Éthique & imagination
Aptitude universelle
1Mettant en rapport des textes de Dante, Beckett et Primo Levi, Robert Harvey esquisse dans Témoignabilité une éthique du tiers qui permettrait de témoigner sans avoir été soi‑même ni victime ni survivant. Il s’agit là peut-être d’une réponse à la question qui se pose de plus en plus dans le sillage de la mort des derniers témoins oculaires des grands conflits du xxe siècle : qui pourra témoigner lorsqu’il n’y aura plus de survivants ? Se plaçant résolument sur les pas de Georges Didi-Huberman et de ses Images malgré tout qui nous enjoignent d’imaginer pour voir, R. Harvey propose « une éthique fondée sur l’imagination » (p. 15) et une possibilité de témoignage qui découlerait non de la présence physique d’une personne lors d’un événement mais plutôt d’une « “abilité” du témoin [qui] réside en chacun d’entre nous » (p. 23) — c’est-à-dire que cette possibilité serait basée sur « une donnée fondamentale de l’esprit » (p. 11). En effet, le néologisme « témoignabilité » [witnessness] qui veut dire « la condition ou le potentiel nécessaire pour être un témoin » (p. 15) est façonné à partir d’un problème lié au mot « témoin » en anglais [witness] joignant l’intelligence [wit] à l’aptitude [-ness]. Or, comme l’indique R. Harvey, le suffixe « -ness » dans « “witness” ne véhicule aucune aptitude particulière dans un cade conventionnel » (p. 34), et c’est précisément cela qui l’« oriente vers la nécessité de la témoignabilité » (p. 27). Cette aptitude serait donc « une propension universellement partagée à la compassion et à l’action responsable » (p. 12) et permettrait à tout un chacun de témoigner pour un autre. Pour R. Harvey, elle est absolument nécessaire « [p]our qu’une éthique universelle soit possible » et cette aptitude « qui peut (mais n’est en aucun cas tenue de le faire) amener à porter réellement témoignage devrait être en soi dès le début » (p. 87).
Toucher le fond
2Témoignabilité se situe dans la lignée de la problématique soulevée par Beckett dans Cap au pire [Worstward Ho], un texte qui apparaît comme « un algorithme littéraire de l’esprit humain considéré comme une scène sur laquelle se joue en boucle le drame de la responsabilité, auquel la mort d’un individu ne peut mettre fin » (p. 12). Cap au pire souligne la nécessité de continuer quand même cela est impossible, d’essayer de voir même si on ne voit pas, de toucher le fond et puis de s’en sortir. La récurrence des mots contenant les lettres « o » et « n » dans l’anglais de Beckett est lue par Harvey comme un écho au « on » français — qui avant d’être un pronom était un substantif, « l’on », « forme ancienne de l’homme, signifiant l’espèce » (p. 26) —, c’est-à-dire que tout le monde est concerné ; le texte de Beckett qui met en scène la nécessité de la responsabilité envers un autre est lu comme une injonction universelle. R. Harvey, construisant sa théorie du témoin à partir de cette universalité, est travaillé par l’idée d’« [ê]tre transporté (hors de soi) » (p. 203) et vers l’autre. Ce n’est qu’en lisant « l’autre comme s’il était inscrit à l’intérieur de notre crâne » (p. 179) que l’on peut commencer à témoigner pour lui.
3À travers une comparaison de la figure du Muselmann figurant dans deux ouvrages de Levi — son premier livre, Si c’est un homme et l’un de ces derniers, Les Naufragés et les Rescapés —, R. Harvey examine la portée de l’expression « toucher le fond » (p. 51). En effet, alors que Levi, dans sa première articulation, déclare avoir « atteint le fond » lors de son arrivée à Auschwitz, dans la deuxième, il « affirme ouvertement l’exact contraire » (ibid.). Pour lui ce sont, en fin de compte, les Muselmänner qui ont touché le fond, et sont de ce fait les « vrais témoins […] les témoins intégraux » (p. 52). R. Harvey voit dans la rectification de Levi, près de quarante ans plus tard, la possibilité d’une élaboration d’une théorie de la témoignabilité fondée « au sein de cette marge pour l’erreur conceptuelle — entre témoins intégraux et, il faut les supposer, témoins partiels, entre eux et nous » (p. 52). Commentant le fait que Levi se sente si éloigné des Muselmänner, tout en pouvant témoigner pour eux, Harvey propose que témoigner est possible même pour nous lecteurs qui sommes encore plus éloignés de ces derniers, aussi bien que de Levi lui-même :
[Q]uelqu’un qui lit, quelqu’un qui, en tant que lecteur, se met à imaginer et ne s’en retrouve pas moins dans une position de non-coïncidence vis-à-vis de Levi (bien qu’il s’agisse d’une non-coïncidence moins drastique qu’avec le Muselmann), cela constitue la promesse de sa propre témoignabilité. (p. 56)
Solution de l’imagination
4R. Harvey rappelle que dans l’étymologie du mot « témoin » (« testis ou terstis ») on retrouve la notion de tiers et il remarque aussi qu’en français, le bâton qui relie deux coureurs dans un relais porte ce même nom de témoin — c’est notamment la position que Dante occupe entre Beckett et Levi dans Témoignabilité (p. 14). La témoignabilité permet donc un rapprochement entre soi et l’autre par le biais de l’imagination, par intermédiarité et sans présence physique nécessaire. Selon Harvey, c’est « un état de conscience » (p. 37) qui permet d’être réceptif à ce que l’autre aurait voulu ou pu dire.
C’est la force de l’imagination : la seule force que tout le monde possède vraiment. L’imagination est une économie du sentiment et de la sensation qui me relie à travers toutes les barrières culturelles et empiriques, qui me permet de connaître la singularité d’un Primo Levi. L’imagination est ce qui a permis à Spiegelman de dessiner et d’écrire Maus. L’imagination est ce qui a permis à Kafka — dans une relation beaucoup plus complexe, toutefois, avec le maintenant sans-jadis — d’écrire sur la loi, un autre jumeau fantôme. (p. 110)
5En imaginant — comme Beckett ou Dante — ou bien même en lisant, « nous pouvons témoigner par procuration, grâce à notre imagination » (p. 168) sans toutefois empiéter sur l’unicité de la victime. R. Harvey est très clair là-dessus, « l’intégration par le biais de l’imagination n’est pas identification » (p. 98), il est même encore plus catégorique quand il déclare que « l’identification est impossible. S’identifier reviendrait à être lui : mort » (p. 83). Cela n’empêche qu’il est nécessaire d’essayer de se rapprocher le plus possible de l’autre, même si « [o]n ne peut jamais devenir — au sens absolu — l’autre. Mais on approche de l’autre jusqu’à ce que le vide entre les deux soit infinitésimalement petit » (p. 129). R. Harvey utilise pour illustrer cela la figure de l’asymptote qui « permet une réduction à l’infini de la distance qui, cependant, n’est jamais sans distance » (p. 126), c’est-à-dire qu’en se rapprochant de l’autre on réduit la distance qui nous sépare sans toutefois « empiéter » (ibid.) sur la personne. « Dans l’économie de la témoignabilité, l’autonomie est toujours préservée » (p. 126), déclare R. Harvey en soulignant l’importance de l’imagination qui permet de réduire la distance entre deux personnes sans qu’il y ait identification. La témoignabilité qui opère par les moyens de l’imagination « me donne accès à autrui — qu’il soit mort, effacé, fumée ou oubli — et me permet de le comprendre » (p. 36). R. Harvey explique que pendant un instant, « [l]e crâne de l’autre, occupé par moi, est l’espace confiné où opère la témoignabilité » (p. 56). À travers les personnages de Beckett qui vont de pair, R. Harvey propose non de parler à la place de l’autre en la lui usurpant, mais plutôt de le laisser parler à travers soi, en ouvrant sa conscience à l’autre, en lui laissant une place. De manière poétique et très forte, R. Harvey suggère que le témoin est celui qui se rend moindre pour permettre à l’autre de s’exprimer à travers lui :
Ma conscience de moi sera transformée – en se servant de ma caboche, de mon habileté — en conscience de l’autre à l’intérieur. Désormais, il demeurera là, dans ma propre tête penchée — la tête penchée sur ce papier pendant que j’écris. Ses mains, je les vois. Ses yeux, mes yeux. (p. 99)
Travail de témoin
6Témoignabilité, tout comme les œuvres qui l’inspirent, est le récit d’un voyage vers le fond, s’en approchant le plus possible en continuant, toujours et encore. C’est un livre qu’il faut suivre pas à pas du début à la fin — impossible de le lire « à la carte », les vingt-cinq courts chapitres s’emboîtant les uns sur les autres, qui essayent de redire la nécessité de la témoignabilité à travers différentes propositions se croisant, s’entrecoupant et se répondant. Maniant avec brio la langue intriquée de Beckett où le français et l’anglais s’entrecroisent, Robert Harvey demande à ses lecteurs de l’accompagner le long de ses propres jeux de mots et tours de langue qui lui permettent de faire retentir toute l’ampleur de la témoignabilité. La force de cet ouvrage et son aspect le plus convaincant résident dans le fait que le processus même qu’il décrit et convoque nous interpelle, nous lecteurs. Au lieu de situer l’imagination et la fiction à l’opposé de la « vérité », Témoignabilité souligne plutôt qu’elles nous mènent à l’empathie, à une remise en question et à une injonction éthique. De ce fait, R. Harvey nous rappelle que lire (que ce soit le témoignage d’un Levi ou un roman) fait de nous des témoins avec un devoir de témoigner. C’est-à-dire de prendre à cœur — et à corps — le peu qu’il reste de l’autre, et d’« [e]nvelopper les restes à l’intérieur, prendre le restant dans nos plis, telle est la tâche assignée à chacun d’entre nous » (p. 117). Si, « [e]n lisant, les lecteurs contractent des obligations », R. Harvey – comme il le dit de Levi – requiert de nous la même chose, il « exige de nous un travail, un travail à venir, un travail de témoin qui doit venir » (p. 144) ; Témoignabilité n’est ainsi que le point de départ.