La chambre d’Écho. Séductions du roman polyphonique du XXe siècle à nos jours
1C’est sous le patronage de Mikhaïl Bakhtine qu’Aurore Touya ancre les propositions de sa thèse de doctorat, publiée au printemps 2015 sous le titre de La Polyphonie romanesque au xxe siècle. L’ouvrage se consacre à une notion, la polyphonie, qui naît d’un mouvement de rejet des conventions réalistes au xixe siècle : il s’agit alors d’affranchir le roman du carcan des instances extérieures de rationalité et d’ordre pour se focaliser sur la représentation de la vie intérieure, sans craindre de s’en tenir au partiel et au subjectif. Les romans dont traite A. Touya, dont la publication s’échelonne au long du xxe siècle et qui rassemblent trois aires géo-culturelles différentes (les États-Unis, la France et l’Amérique Latine), permettent de s’interroger sur ce phénomène et d’en théoriser les outils narratifs, les implications linguistiques et la portée politique et ontologique.
2L’auteure ancre ses analyses dans la période contemporaine et selon une perspective comparatiste, en lisant ensemble William Faulkner, The Sound and the Fury (1929) et As I lay dying (1930), Toni Morrison, Beloved (1987) et A Mercy (2008), Les Mendiants (1943) de Louis-René des Forêts, Belle du Seigneur (1968) d’Albert Cohen, Pedro Páramo (1955) de Juan Rulfo, Conversación en la Catedral (1969) de Mario Vargas Llosa, et Los detectives salvajes (1998), de Roberto Bolaño. Le point de départ est ainsi placé à l’orée du xxe siècle, au moment où se formalisent les questionnements sur la polyphonie, et la trajectoire permet d’évaluer les transformations du roman polyphonique contemporain. Ces romans où les voix sont démultipliées parfois à l’extrême pour un effet de « kaléidoscope narratif » (p. 16), offrent le terreau d’une réflexion de type narratologique, qui s’ouvre ensuite aux enjeux esthétiques et idéologiques des œuvres.
Une pensée narratologique singulière : la polyphonie
3La première partie de l’ouvrage, qui est aussi la plus dense, pose avec précision les soubassements théoriques de l’étude. Ce parcours rassemble l’histoire des formes et l’histoire des idées dans un entremêlement passionnant qui n’hésite pas à désigner des passerelles et des points de contact entre littérature et sciences humaines. Le lecteur est ainsi invité à mieux comprendre la naissance des expérimentations romanesques autour de la représentation de la conscience intime à la lumière de deux discours scientifiques majeurs, contemporains de ce bouleversement esthétique : celui, philosophique, de Bergson, qui modifie notre approche de la durée et de la perception subjective, et celui de la psychanalyse à travers Freud, qui dévoile l’existence de la zone mystérieuse de l’inconscient et montre l’ampleur de ce qui nous échappe. Là s’ancrerait la tradition critique du roman psychologique moderne, sous les différents noms qu’il a pu porter : « stream-of-consciousness novel » en Angleterre ou « roman analytique » en France, pour ne citer que ceux-ci. La démarche d’A. Touya progresse en diachronie à partir de cette rive, pour mettre au jour les évolutions du roman polyphonique au fil du siècle jusque dans la période contemporaine. Deux écueils se dressent aussitôt face à l’essayiste : celui de la myopie, qui mènerait à des conclusions trop précises pour valoir diagnostic sur le phénomène du roman polyphonique envisagé à si large échelle, et celui du surplomb excessif tenté par l’exhaustivité, qui ne permettrait plus de cerner avec précision la spécificité de l’objet. A. Touya manœuvre ainsi en des eaux tumultueuses, armée d’outils dont il lui incombe d’affiner la portée. En examinant sans faux-semblant les risques de son entreprise, elle contourne un premier obstacle, avec un scrupule scientifique qui ne se dément à aucun moment de la traversée — au prix, toutefois, d’un effort de contextualisation parfois excessif malgré l’intérêt du développement en lui-même, et dont on peine à saisir la pertinence face à la question initiale1.
4Si le roman occidental moderne pourrait se définir, à gros traits, comme « un récit d’événements survenus à un ou plusieurs personnages, fait par un narrateur, dans le cadre d’une action donnée et orientée vers une situation finale » (p. 25), le xxe siècle marque la fin de l’âge d’or du réalisme et le début d’une période d’expérimentation générique. Prenant ses distances avec le roman balzacien, le roman polyphonique passe d’une narration omnisciente en troisième personne à une narration en première personne, pour donner un accès immédiat à l’intériorité de chaque personnage. Cette bascule énonciative permet de passer outre les conventions du réalisme, dans un mouvement de transgression des limites humaines par l’écriture et la lecture. En donnant la parole aux absents, en cultivant l’impression d’une focalisation dotée d’ubiquité, les romans à l’étude repoussent les frontières de l’irreprésentable en même temps qu’ils prennent acte d’une perte de confiance dans les techniques réalistes d’élucidation et d’objectivisation des vies humaines.
5Si Bakhtine définit le roman comme essentiellement dialogique2, puisqu’il donne à entendre différentes voix, fussent-elles réunies sous l’égide d’un narrateur, les textes de ce corpus, dont la structure redouble formellement la représentation de ces voix, doivent être considérés comme doublement polyphoniques. Le discours du narrateur s’y constitue des marques du discours d’un autre, le personnage, avec ou sans frontière formelle visible entre les deux discours. Cohabitent ainsi dans le corpus des romans où le glissement énonciatif ne s’accompagne d’aucune démarcation de composition ou de syntaxe, et d’autres où des sections indépendantes ne résonnent que d’une seule voix et se distinguent par un changement de chronotope. Bakhtine distingue la polyphonie homogène, kaléidoscope de voix où aucune ne prend le dessus, de la polyphonie hétérogène, où s’ajoute un niveau de narration à la troisième personne selon un principe de récits enchâssés. Lui emboîtant le pas, A. Touya s’appuie sur ce principe discriminant pour proposer à son tour une typologie, complexifiée, des romans de son corpus. The Sound and the Fury, As I lay dying, Les Mendiants et Los detectives salvajes s’inscrivent dans le premier type de polyphonie distingué par Bakhtine, à condition de ne pas associer l’absence de surplomb narratif à une mise à égalité sur le plan textuel et axiologique de toutes les voix. La supposée homogénéité de structure est en réalité faillée, elle figure des rapports de force dans le récit en soulevant la question de l’autorité : quelle voix importe le plus, laquelle porte le sens le plus valable ? En brouillant l’ordre des événements, la structure polyphonique empêche toute identification stable du lecteur.
6Dans Belle du Seigneur, Beloved et A Mercy, au principe de polyphonie s’ajoute un niveau de narration en troisième personne, facteur d’hétérogénéité, et comme rémanence d’une forme narrative plus traditionnelle qui souligne les enjeux idéologiques, historiques, politiques et esthétiques à l’œuvre. Savoir précis et partial et savoir global et potentiellement exhaustif entrent en compétition, sans qu’aucun ne demeure à l’abri de l’instabilité induite par le jeu constant de glissements, d’un type de discours rapporté et d’une focalisation à l’autre. La notion d’« archinarrateur », empruntée par l’auteure à Claire Stolz, offre une clé pour lire ces romans. Cl. Stolz désigne ainsi l’instance (personnage, thème ou situation) qui « chapeaute » la polyphonie, l’organise en chef d’orchestre pour construire une image facettée d’une situation, conçue comme l’édifice romanesque final. Dans le livre de Cohen, par exemple, c’est l’amour d’Ariane et de Solal qui fédère à lui seul tous les enjeux et tous les discours dont résonnent les pages.3
7Enfin, Pedro Páramo et Conversación en La Catedral présentent une structure tout en glissements et en interpénétrations, où la trame romanesque progresse d’une situation dialogique à une autre (discours rapporté, transition du récit au dialogue,…) selon un principe de basculement. Chez Vargas Llosa par exemple, les va-et-vient entre la vie et la mort, le passé et le présent et les différents chronotopes, rendus possibles par cette structure antiréaliste, miment l’investigation qui constitue le roman en remontant les fils et les époques. Cet usage de la polyphonie relève d’une conception mimétique du roman, dont l’intrication imite et donne à lire la complexité du monde contemporain. Loin d’un simple outil narratif, la forme polyphonique découlerait de la vision du monde singulière de l’auteur.
La polyphonie comme puissance d’éclatement du roman
8En s’ouvrant à l’expression plurivoque des personnages-narrateurs, le roman se transforme en chambre d’échos. Son organisation, formelle et générique, s’en trouve affectée à plusieurs niveaux, que détaille la deuxième partie de l’essai. Fastidieux par moments, cet examen permet néanmoins d’épuiser des intuitions stimulantes, pour dégager in fine un mode de lecture propre au roman polyphonique.
9Sur le plan formel, la démultiplication des voix implique des procédés de feuilletage des discours et des chronotopes, comme les italiques ou le découpage du texte en sections, qui ne permettent pas, toutefois, d’assurer seuls la référentialité du texte. En effet, les déplacements spatiaux et temporels permis par la représentation de chaque discours obéissent à un principe de complexification ou de brouillage qui atteint également les liens de causalité, et crée une réception volontairement hésitante. Le texte doit ainsi s’appréhender sur le modèle du labyrinthe, ou du puzzle : au lecteur de recomposer le sens de cette juxtaposition de vides et d’ombres, à lui d’assumer le risque de l’impossibilité de conclure, inhérent à ce jeu. « Le roman polyphonique est assimilable à une forme d’investigation par le suspense que suscite la suite des voix, par les blancs qui renouvellent les questions entre les témoignages, par la construction progressive de plusieurs versions des faits qu’il organise », conclut ainsi A. Touya (p. 325).
10Ces modifications génériques braquent la lampe de l’herméneute sur la polymorphie et la plasticité du roman comme genre, et plus particulièrement sur l’extensibilité des frontières du roman polyphonique. Proche du théâtre par le principe d’oscillation entre la polyphonie structurelle et les incessantes interruptions ou contradictions des discours entre eux, ces ouvrages s’aventurent aussi sur les terres de la poésie : associations inattendues, effets de bascule au sein du discours, hésitation du lecteur entre le rêve ou le cauchemar, mais aussi lyrisme de l’écho d’une voix isolée sont autant de saillies poétiques de la plume romanesque. Le roman polyphonique semble s’imposer comme le lieu possible d’une exploration radicale de la porosité désignée par Bakhtine comme l’essence du roman.
Puissance figurative des voix mêlées
11L’essai propose en dernière partie une réflexion, étoffée par l’analyse de type structuraliste et narratologique qui précède, sur les enjeux idéologiques et ontologiques des romans sélectionnés. Il s’agit pour l’auteure de proposer une réponse à son hypothèse première, et de montrer que la structure polyphonique ne se réduit pas à une voie possible pour le romancier, mais qu’elle est informée par sa vision du monde.
12Le feuilletage des voix permet de mettre à distance et d’évaluer les discours des personnages selon les choix de mise en valeur de l’auteur. Là s’exerce la portée critique du roman polyphonique : ironique, politique, historique ou sociétale, la quête intime du personnage porte souvent la critique d’une époque. Ainsi en va-t-il de la somme de témoignages rassemblés dans Beloved, qui convergent vers l’élucidation du geste infanticide de Sethe. A mesure que les différents personnages prennent la parole et délivrent leurs récits se fait entendre et s’affirme la violence inouïe d’une sombre époque de l’histoire américaine, celle de l’esclavage. Toni Morrison ne se montre pas avare de commentaires autour des partis pris narratifs de son œuvre, et explique le geste délibéré qui est le sien de ne laisser accéder au statut de narrateur homodiégétique que des victimes de ces violences : ses narrateurs sont des narratrices noires et porteuses d’un traumatisme indépassable4. Révolutionnaire en ce sens, Morrison prend ce parti contre le présupposé, guère interrogé avant elle, que le lectorat des romans américains du xxe siècle est blanc et échappe à tout clivage racial : elle s’appuie sur la narratologie pour créer des figures « africanistes » de résistance et de lutte. Donner la parole aux voix qui se taisent dans l’ordre social, c’est, pour Morrison, loger dans le roman polyphonique une image de la démocratie qui refuse la parole monolithique, et agir sur les rapports qui unissent (ou opposent) l’individu au groupe social5.
13Cette image héritée de la sphère politique permet d’interroger les enjeux esthétiques de la représentation des discours dans le roman. En articulant les notions de diegesis et de mimesis à la question de la polyphonie, A. Touya redéfinit en termes narratologiques cet enjeu essentiel. La diégèse, entendue comme l’art du récit, engloberait pour les romans du corpus où alternent les passages en première et troisième personne les passages où la médiation narrative se donne à voir, où le personnage-narrateur marque sa présence, par opposition avec la mimesis, qui cherche à donner l’impression d’une immédiateté de la fiction pour un récit neutre. Le rêve de « transparence intérieure6 » qui habite le roman polyphonique s’immisce entre ce couple notionnel, et la diégèse y est subordonnée à un principe d’idiosyncrasie, outil de singularisation des personnages par leur discours, dans la recherche d’un effet de mimétisme qui rejoue à un degré supérieur l’illusion d’immédiateté. Les deux modes narratifs se brouillent donc, et font du roman polyphonique le lieu idéal de représentation de la conscience subjective. Le « stream of consciousness » et le monologue intérieur, qui en reprend les principes tout en lui ajoutant une structure syntaxique pour distinguer les représentations du discours et de la pensée, sont les outils privilégiés de la figuration de la conscience pour l’art romanesque, et démontrent, au-delà de leurs fonctions respectives sur le plan de l’intrigue, une foi presque paradoxale du roman polyphonique en le langage humain. En effet, né de théories qui font la part belle à l’irréductible de la subjectivité et aux ténèbres de la conscience impossibles à percer, et qui portent le doute sur le pouvoir des mots à en rendre la complexité, c’est pourtant par le langage qu’il cherche à retranscrire les sentiments qui habitent muettement les personnages. Si l’adéquation parfaite entre les sentiments et les mots n’est pas possible, le langage permettrait tout de même de remplir des vides, et s’avèrerait pour cela indispensable. Plus qu’une marque de confiance inébranlable en les mots, la structure polyphonique soutient un mouvement de questionnement sur le langage et les voies qui obligent le roman à y recourir.
14Ce point-limite, aux portes du non-retour, marque précisément selon l’auteure « la toute-puissance de la polyphonie » (p. 475). Au-delà de l’interrogation sur la puissance du langage dont elle est porteuse, la polyphonie permettrait, par l’éclatement systématique du chronotope, de thématiser la mort en la considérant séparément de son statut de terme de l’expérience humaine. Certes, les différents types de brouillage qui perturbent la chronologie et la causalité permettent de feindre une transgression de cette limite en faisant, par exemple, parler les morts ; celle-ci demeure bien toutefois le point final de l’existence du personnage. Mais le roman ne donne pas impunément la parole aux spectres. La sortie de la justification réaliste ouvre la voie à une plongée dans la vision du monde de l’auteur : suivant les conclusions de la thèse de Raphaëlle Guidée7, l’auteure démontre par exemple que la mort s’offre dans les textes de Faulkner comme seule échappatoire au fardeau de la mémoire. La perte de la narrativité traditionnelle (réaliste, à la troisième personne) vient dire l’impasse de la vocation mimétique du récit face à l’exigence de mémoire. Le choix de la structure polyphonique fait écho à deux tensions propres au modernisme : l’ancien contre le nouveau, la poïesis contre la mimesis.
15De même, le fantôme de Beloved chez Toni Morrison devient à travers ses monologues le porteur de plusieurs identités, l’incarnation spectrale des « six millions et plus » de victimes de l’esclavage auxquelles la romancière dédie son livre. C’est une conception de la mort contraire aux représentations occidentales qui se joue dans ces lignes, et fidèle à la « mort africaine », où vie et mort s’interpénètrent. Le fonds idéologique des jeux du texte aux frontières du réel connote une intention d’auteur de donner la parole à d’autres instances sans les soumettre au joug d’une autorité excluante, le narrateur omniscient devenu le spectre de la domination de l’homme blanc. Rulfo met en scène une imbrication des références similaires lorsqu’il nourrit son roman de la conception de la mort dans la culture sud-américaine, et plus particulièrement mexicaine. L’exemple de la thématisation de la mort permet ainsi à A. Touya de faire saillir les enjeux idéologiques, ontologiques et métaphysiques auxquels la polyphonie fait place dans les textes étudiés. Le roman polyphonique s’érige en porteur d’une vision du monde fondée sur le rapport au temps, à l’histoire et à la mémoire, mais aussi d’une vision de l’existence humaine. Peut-être son pouvoir de séduction, largement constaté aujourd’hui, tient-il en partie à cette force figurative qui lui permet de repousser la mort et les limites de la finitude.
16C’est sur le franc succès que connaît aujourd’hui le roman polyphonique que conclut l’essayiste. Passé du statut d’objet expérimental à celui de best seller, son pouvoir de séduction reposerait sur l’alliance polymorphe qu’il scelle entre un certain relativisme philosophique et la puissance d’un texte qui dépasse l’impossible de la condition humaine dans une esthétique du brouillage temporel et causal. En suspendant toute autorité et toute réponse définitive, le roman polyphonique parviendrait à rendre compte de la complexité de l’expérience contemporaine, « où la vérité est nécessairement complexe et littéralement équivoque » (p. 549). L’auteur délègue les derniers mots à Pierre Bergounioux, dans un élan de célébration d’une prose affranchie et vivace qui s’affronte au chaos du monde. Nous ne résistons pas au plaisir de les retranscrire à nouveau :
Ce sont ces noces entre la prose et le tumulte de l’existence et de la pensée humaines que célèbrent, aujourd’hui plus que jamais, les romans polyphoniques. (p. 550)
17.