, précise les liens du théâtre polonais de la fin des Lumières à la langue, la culture et la pratique théâtrale françaises, offrant ainsi un intéressant complément à l’étude de l’œuvre d’un auteur francophone. Quant au dernier chapitre, « Mise en scène et vérité dramatique », il termine l’ouvrage sur un point d’esthétique qui traite la question historique annoncée dans le sous‑titre de l’ouvrage, et qui constitue le cadre conceptuel dans lequel Potocki comme les autres évoluent. En rayonnant autour de Potocki, l’ouvrage ressuscite, de manière particulièrement cohérente, tout un petit monde.
Le théâtre polonais en polonais
23Le chapitre sur l’éducation intime est l’occasion de confronter la littérature vernaculaire polonaise à la réception polonaise du théâtre et de l’encyclopédisme français (Molière ou Diderot). Il s’agit, en ce sens, d’un réel exercice de comparatisme. On traitera plus bas de la réception de la littérature française, pour se consacrer ici à ce que le lecteur français a l’occasion d’apprendre sur le théâtre polonais, dont on le suppose moins familier (qu’il nous pardonne si ce n’est pas le cas).
24Ce chapitre est donc l’occasion de découvrir d’abord un fait de société, à savoir l’importance des almanachs (kalendarzy) dans la culture sarmate (l’idéologie nobiliaire de l’ancienne Pologne), et même la culture bourgeoise de la Pologne du xviiie siècle. L’éducation intime, c’est l’émergence de représentations plus modernes de la sexualité, sous l’influence du théâtre, de la littérature et de l’encyclopédisme français, dans ce contexte où la vie des couples était réglée par une piété aux vues plus qu’étroites. C’est aussi l’occasion de rencontrer l’un des principaux animateurs de la vie littéraire des Lumières polonaises, le père jésuite Franciszek Bohomolec (1720‑1784)12, membre d’un clergé éclairé dont l’ambition était de moderniser la société, et auteur d’une pièce dénonçant le contexte cité plus haut : Małżenstwo z kalendarza (Le Mariage du calendrier).
25On pourra lire les analyses de M. Dębowski (p. 65‑66), qui reprend l’opposition (très fréquente dans les débats polonais du xviiie siècle sur l’ouverture à l’Europe occidentale) entre le frac parisien et le kontusz13, dont la mise en scène sut tirer un bon parti. Le souci de clarté semble être à l’origine du choix de ne pas citer le texte de la pièce de Bohomolec dans l’original polonais, mais seulement en traduction française, alors même que l’auteur commente les noms propres des personnages et en propose de judicieuses traductions (« Vieillardski » pour Staruszewicz, par exemple). Ce choix est d’autant plus regrettable que l’un des avantages de ce livre est le lien qu’il établit entre culture française (ou francophone) et culture polonaise vernaculaire. Que coûterait de voir écrites en polonais les citations ? Quant au lecteur français, même s’il ne sait pas la langue, ce serait pour lui l’occasion de s’affronter au texte étranger, et même simplement de savoir dans quelle langue une pièce a été écrite — car en l’absence de citations associant original polonais et traduction française, il est parfois difficile de se repérer dans ce contexte polyglotte…
Recevoir la littérature française : traductions & adaptations
26Le chapitre sur l’éducation intime est aussi l’occasion d’aborder la question des traductions de textes dramatiques français, à savoir celles de L’Enfant prodigue de Voltaire par Stanisław Trembecki (Syn marnotrawny, 1779), de L’École des femmes de Molière par Bogusławski (Szkoła kobiet, 1780) et du Père de famille de Diderot par Franciszek Zabłocki (Ojciec dobry, 1782). Toutes ces analyses s’appuient sur la comparaison des originaux français avec leurs traductions ou adaptations polonaises, qui permettent de montrer l’acculturation polonaise des textes français, par exemple chez Trembecki par l’insertion d’une référence au juriste Jan Herburt. Il est ici encore dommage de ne simplement pas pouvoir apprécier simplement le rythme de la traduction, ou la qualité de l’insertion de la référence, et de devoir se contenter d’une version française d’un morceau à part entière du patrimoine théâtral polonais.
27Les citations originales manquent d’autant plus dans l’analyse des deux pièces suivantes, qui reposent sur un point de vocabulaire. Un des fils du chapitre (exposé en introduction, p. 64) et de trouver dans le théâtre polonais du xviiie siècle des signes de l’influence des idées de l’Encyclopédie sur la sexualité et la vie intime. Pour ce faire, M. Dębowski s’appuie sur un indice lexical, le mot jouissance (rozkosz), dont il rappelle l’importance dans le corpus diderotien. L’enquête est productive : mais pourquoi ne pas donner au lecteur l’occasion de constater avec l’auteur la présence d’une même famille lexicale dans les textes ? La citation de L’École des femmes (p. 68) est tirée de scènes ajoutées par Bogusławski en ouverture de la pièce, donc d’un texte uniquement polonais, sans hypotexte moliéresque, où la jouissance n’est présente que dans un adjectif14. Puisque ce livre parle aussi de littérature polonaise en polonais, il aurait pu être l’occasion d’esquisser un lexique plurilingue des Lumières européennes. L’enquête lexicale se poursuit sur une autre traduction (celle du Père de famille), mais aussi dans un texte polonais (le Fircyk w zalotach de Zabłocki). La même remarque s’applique : comment constater l’omniprésence d’un vocable dans une langue si l’on n’a que des traductions ? Le lecteur bénévole fait, bien sûr, confiance à l’auteur, mais la démonstration perd par ce procédé quelque peu de sa force et de son attrait (celui d’explorer une littérature étrangère).
28C’est assurément dans le chapitre consacré à la réception de la Mérope de Voltaire que le manque de citations polonaises se fait le plus sentir. Le propos du chapitre est double, et consiste en l’analyse à la fois de l’insertion de Mérope dans le contexte politique polonais, et de l’introduction du jeu déclamatoire à la française en Pologne. Or, Mérope n’est pas jouée dans le français de Voltaire, mais en traduction. Comme toutes les citations du chapitre sont des alexandrins de Voltaire, à une exception près, on oublie aisément qu’il faut imaginer un texte polonais, d’autant plus que la traduction n’est mentionnée qu’incidemment à la page 135 comme « correcte », portant le titre de Meropa et étant due à l’abbé Józef Augustyn Orłowski15. Dans la seconde partie du chapitre, consacrée à l’étude de la déclamation à partir des théories françaises sur le sujet (p. 146), une citation (p. 148) est bien bilingue, car comment comparer l’alexandrin et le trzynastozgłoskowiec (tridécasyllabe polonais) sans citer dans les deux langues ? Malheureusement, l’analyse, si elle conduit à une belle ouverture qui renvoie au chapitre consacré à l’opéra, pourrait être davantage poussée.
29Quant à la dimension politique de la réception de Mérope, elle pourrait se manifester par des altérations plus ou moins importantes du texte, comme c’était par exemple le cas lorsque Trembecki traduisait Voltaire, ou Bogusławski L’École des femmes. Sans doute faut‑il comprendre que la traduction est « correcte » parce qu’elle ne présente pas, ou au moins pas beaucoup, d’altérations de ce genre. Mais là encore, un rapide parcours dans le vocabulaire polonais de la traduction au xviiie siècle aurait été éclairant. Stanisław Trembecki (sous le pseudonyme de Ludwik Azarycz) faisait du Fils prodigue une « komedia […] wierszem przestosowana », c’est‑à‑dire « adaptée en vers16 » ; Bogusławski, qui mettait la scène de L’École des femmes à Varsovie, donnait une comédie « z francuskiego przerobiona », c’est‑à‑dire littéralement « refaite d’après le français17 » ; quant à la Meropa, elle est seulement « na polski język z francuskiego przełożona », « traduite en polonais depuis le français18 ».
30Le seul reproche de fond que l’on puisse adresser à l’ouvrage de M. Dębowski est donc qu’il néglige, sinon l’importance, du moins la spécificité de l’opération de traduction dans le contexte de la fin du xviiie siècle. Partout en Europe, la traduction est alors une opération de révision critique des textes, déterminée par des poétiques et des politiques parfois très divergentes. Le livre de M. Dębowski n’est certes pas un ouvrage de traductologie, mais il est cependant dommage qu’il ne s’attache pas plus en profondeur, étant donné la nature polyglotte et transculturelle de son objet, à la question de la traduction19.
Le cosmopolitisme en actes
31Polyglossie et transculturalité s’incarnent également dans une figure à laquelle M. Dębowski consacre l’un des plus longs chapitres de son livre (le cinquième) : celle d’Emmanuel‑Nicolas Murray. Celui‑ci a, bien sûr, une carrière dramatique dont le chapitre rend compte, mais il est plus généralement présenté comme « le défenseur des Lumières polonaises ». Que l’article défini soit peut‑être abusif (d’autres parcours de Français en Pologne étant fort comparables à celui de Murray, comme par exemple celui de Jean‑Baptiste Dubois de Jancigny20 ) n’enlève rien à l’intérêt de ce portrait et à celui de la carrière de Murray. Cette carrière est abordée par le biais d’une « antinomie » qui constitue « l’originalité de son œuvre » (p. 106), en opposant, d’une part, « un être tolérant, sensible, rationnel et laïque, amateur de voyage, ouvert aux autres cultures et connaissant des langues étrangères, ayant le goût des arts et un penchant pour la littérature et la philosophie » (p. 105), et d’autre part, son public de « lecteurs dont la compréhension du monde est majoritairement très différente, sinon inverse, de la conception des Lumières » (p. 106). Moins qu’un cosmopolite idéal, sûr de lui‑même et du prestige de sa langue maternelle (le français), Murray est un « cosmopolite de terrain », dont le travail sur le monde s’effectue à force de compromis, le premier étant bien sûr de parler et d’écrire le polonais (p. 105).
32D’abord professeur de français, Murray s’attache ensuite l’amitié de Hugo Kołłątaj et participe aux travaux de la Commission d’éducation nationale (Komisja edukacji narodowej, p. 97)21, correspond avec le roi ; il publie en 1800, après la disparition du pays, De l’état des études, des lettres et des mœurs en Pologne22, qui lui vaut son titre de défenseur des Lumières polonaises. Il n’est pas un aristocrate voyageur, mais un cosmopolite laborieux, professeur et gazetier indépendant, jouant auprès des institutions et des puissants un rôle de « consultant » tout en poursuivant sa propre réflexion sur les belles‑lettres ; en somme, il incarne la dimension bourgeoise du cosmopolitisme, un cosmopolitisme menacé par l’instabilité économique et les tracasseries administratives, mais aussi actif et sincère que le cosmopolitisme aristocratique. Murray écrivain français bilingue offre un intéressant pendant à Potocki auteur polonais francophone, et illustre la variété des attitudes linguistiques possibles à la fin du xviiie siècle.
Débats européens & préoccupations nationales
33Les idées, comme les hommes, circulent ; et les idées que M. Dębowski s’attache à suivre sont bien sûr les théories dramatiques. Murray en Pologne développe les siennes dans des écrits inédits (p. 106), dans lesquels M. Dębowski identifie une tension entre d’une part, une tradition normative qui « voyait le théâtre comme une partie de l’art poétique » et d’autre part, un « point de vue “scénique” » qui pose « le théâtre comme un art autonome qui doit garder un rapport équilibré entre la poésie et la peinture » (p. 107). Notre troisième lecteur‑type reconnaîtra là un débat théorique sur la nature du théâtre et la place de la mise en scène fréquent dans l’Europe de la fin du xviiie siècle.
34Le dernier chapitre, « Mise en scène et vérité dramatique. La recherche de l’illusion dans les représentations du théâtre national polonais », s’intéresse aux représentations montées au Teatr narodowy (Théâtre national fondé en 1765 sur l’ordre de Stanislas Auguste) par Wojciech Bogusławski, qui fut à plusieurs reprises le directeur de cette institution. En reprenant la réflexion du xviiie siècle sur le réalisme de la représentation théâtrale, en s’appuyant sur Diderot et Noverre comme sur le propre traité de pratique théâtrale de Bogusławski, Mimika, M. Dębowski étudie le travail de Bogusławski sur le jeu d’acteur, ses choix de décor, d’accessoires et de costumes (p. 153), pour avancer que ce dernier a « bouleversé par son réalisme la conception classique de la mimèsis » (p. 152). Comprenons ici « classique » au sens restreint, c’est‑à‑dire comme dénotant la pratique théâtrale du xviie et du premier xviiie siècles français. C’est montrer là, lectures et illustrations à l’appui, que si la Pologne se « met à la page » de la culture européenne sous le règne de Stanislas Auguste, elle fait aussi siens les débats qui parcourent alors l’Europe littéraire, pour y proposer spontanément des solutions vernaculaires.
35Il en va de même pour le sixième chapitre, consacré à « la transition de l’opéra‑comique à l’opéra national dans le théâtre polonais à la fin des Lumières ». Le lecteur, dont la curiosité aura été régulièrement piquée au fil de l’ouvrage par les titres Natręci (Les Fâcheux) ou Le miracle ou les Cracoviens et les montagnards, en trouvera ici l’analyse. Théâtre et opéra se jouent à Varsovie sur la même scène, celle du Théâtre national, et Wojciech Bogusławski est aussi librettiste et chanteur : ce chapitre complète logiquement le panorama de la vie dramatique polonaise de l’époque. On y retrouvera tous les aspects mentionnés à d’autres occasions : réceptions et traductions de textes français (La Brouette du vinaigrier de Mercier devient Taczka ociarza sous la plume de Bogusławski, par exemple), au prix parfois de naturalisations (p. 125), mais aussi émulation des débats esthétiques européens, en l’occurrence la Querelle des bouffons (p. 122‑124).
36Ces débats européens relayés en Pologne s’y doublent de l’émergence de la question d’un « style national », qui rejoint la préoccupation des génies des peuples qui a acquis, tout au long du xviiie siècle, de plus en plus de force. On en a déjà vu un exemple au troisième chapitre, dans l’opposition, sur scène, entre frac à l’occidental et kontusz sarmate. Cette préoccupation est présente chez Emmanuel‑Nicolas Murray : « Une actrice doit observer dans son jeu toutes les variétés qu’ont introduites dans le personnage qu’elle représente, les lieux et les temps, les circonstences [sic], les goûts du moment, les caprices de la mode et jusqu’aux incidents les plus légers qui peuvent causer quelque altération dans le caractère national ou individuel. Elle ne doit pas oublier par exemple qu’une ingénue parisienne ne peut ressembler à une ingénue de Varsovie » (cité p. 107). Murray détaille ici son souci du costume au sens de l’Académie (1762 et 1798) : « les usages des différents temps, des différents lieux, relatifs aux objets extérieurs auxquels le Peintre est obligé de se conformer » (et qui « se dit aussi en parlant Des Poèmes, des pièces dramatiques, des fictions, des histoires, etc. »). Ce souci du costume se retrouve dans l’adaptation d’airs populaires dans les opéras du théâtre national (p. 124), ou dans le réalisme et l’« unité » diderotienne des vêtements et du jeu des acteurs souhaités par Bogusławski (p. 162).
37Préparé par les précédents, le dernier chapitre les théorise, et présente la Pologne au début du xixe siècle comme héritière des débats esthétiques européens du xviiie siècle et comme soucieuse de l’affirmation de son génie propre, tiraillée, en somme, entre Lumières et premier romantisme.
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38L’ouvrage de Marek Dębowski présente quelques défauts de présentation. Pour irritants qu’ils soient, ils ne doivent pas en discréditer la démarche : Jean Potocki était sans doute le meilleur guide que l’on pouvait proposer aux lecteurs francophones pour rentrer dans le monde du théâtre polonais au tournant des xviiie et xixe siècles. Notre premier lecteur en saura plus sur l’œuvre du comte et saura maintenant le situer dans son époque ; le deuxième aura découvert une œuvre théâtrale intéressante au milieu d’une bibliothèque dramatique franco‑polonaise ; le troisième aura compris que la Pologne participe activement et spontanément à la vie européenne des lettres, et que sa sujétion aux modèles linguistiques ou littéraires français résultent d’un simple effet de perspective ; et le quatrième aura élargi sa déjà bonne connaissance de la littérature polonaise. Ce dernier, cependant, sera le plus frustré, par le refus quasi constant de l’ouvrage d’entrer dans l’étude de la langue et du style polonais aussi intelligemment qu’il le fait dans celle du style français de Potocki ; mais ce ne sera le cas que des polonisants de France, qui trouveront aisément le moyen de vérifier la justesse des analyses de M. Dębowski dans les textes originaux. Pour ses autres lecteurs, ce livre ouvre d’intéressantes perspectives aux études théâtrales et centre‑européennes ; il est une judicieuse introduction au théâtre polonais du dernier xviiie siècle, et le modèle d’une expérience éditoriale à renouveler sans délais.