À quoi pensent les genres littéraires ? Pragmatique de l’énergie dans l’épopée & le roman
1Comment pensent les genres littéraires ? Quelles formes de pensées sont produites par le roman et l’épopée ? Et si c’était l’énergie des textes qui pouvait répondre à ces deux questions : celle de la pensée littéraire, pragmatique, et celle de la division des genres, rhétorique ? L’énergie, comme effort des textes, comme dispositif sémiotique en action, permet de définir les textes comme des machines à créer du sens, à imaginer, à sentir, à se représenter le monde, à expérimenter, et donc aussi à agir.
2Résolument novatrice et originale, la proposition d’une énergétique comparée des textes nous semble opérer un renversement du vieux problème de la définition du genre, et partant, de la mort supposée de l’épopée : Pierre Vinclair nous invite, ainsi, à ne pas nous intéresser uniquement aux caractéristiques formelles des genres, ce qui sert habituellement d’appui à la poétique, mais à les décrire en fonction de leurs schèmes de pensée1, de la manière dont ils induisent le lecteur à penser et vivre, en fonction, donc, de leur énergétique. Toute la difficulté tient au caractère évanescent de ce nouveau concept : comment décrire l’énergie de chaque genre ? S’il faut renoncer aux taxinomies fondées sur des traits stylistiques, morts parce que vidés de leur sens, et coupés de leur contexte —qui est la vie du texte— comment cerner ce qui gît de vivant dans les textes, ce qui fonde la pensée, ce qui émeut ?
Définir l’énergie littéraire
3C’est ce pari que relève l’auteur avec brio dans cet essai tiré de sa thèse de doctorat, qui a été récompensée par l’Université du Maine. Ancien élève de l’ENS, agrégé de philosophie, docteur en littérature, P. Vinclair articule le versant théorique de sa recherche à un vaste pan de création littéraire, à la fois expérimentale et foisonnante, qui prolonge et interroge ses réflexions. Ainsi, les publications notamment d’un roman, L’Armée des chenilles (Gallimard, 2009), d’un long chant narratif, Barbares (Flammarion, 2009), ou encore d’une épopée morcelée, Les Gestes impossibles (Flammarion, 2013), qui a obtenu le prix Heredia de l’Académie française, explorent les possibilités de création, à l’interstice entre les genres, en interrogeant l’archaïsme.
4La méthode de l’auteur, nourrie par ses expérimentations littéraires et par de nombreuses incursions dans le domaine de la philosophie —kantienne régulièrement— est résolument comparatiste, puisque les textes étudiés empruntent à des époques et à des langues fort diverses : de l’Odyssée à l’épopée japonaise du Heike monogatari, de Stendhal, avec Le Rouge et le Noir, à Céline, avec le Voyage, en passant par Robinson Crusoé ou encore Pride and Prejudice, par exemple; l’auteur incluant au fil de son argumentaire de nombreux autres textes, convoqués ponctuellement. Toujours érudites, les références créent un effet d’abondance encyclopédique, qui donnent au texte une grande liberté d’analyse.
5L’essai propose un parcours en trois temps, qui sont trois strates de cette énergie qui parcourt les textes: la rhétorique, la noétique, la praxéonomie. La première partie s’intéresse à l’« ergonomie » des textes, à la manière dont les propriétés formelles orientent la lecture. La seconde étudie les configurations de pensée que les genres produisent, et les types d’imaginations qu’ils induisent. Empruntant son titre à la scolastique médiévale, la dernière partie se veut une « philosophie pratique » (p.231) des genres, en montrant comment les textes, loin d’être des illustrations de pensée ou de philosophie politique, sont des dispositifs textuels en eux‑mêmes constitués comme acte politiques ou éthiques.
6Ces trois axes, qui structurent la pensée littéraire, définissent l’énergétique du texte, entendu comme « machine à penser du contenu sémiotique » :
Considérant ainsi chaque texte comme energeia (acte, effort) produit par l’activation des schèmes noétiques plutôt que comme ergon (œuvre, produit fini) dont il serait intéressant de lister les propriétés, il [le théoricien] doit mettre en œuvre une analyse énergétique. (p.12)
7L’auteur reprend les analyses de Jean‑Marie Schaeffer2 sur le genre littéraire, en prenant acte des impasses de la théorie essentialiste : on ne peut décomposer la littérature en classes de textes mutuellement exclusives, puisque l’originalité des textes résiste toujours à la catégorisation, puisque les genres manifestent de propriétés hétérogènes, puisqu’il existe des genres inclus dans d’autres.
8Mais tandis que Jean‑Marie Schaeffer suggère de dissoudre le concept de genre, en proposant celui plus vaste de « logique générique », P. Vinclair tente de réhabiliter le sens commun du « genre littéraire », que tout le monde continue d’utiliser comme outil d’analyse, en s’appliquant à le doter d’une dignité théorique nouvelle. Il ne s’agit plus, selon lui, de chercher des critères formels de classification, comme le faisait la poétique, depuis Aristote : la longueur d’une épopée n’est qu’une propriété fonctionnelle, elle ne lui est pas essentielle. Il s’agit de savoir pourquoi toutes les épopées sont longues, en fonction des critères qui lui donnent sens, c’est‑à‑dire en fonction de la manière dont l’épopée pense et structure le monde qui l’entoure, en induisant des modes de consommations spécifiques : « la théorie du genre ne doit pas être une « poétique », mais une « rhétorique » (une conception formaliste des propriétés inessentielles) doublée d’une « noétique » (c’est‑à‑dire d’une étude dont se produit la pensée ») » (p.10).
9La clé est donc dans l’énergie des textes, qui structure de manière différente le roman et l’épopée. Cette « pensée sans concept » a pour assise théorique l’ouvrage de Florence Goyet, Penser sans concepts : fonction de l’épopée guerrière3, qui modélisait à partir d’un corpus également comparatiste, la manière dont l’épopée était une formulation, dans la littérature, d’une pensée des crises politiques, culturelles, sociales, des sociétés qui les produisaient et les recevaient.
10Nous pourrions synthétiser comme suit les propositions de l’auteur sur ces modalités énergétiques des textes : se fondant sur un effet de tradition, l’épopée pense le monde en crise, en mettant en scène des postures, et en structurant l’assemblée d’auditeurs en communauté politique. Se fondant sur un effet d’originalité, le roman met en scène la subversion, et constitue par l’expérience de lecture individuelle, une éducation à la liberté en émancipant le lecteur. L’épopée fait advenir « en commun, de nouvelles valeurs politiques », et le roman fait advenir « en solitaire, de nouvelles formes de salut » (p.348).
Épopée & roman : pour une nouvelle théorie des genres
11Ce sont donc bien par les effets de lecture, et non plus par des listes de traits phénotypiques, que se redéfinissent les genres selon P. Vinclair : or, paradoxalement, tandis que l’épopée se donne à lire comme traditionnelle, elle se fonde en réalité sur la variation et l’écart, et de manière symétrique, tandis que le roman se donne à lire comme résolument neuf et original, il s’ancre au contraire sur une somme d’intertextes et de reprises. D’où cette conclusion étonnante : le genre littéraire produit des dispositifs d’encadrement de la réception qui sont contraires aux masques brandis par ces mêmes dispositifs. Le genre avance masqué.
12Il y a une « dissimulation des matières premières réelles. Un texte est d’abord une cachette pour ses sources » (p.27). Derrière les effets d’affichage discursif, l’« effet de tradition » de l’épopée se déconstruit selon une série d’« opérateurs de naturalisation » (p.33) du récit : les formules, les scènes‑types, les répétitions de blocs narratifs, la prédominance du thème du destin, la mise en abyme de l’activité des bardes, la généalogie, le catalogue, la comparaison avec le précédent historique, ce qui avait déjà été relevé par J. M. Foley, ou par M. W. Edwards4, comme caractéristiques épiques, mais de manière poétique, comme traits taxinomiques. Or, P. Vinclair montre ici que tous ces traits canoniques sont des propriétés qui ne sont pas inhérentes au genre en soi, mais qui définissent le genre parce qu’ils servent la fonction énergétique de l’épopée, à savoir, dans une économie rhétorique, à se faire agent d’une nouvelle intelligibilité du réel : à penser la crise, à reconfigurer le monde, comme l’entendait Florence Goyet dans Penser sans concepts.
13De manière parallèle, les propriétés du roman produisent un « effet d’originalité », au nom d’une stratégie réaliste, dont la fonction est surtout critique. L’immersion dans la fiction, pour le lecteur, solitaire, et l’objectivation des valeurs sociales, sont au service d’un projet éthique. Le lecteur, participant à la fois d’une lecture affective et sensible, et d’une lecture distanciée et ironique, en prenant acte que la feintise partagée est toujours « ludique », pour reprendre les termes bien connus de Jean‑Marie Schaeffer, est donc résolument scindé, mais joyeusement scindé en quelque sorte. Ce que P. Vinclair définit comme l’énergie, le but, la force du roman —cette réception de la liberté— s’effectue à travers les effets émancipateurs d’un certain type d’identification qui n’exclut pas la distance.
14Cette dualité de la lecture romanesque que décrit P. Vinclair lui permet d’analyser les romans de Flaubert et de Stendhal comme à la fois parfaitement ironiques, et à la fois parfaitement sentimentaux, ce qui permet de résoudre de nombreuses apories sur le statut du narrateur dans ces œuvres. Or, ce qui importe ici, c’est le trajet parcouru par le lecteur dans l’expérience de lecture des textes : ce n’est plus la place problématique du narrateur, mais la réflexion et la prise de distance critique dans et par l’émotion, qui sont les marqueurs d’identification des textes.
La pensée des textes : pragmatique comparée
15Ces effets, par lesquels le texte avance masqué, sont au service d’un effort, propre à chaque genre. Le genre se définit alors par son effet sur l’auditeur, le lecteur, le récepteur. L’épopée recompose le monde pour penser le commun, quand le roman construit une expérience de lecture pour initier à la liberté. Ces deux pensées en acte constituent le cœur de l’analyse de P. Vinclair, dans les deux dernières parties, sur la noétique, et sur la praxéonomie. Si la structure globale est clairement expliquée en introduction, les divisions en chapitres de ces deux parties ne sont pas sans se recouper à de nombreuses reprises, ce qui donne parfois l’impression d’une avancée en spirale, voire de véritables redondances. Le statut de l’ironie dans le romanesque est ainsi traité trois fois, à des niveaux différents du plan, pour chacune des parties (p.79‑81; 141‑143; 322‑324), avec peu d’éléments nouveaux. Notons toutefois que la présence d’un index très riche permet de fédérer autour de notions clés des lectures transversales de l’essai, ce qui est très utile.
16La proposition de la lecture romanesque comme expérience phénoménologique, où la polyphonie bakhtinienne (qui devient « polyphénie », chez P. Vinclair), par la mise en présence de plusieurs points de vue, permet une confrontation dialectique des perspectives, est particulièrement séduisante. L’Éducation sentimentale est ainsi, derrière une objectivité apparente, hautement ironique, mais cette ironie a ceci de particulier de se créer dans la performance même du récit, dans l’expérience de lecture vécue par le récepteur. Le réalisme subjectif est un effort du roman pour penser, « car l’expérience de conscience est un mode de pensée » (p.151). L’effort du roman serait alors d’aboutir à une « subjectivation pratique » du lecteur (p.311), et Madame Bovary sert d’illustration pour penser cette subjectivation, de manière très convaincante, où la lecture et l’écriture ont en commun l’expérience de confrontation au style, qui émancipe de l’aliénation du commun, du stéréotype et de la bêtise.
17Affirmer que les textes pensent, ce n’est pas dire qu’ils illustrent des thèses, comme le peut le roman à thèse par exemple, ni qu’ils les reflètent de manière purement mimétique, mais c’est prendre le texte comme acte : l’épopée est véritablement un acte politique, comme le roman est lui‑même un acte éthique.
18À partir de lectures très fines et concrètes de l’Odyssée, et de contextualisations historiques érudites du Heike monogatari, l’auteur montre comment les mises en scène de l’épreuve et les cérémonies de reconnaissance (chapitres 1, 5 et 7) pensent la politeia, l’organisation sociale. Au contraire du roman, fondé sur le thème de la sécession, du malentendu, qui pense le bonheur individuel comme sortie de la cité : l’épopée est donc politique, là où le roman est éthique. Ce sont ces actes « illocutoires » des textes (p.232), qui opèrent une nouvelle pragmatique de la réception, et qui induisent des types d’interprétations différenciés.
Ce qui toujours résiste
19Là où l’auteur est certainement le plus saisissant est lorsqu’il définit les ratés du genre, lorsque le plaisir du texte vient envahir le lecteur et abolir les intentions initiales de l’auteur. Ainsi des analyses sur le roman dévot, où P. Vinclair développe de très belles analyses sur la résistance de l’effort romanesque, à l’encontre des prétentions édifiantes de leurs auteurs. Quelque chose alors résiste et « dévie » (p.217) le sens de la lecture : c’est le plaisir du texte.
20De même, l’auteur accorde une grande place aux œuvres ou aux genres qui résistent à la nouvelle catégorisation énergétique qu’il propose, dans des chapitres intitulés « contrepoints », en clôture de chacune de ses parties (chapitres 3, 6, et 9). Les épopées inachevées et les romans à thèse, les échecs de la poésie héroïque et les tentatives édifiantes des romans dévots, puis les épopées fragmentées et les romans historiques, constituent autant de cas limites, que l’auteur s’attache à décrire, en les insérant dans son analyse. Il en va ainsi du grand motif de la mort de l’épopée, qui prend sa place au chapitre 6 : si les poèmes héroïques sont des épopées ratées, à l’instar de la Franciade de Ronsard, de la Henriade de Voltaire, ou des Martyrs de Chateaubriand, c’est parce que le genre épique est considéré par ces auteurs comme un catalogue de traits formels dont il s’agit de reproduire au mieux les contours, sans prendre en compte l’énergétique propre du genre : la réflexion collective, orale, commune, sur le vivre ensemble. P. Vinclair montre ainsi que la Franciade, tout en voulant calquer des traits épiques, s’élabore en réalité dans un souci d’originalité et d’innovation, en reprenant la mécanique du suspens : en un mot, en usant des ressorts fondamentaux du romanesque. Et l’auteur de conclure : « Derrière le topos de l’échec du poème héroïque, se trame alors sa ressemblance avec le genre romanesque, dont la naissance lui est contemporaine » (p.213). Le roman aurait assassiné l’épopée. Pour le dire autrement, et de manière moins catégorique : c’est en ne retenant de l’épopée que ses caractéristiques formelles —externes, inessentielles— que l’on tue l’épopée (qui n’attendrait que de renaître, dans cette perspective : ce que l’auteur se propose de mettre en application dans sa création littéraire).
21C’est lorsque l’auteur pense les marges, les interstices entre les genres, que l’essai est le plus intéressant, en faisant parfois le constat de l’impossible catégorisation (à propos de La Jérusalem délivrée : « si elle n’est pas une épopée, n’est pas non plus à proprement parler, un roman », p.298, et des Misérables : « l’appartenance générique des Misérables est un problème en soi », p.345). Parce qu’il renonce à la généralisation excessive, ce large et brillant panorama littéraire réussit la gageure de redéfinir les genres, en prenant les textes comme des actes.
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22Nous nous nourrissons de ces actes, et ils nous constituent en retour, dans un double mouvement, que nous proposons de relier à deux notions évoquées par l’auteur, au fil de ce très beau parcours à travers les textes : la béance et la dévoration. Reprenant à Walter Benjamin5 l’expression de la dévoration des livres (p.26), Pierre Vinclair souligne à quel point les livres que nous « dévorons », enfant, nous constituent, dans un geste d’innutrition continu. Mais les beaux livres, les livres qui nous fascinent, forment au contraire une béance irréductible, puisque les multiples voix des textes « dessinent […], à l’issue du parcours, (par la conscience du lecteur) de l’ensemble de ces rapports au monde, une figure béante, en soi à jamais ouverte » (p.163). Et nous oscillons entre ces deux pôles, qui forment les deux périodes d’une pulsation.