Acta fabula
ISSN 2115-8037

2016
Février-mars 2016 (volume 17, numéro 2)
titre article
François Raviez

Saint-Simon dans le texte

Juliette Nollez, Rhétorique des Mémoires du duc de Saint-Simon, Paris : Classiques Garnier, coll. « Lire le XVIIe siècle », 2014, 656 p., EAN 9782812431418.

1Quiconque connaît le plaisir de lire et relire Saint-Simon sait que les Mémoires séduisent, emportent, ensorcellent leur lecteur. Par quel mystère ? C’est ce que ce fort volume s’emploie à élucider.

2Le titre annonce le projet, ni historique, ni idéologique. Il s’agit ici d’une parole, des conditions de son énonciation aux formes de sa réalisation, d’une parole dans tous ses avatars, des plus austères aux plus spectaculaires. Les anthologies, par nécessité éditoriale, proposent le plus souvent une série d’anecdotes ou un tableau exotique des mœurs de la cour. Or, tout lecteur de Saint-Simon sait que les Mémoires ont un rythme de narration scandé de généalogies, longues listes de noms, de titres et de dates dont la lecture ne peut faire l’économie sous peine de dénaturer le grand œuvre. L’histoire, pour l’aristocrate qui prend la plume, est une grande famille, une grande « maison » dont il emprunte le détail aux généalogistes de son temps. Rendre à chacun ce qui lui est dû, comme Monsieur ou le prince de Conti savaient si bien le faire, tel est une de ses obsessions, comme le souci du protocole, le respect farouche des usages qui concrétise dans le quotidien la fine trame des grandeurs, des qualités et des patronymes. Le « voyeux » de Versailles, si fécond en scènes et en personnages, dessine alors la partie invisible de l’iceberg aristocratique : en deçà de l’événementiel, ce sont les origines, les alliances qu’il révèle, et avec elles les respects qui leur sont dus. Monseigneur digresse, mais contrairement à ce que nous pouvons penser, il « ne pouvait considérer ces passages comme accessoires » (p. 47). Il n’est en effet pas une ligne des Mémoires, comme le montre Juliette Nollez, jusqu’à la filiation fantasmée des Saint-Simon à Charlemagne, qui ne témoigne d’une volonté vitale de légitimité. « D’où venez-vous ? », demande l’historien à ses personnages. Car tout s’enracine, tout prend sens dans le passé : ainsi des « noms singuliers » (par exemple Monsieur le Prince ou Monsieur le Duc, ainsi que les appellations de la famille royale). Chaque nom est un signe que le mémorialiste décrypte, et malheur aux imposteurs, car ils seront pourfendus jusqu’à la fin des temps. De fait, « ces passages sont le lieu très fort de la défense d’un statut, celui de duc et pair, que Saint-Simon pense sans cesse menacé » (p. 92). Voilà donc l’aristocrate devenant auteur. Mais le mot convient-il ?

3Toute la première partie (« Paratopie des Mémoires ») est une réponse à cette question. Avec méthode et, en notes, les plus sûres références, J. Nollez rappelle que Saint-Simon se définit comme historien. Faut-il en faire un « auteur malgré lui » ? Le mémorialiste mentionne à peine les écrivains de son temps, et, si l’on excepte la bourde mémorable de Racine devant le Roi, les grands noms sont expédiés en quelques lignes, en général à l’occasion de leur mort. Écrire, c’est mentir, comme le duc de La Rochefoucauld « en a menti » dans ses Mémoires à propos du duc Claude, dont le fils n’aura de cesse, comme l’a montré Marc Hersant, de tenir un « discours de vérité ». Mais alors comment le qualifier ?

4C’est tout le rapport de Saint-Simon à l’écriture que déchiffre J. Nollez. La relation à Dangeau peut nous éclairer, comme la filiation spirituelle à Rancé, de même que l’Avant-Propos et la Conclusion des Mémoires. De l’écriture comme « pratique à risque » à l’interrogation du mémorialiste sur ses lecteurs de l’avenir, se dessine un Saint-Simon très conscient de son activité. Sans détailler la richesse et la pertinence de l’analyse, on retiendra l’ostentation ducale de négligence au terme de sa longue entreprise : « Dirais-je enfin un mot du style… » J. Nollez, par une approche théorique de la notion, aborde un versant paradoxal de l’art d’écrire, ou de mal écrire. Une étude précise du lexique, de la syntaxe et des usages grammaticaux de Saint-Simon pose la grande question du style : « Si Saint-Simon pensait la négligence comme protection suprême contre son assimilation à la catégorie des auteurs, l’histoire de la réception de l’œuvre et surtout notre conception même du style tendent à prouver le contraire à bien des égards » (p. 200). Retournement radical de perspective ! C’est alors la réception qui fait l’auteur, lequel, par l’autorité de sa naissance et de sa parole, a créé dans son texte même sa propre légitimité.

5Saint-Simon sait de quoi il parle : nous n’en doutions pas, mais l’historien nous le rappelle en intégrant dans sa chronique une documentation brute, ses « fiches », dirions-nous aujourd’hui, un savoir austère, mais incontestable, qui va jusqu’aux listes : le « léger tableau de la cour d’Espagne » est, par exemple, trois fois plus long que la chronique de 1701 où il s’insère. Mais le mémorialiste n’a nul souci de cette légèreté invasive, ni du moindre jeu d’équilibre ou de symétrie à l’intérieur de sa narration : il compile, il archive, il recopie. C’est ainsi qu’il emprunte de longues pages aux Mémoires de Torcy. La comparaison des deux textes est, à ce titre, éclairante, que Saint-Simon démarque et décalque mot à mot,  transformant à la marge le texte originel ou le paraphrasant à sa manière. L’ingenium du duc et pair s’efface alors devant une autorité en matière d’affaires étrangères. On s’ennuie franchement pendant la traversée du tome VI en Pléiade, mais c’est pour notre bien, c’est-à-dire pour la vérité.

6C’est toujours pour la vérité que Saint-Simon commente, analyse, critique une série de textes-sources et se constitue un savoir et une méthode crédibles, qui sont la base de son ethos aristocratico-didactique. Les Mémoires ne sont pas qu’un récit, mais une leçon : maximes, schémas, manchettes, tables alphabétiques lestent notre lecture. C’est aussi la langue même que le mémorialiste interroge : sa « réflexion méta-énonciative » (p. 282) témoigne d’un homme à l’écoute des mots, adepte de la « reformulation » — un maître de l’épanorthose. Au terme de la première partie d’une étude menée de main de maître, J. Nollez conclut à « l’émergence d’une parole énergique, c’est-à-dire puissante et autoritaire » (p. 288). À quoi l’employer ? Au blâme.

7Les Mémoires appartiennent-ils au genre épidictique ? Ou plutôt au judiciaire ? Dans une deuxième partie (« Monsieur, c’est que vous parlez et que vous blâmez » - on aura reconnu les propres mots de Louis XIV au duc et pair en 1710), J. Nollez, faisant l’hypothèse d’une « porosité » (p. 293) entre ces deux genres canoniques, montre, comment Saint-Simon, en nous instruisant, instruit le procès de l’histoire. Son éloquence est celle de la condamnation : raisonnements et argumentaires, finement disséqués, révèlent le juge sous le duc et pair, un homme d’éloquence maniant la preuve et l’évidence et donnant à sa parole un élan dont son exégète démonte les mécanismes. Convaincant dans son mouvement, ce volume l’est aussi dans le détail, dans la micro-lecture à la Spitzer. L’éloquence accusatrice et glorieusement assertive du mémorialiste garde une vibration, dirions-nous, inquisitoriale. Saint-Simon est d’une conviction savante que rien n’arrête et qui se nourrit de tout pour dénoncer et, in fine, condamner la dégringolade de « tout un système » (p. 300). Dans ces conditions, comment faire la part de la charité ?

8C’est un chrétien, « et qui veut l’être », qui parle, un chrétien qui se donne l’autorisation de ses jugements, dans tous les sens de ce mot. L’utile topos de la « correction fraternelle » lui permet le blâme pour le bien. Sans entrer dans les arcanes de la religion de Saint-Simon, on admirera à la fois la sincérité et la sophistique de l’Avant-Propos des Mémoires, et l’on conclura, comme J. Nollez, que « dans la réflexion sur la correction fraternelle, le judiciaire sert de caution à l’épidictique » (p. 360). En rédigeant l’Avant-Propos après la mort de son épouse (en 1743), Saint-Simon s’autorise a posteriori à avoir écrit ce qu’il a déjà écrit (il est en plein dans la chronique de 1711) ; il ne saurait renoncer à son projet, encore moins, par scrupule, détruire le work in progress. Mme de Saint-Simon n’est plus là pour le rappeler aux vertus chrétiennes. Il lui faut donc se les rappeler à lui-même, peut-être comme elle le faisait, pour poursuivre sa rédaction. Comme dans une scène célèbre où la duchesse, à l’annonce de la maladie de Monseigneur, cherchait à « enrayer » les propos de son époux et de la duchesse d’Orléans, qui attendent avec une satisfaction un peu honteuse la mort de l’héritier du trône, le mémorialiste concilie l’envie voluptueuse de dire et la charité de (ne pas) se taire.

9Il a blâmé, il blâmera encore, avec cœur, avec une passion « déclinable en colère, en aigreur ou encore en ressentiment » (p. 369), avec une flamboyante emphase que J. Nollez décompose point par point en ses plus fines variations axiologiques. Les Mémoires offrent une « galerie de monstres » (p. 381), un « bestiaire » (p. 391). Lire Saint-Simon, c’est aller de surprise en surprise, dans une surenchère permanente où triomphe l’hyperbole. On ne saurait ici détailler toutes les nuances exacerbées d’une langue dont la ponctuation originelle, impraticable aujourd’hui, épouse le souffle. Les comparaisons du manuscrit avec le texte de la Pléiade sont, à ce titre, éclairantes : on y voit comment une « ponctuation respiratoire » (p. 443) devient, au xxe siècle, une sorte de commentaire grammatical de la phrase. Outrancier, époumoné, mais (donc) délectable, tel est le mémorialiste. Il ne conte pas l’histoire comme un objet extérieur : elle est en lui, il se la joue et rejoue (tel est l’objet de la troisième partie) en une longue délectation explosive.

10Dans la mémoire du mémorialiste, les voix se mêlent, se répondent. Le texte les capte, en rapporte exactement et longuement les propos ; Saint-Simon compose ce que l’on pourrait appeler des scènes de conversation (par exemple les Argentonnes, où il se met sur son bien-dire pour convaincre le duc d’Orléans de se séparer de sa maîtresse). Cet art de l’argumentation vivante, incarnée, c’est la rhétorique même. La parole, en discours direct ou indirect, s’intègre dans la narration, elle s’y fond et s’y confond en des moments stratégiques de la chronique. L’analyse que fait J. Nollez du « bruissement des voix » est d’une précision définitive : le texte est, si l’on ose dire, radiographié, et le lecteur de Saint-Simon pourra désormais goûter, tout en se laissant emporter par les paroles, les mécanismes de la parole.

11« Repenser le passé, le reconstruire mentalement » (p. 504), tel est le labeur, telle est la jouissance de Saint-Simon. Tout ce monde lointain que son verbe ressuscite, le duc et pair le prolonge en spéculations sur « les mondes possibles mais avortés de l’Histoire » (id.). « Évasions imaginaires », hypothèses, visions de ce qui a failli, de ce qui aurait pu être — autant d’occasions pour le duc et pair de défendre et d’illustrer ses valeurs, de se donner l’illusion volontaire de ce qu’eût pu être son action sur les faits, d’inventer un monde en puissance. La « recomposition du souvenir » (p. 529) l’entraîne alors des terres du factuel aux rivages du fictionnel. Apparaissent sous sa plume historiographique d’infimes « décrochages » qu’une micro-lecture perspicace permet de dénicher dans la masse de la narration : « à ces endroits, le texte brouille la distinction entre récit historique et récit de fiction, dans un seul but : se laisser entraîner par le plaisir de recomposer le passé » (p. 560). L’aristocrate qui s’auto-proclame historien, nous pouvons désormais le proclamer auteur.

12Des valeurs d’un homme au droit qu’il se donne de blâmer, jusqu’à cette grande scène de la page, donc de la psyché, où il se rejoue l’Histoire, le parcours que trace ce volume dans la « forêt saint-simonienne » est aussi judicieux que convaincant. Comme Louis XIV montrant les jardins de Versailles, Juliette Nollez multiplie les vues et les perspectives avec une grande intelligence du texte, non seulement de cet objet dont les linguistes poursuivent la mouvante singularité, mais du texte si complexe et si dense de Saint-Simon. Quiconque s’est aventuré dans l’immensité des Mémoires connaît la difficulté d’y progresser, de s’y repérer, de se l’approprier. On saluera donc l’exploit, un exploit soigneusement préparé quand on découvre les soixante-dix pages de bibliographie qui complètent ce travail. Des éditions successives de Saint-Simon aux travaux les plus récents, cette bibliographie est une mine de références et de suggestions, non seulement saint-simonistes, mais aussi historiques, rhétoriques, stylistiques et critiques : un outil quasi initiatique pour tous chercheurs, et une raison de plus de placer ce volume au premier rang des travaux sur le duc et pair, mais aussi des études sur les xviie et xviiie siècles. Il souffle décidément, depuis deux décennies, un vent nouveau sur les Mémoires.