De la poésie, peut‑être. Littérature & crise de l’ontologie
1Refonte d’une thèse soutenue en 2014, Poétique de la contingence est un livre exigeant, parfois ardu, qui se propose de caractériser l’œuvre théorique et poétique de trois poètes majeurs de la modernité en langue française (Mallarmé, Valéry et Reverdy) par le recours à la catégorie de « contingence » — catégorie empruntée à la philosophie classique, et plus particulièrement à l’ontologie (qui s’intéresse à l’être de ce qui est). La contingence caractérise le défaut de raison suffisante — c’est‑à‑dire l’absence de nécessité de l’existence d’une chose, ou son absence de fondement. En ce sens, la contingence n’est pas tant une catégorie ontologique qu’une catégorie d’ontologie négative puisqu’elle nomme l’impossibilité de répondre à la question « pourquoi y a‑t‑il ce qu’il y a ? » et finalement son refus pur et simple.
2La « poétique de la contingence » serait alors la manière dont des œuvres, conscientes de la contingence radicale de toute chose et de leur contingence propre en tant qu’œuvres, non seulement la thématisent (elles produisent un discours relevant de l’ontologie négative), mais essaient de lui donner une forme littéraire (elles performent une poétique) à même de se déterminer par rapport à elle dans une forme de probité (elles répondent à une éthique ou en appellent une). Dans l’absence de raison à être, la littérature ne trouverait plus sa justification que dans le témoignage de cette absence de raison. La fiction (la littérature) révélant ainsi la Fiction ontologique, la poétique deviendrait l’éthique de l’ontologie (négative).
Poèmes de la contingence du poème
3Ce sont ces trois aspects — ontologie, poétique et éthique — qu’étudie Benoît Monginot dans son livre, la contingence étant à la fois l’objet du discours des poètes, la raison avancée pour expliquer la particularité de leurs poèmes et une valeur, caractérisant la nature éthique de la relation des œuvres aux lecteurs.
Des discours d’ontologie négative
4Que la contingence soit, d’abord, leur objet, implique que les textes étudiés par B. Monginot sont aussi — sinon d’abord — des discours. Si elle l’est sans doute en partie pour les poèmes en tant que tels, une telle caractérisation n’est en effet pas problématique lorsqu’il s’agit des œuvres en prose, comme « La Musique et les Lettres » de Mallarmé, Ego scriptor de Valéry ou Cette émotion appelée poésie de Reverdy. Ce sont elles surtout que l’auteur étudie dans la première partie de son ouvrage. Il y reconstitue donc une « théorie de la littérature » contestant le « paradigme romantique » (dans le premier chapitre) pour opérer un « déracinement ontologique » (dans le deuxième) aboutissant à l’affirmation de « l’immanence sociale du poème » (dans le troisième chapitre). Si, dans ces pages, la figure de Mallarmé (notamment dans la lecture qu’en propose Quentin Meillassoux1) est séminale, B. Monginot trouve aussi chez Valéry et chez Reverdy des raisons de faire de la littérature une réponse, dont le Coup de dés jamais n’abolira le hasard énonce en son titre même la dimension paradoxale, au fait (négativement) ontologique de l’existence absolue du hasard. Ainsi Reverdy écrit‑il : « L’Art commence où finit le hasard. C’est pourtant tout ce que lui apporte le hasard qui l’enrichit. Sans cet apport il ne resterait que des règles. » (Le Livre de mon bord, cité p. 72). Mais c’est encore une fois la réflexion de Mallarmé, dans le rapport spéculatif qu’il noue entre hasard et tautologie (comme l’exprime le titre de son poème, « hasard » renvoyant étymologiquement aux dés), qui semble à ce stade fournir à l’enquête de B. Monginot sa problématique et ses catégories. On connaît la célèbre phrase de « La Musique et les Lettres » :
Nous savons, captifs d’une formule absolue que, certes, n’est que ce qui est. Incontinent écarter cependant, sous un prétexte, le leurre, accuserait notre inconséquence, niant le plaisir que nous voulons prendre : car cet au‑delà en est l’agent, et le moteur dirais‑je si je ne répugnais à opérer, en public, le démontage impie de la fiction et conséquemment du mécanisme littéraire, pour étaler la pièce principale ou rien2.
5Le règne du hasard signifie que le monde est privé de sens : « n’est que ce qui est ». Dans cette équation, toute signification, toute « raison » est une fiction ; et la littérature, fiction de la signification et parce qu’elle est consciente de soi, révélation de sa fiction, se fait ou doit se faire révélation négative de l’être qui est Fiction : elle n’a donc, commente B. Monginot, « d’autre espace que le dédoublement sans issue de la tautologie, tout en s’affirmant comme conscience assumée de son inessentialité, de sa réalité, isomorphes à celles du monde. Ici cesse le pouvoir ontologique du poème. » (p. 93) C’est parce qu’elle ne dit rien de l’être que la littérature est la seule à posséder le pouvoir de dire l’être — pouvoir qui n’est rien. Le paradoxe ontologique (l’être n’a pas d’être) débouche donc sur un paradoxe poétique (qui ne dit pas l’être dit l’être, même s’il ne dit rien) qui débouche lui‑même sur le paradoxe éthico‑social de l’immanence : les poèmes n’ayant en eux‑mêmes pas de sens (ils ne disent pas quelque chose dans l’absolu), seule la complaisance des petits cénacles acoquinés explique leur valorisation ; mais cette épaisseur sociale du sens est aussi la condition de la poursuite de la littérature comme entreprise de probité ontologique : « la dimension sociale de la littérature est à la fois ce qui la rend inauthentique et ce qui seul permet, parce qu’elle rend possible la transmission d’un enchantement et suscite tout engagement littéraire, le maintien durable de son authenticité. » (p. 107).
Une poétique sceptique
6Les paradoxes ne semblent pas près de finir. Car cette dimension aride et hautement spéculative du discours ontologique est censée fonder un art fondamentalement sceptique. Dans Poétique de la contingence, c’est peu ou prou la substitution des vers à la prose qui permet à B. Monginot d’opérer ce passage. Car les œuvres de nos trois auteurs ne sont pas tant sceptiques, d’après B. Monginot, dans leurs affirmations thétiques que dans leur fonctionnement sémiotique. Intitulée « Une poétique sans fondements », la deuxième partie de son ouvrage s’efforce donc d’étudier la traduction poétique des principes spéculatifs énoncés dans la première : le titre, là aussi, est paradoxal, dans la mesure où ces principes servent bien de fondements, la pratique étant bien légitimée par de la théorie. Mais pour B. Monginot, cette antécédence de la théorie ne suffit pas à lui faire jouer le rôle de fondement, du moins si l’on emploie ce concept de fondement dans un sens exclusivement (positivement) ontologique : il y aurait fondement dès lors qu’une œuvre chercherait à exprimer la plénitude d’un sens clairement circonscrit. Or, les poèmes de nos trois auteurs contiennent des opérateurs de problématisation de la référence, qui en font vaciller la signification hors de toute paraphrase possible. C’est en ce sens‑là qu’ils ne s’appuient pas sur quelque chose qui serait en dehors d’eux, comme un réel robuste dont l’essence serait qualifiable : « chez Mallarmé, la question référentielle ne se laisse plus saisir dans les structures d’une pensée réglée sur l’être comme sur un préalable. » (p. 164) Le travail du vers a donc beau être par ailleurs légitimé par la prose, son fonctionnement lui est étranger : à l’inverse de celle‑ci, qui porte la « pensée thétique », « le vers est le lieu de l’hypothétique absolu » (p. 201). L’hétérogénéité de la pratique à la théorie s’observe plus encore chez Reverdy, dont le scepticisme poétique ne semble quant à lui adossé à aucune architecture conceptuelle :
Il n’y a pas chez Reverdy d’architecture conceptuelle de l’épochè comme c’est le cas chez Mallarmé, que ce soit dans Un Coup de dés ou dans certains sonnets. La dimension perceptive du doute reverdyen en fait une dimension moins délibérée, plus subie, que le doute mallarméen. C’est d’ailleurs tout ce qui distingue un scepticisme fondé sur l’indéfinition d’un scepticisme fondé sur l’hypothétique, dans la mesure où l’hypothèse présuppose toujours quelque volonté, quelque acte du sujet. […] On peut parler en ce sens d’une contingence du trouble reverdyen. (p. 217)
7Au total, un tel scepticisme est lui aussi pris dans les tourbillons des paradoxes créés par l’ontologie de la contingence, dans la mesure où il se veut vision du doute c’est‑à‑dire dans le même geste fiction et lucidité, charme et démystification, illusion et désillusion. Contre Bourdieu, B. Monginot affirme donc que de telles œuvres, qui pourtant s’assument comme littérature, sont aussi des dispositifs de lucidité, de démystification de la littérature : « La poétique de nos auteurs confirme ainsi ce que le dispositif critique de présentation de leurs œuvres laissait peut‑être déjà augurer : chez eux, la poésie se maintient non pas malgré mais par sa lucidité. La démystification se fait œuvre. » (p. 221)
Une éthique problématique
8La troisième partie de Poétique de la contingence aborde sans doute l’aspect le plus délicat de l’œuvre des trois auteurs, puisqu’il s’agit de statuer sur l’éthique qu’elles portent. Pour la reconstituer, B. Monginot s’attache nécessairement moins à ce que les œuvres avancent, de manière thétique, qu’à ce qu’elles disent implique, voire à ce qu’elles font : la poétique à proprement parler laisse place à la pragmatique et à la rhétorique. De ces pages, consacrées à « la théorie du poème comme théorie du sujet » (chapitre VII), à l’épineuse question du partage du sens (chapitre VIII) et à la « mission du poète » (chapitre IX), retenons notamment la stimulante analyse des vers de circonstances de Mallarmé, où B. Monginot voit la « figuration d’une communauté de singularités disparates » (p. 319) : « Le courrier lie donc, impossible Hermès, les rêveries individuelles de personnes toutes à leur puissance d’être et de n’être pas. […] Cette pratique est à la fois une invitation et une invention de l’autre en tant qu’autre. » (p. 321) On voit en effet bien à l’œuvre, dans ces poèmes qui sont en même temps des adresses, que la rhétorique est dans un texte la manière dont la poétique prépare la possibilité, contient en creux et se dépasse dans une éthique :
Ce qui apparait donc dans les vers de circonstances, c’est la figuration implicite d’une société fondée sur le sujet dans ce qu’il a de transcendant, c’est‑à‑dire également de gratuit. Cela implique une éthique de la considération respectueuse de l’autre et de la distance qui le sépare de moi, m’obligeant à m’éclipser dès que je le considère. Or, on remarquera, si l’on accorde qu’il y a là une possible explication éthique de la poétique mallarméenne de la disparition élocutoire du poète, que ces traits décrivent aussi bien la politique et l’éthique mallarméenne que sa poétique. (p. 323)
9Que faut‑il conclure de cette généralisation de l’adresse (l’exposition au « tu » est présente chez nos trois auteurs) ? B. Monginot nous accorderait peut‑être, compte tenu de la manière dont il théorise la crise des fondements de la littérature, que celle‑ci impliquait l’objectivité du sens, et donc qu’elle se définissait dans la possibilité d’une adresse à un lecteur = X. C’est le concept de lecteur « implicite » (« transcendantal ») ou de lecteur « modèle » que l’on trouve chez Iser ou Eco3. Si c’est bien le cas, le fait de produire des textes adressés à un lecteur particulier, n’implique‑t‑il pas, en déterminant la charge éthique du poème, une sortie de la poésie en question hors de la littérature ? Si, comme B. Monginot l’affirme en lisant Valéry, le poète doit viser à la constitution d’une « communauté de sujets qui refuse tout assujettissement au (du) sujet qui se publie » (p. 345), la disparition pure et simple de la publication littéraire, au profit de la seule correspondance privée, n’est‑elle pas d’une manière ou d’une autre la seule éthique conséquente pour cette poésie sceptique qui ne parvient pas à prétendre que le sens survit aux circonstances sociales de sa composition et de sa réception ?
Nécessité ou contingence de la contingence ?
10La littérature, dont ces « poétiques de la contingence » que B. Monginot repère chez Mallarmé, Valéry et Reverdy énoncent et travaillent la crise, n’est‑elle donc plus possible ? Car c’est bien cette crise qu’il s’efforce, on l’a compris, de penser. Son étude, brillante, de part en part caractérisée par la finesse, est d’autant plus remarquable que la lucidité, dont elle fait l’une des vertus cardinales des œuvres qu’elle commente, la traverse elle aussi de part en part. B. Monginot n’hésite ainsi pas à conclure en reprenant les enjeux de son travail, et les conditions auxquelles pourront être jugés comme remportés les défis méthodologiques auxquels il aura fait face. Il s’engage alors dans une discussion courageuse sur l’hétérogénéité des textes (essais, prose, vers) commentés et le rapport différent (commentaire thématique, explication rhétorique) qu’il aura entretenus avec eux :
Il y a trois statuts : celui des textes théoriques qui ne permettent, quant aux œuvres, que des inférences hypothétiques ; celui des traits thématiques des œuvres littéraires qui ne permettent, quant au sens de l’œuvre que des inférences tenant compte de leur contingence rhétorique ; celui des données factuelles de l’œuvre, qui participent de la contingence radicale de celle‑ci. (p. 373)
11Pourtant (mais nous ne pouvons pas sérieusement lui en tenir rigueur) il ne répond pas à cette question, qui nous semble engager le cœur de son entreprise : la littérature peut‑elle échapper à cette crise ? Ou, pour le dire un peu autrement : que peut‑il se passer après la crise ? Essayons de voir, dans les lignes qui suivent, le sens que pourrait avoir une telle question ; et servons‑nous des pistes lancées par son livre pour en envisager les réponses possibles.
Une absence de fondements bien fondée
12À l’issue de sa mise à plat méthodologique finale, certaines questions nous semblent ainsi demeurer sans réponse : la prolixité théorique et l’exigence spéculative de ces auteurs, friands de parler de poésie dans des textes de proses, ne rentrent‑elles pas en contradiction avec l’idée d’une absence de fondements ? Une poésie sans fondements ne serait‑elle pas une poésie qui apparaîtrait fragile, toute nue et tremblante, plutôt qu’adossée confortablement à d’importants édifices rationnels, fussent‑ils d’obédience sceptique ? Bref, cette crise de la littérature (génitif objectif) est‑elle ou non de la littérature (génitif subjectif ; si l’on veut bien entendre par « littérature », au sens romantique, le choix d’une forme fondée sur un certain rapport à l’être) ? En fait, on peut sans doute considérer, avec Q. Meillassoux, que la remise en cause du principe de raison suffisante s’accompagne nécessairement de la prise en compte de la nécessité de la contingence, et que la critique de la métaphysique des fondements implique l’articulation des deux propositions suivantes :
1. Un étant nécessaire est impossible
2. La contingence de l’étant est nécessaire4
13N’est‑ce pas en effet l’articulation de ces deux principes qui peut seule expliquer le sens d’une justification théorique (dans une prose spéculative) de la contingence du poème, c’est‑à‑dire d’une mise en évidence de la nécessité de cette contingence ? Une autre option, sans doute, serait possible : celle du « fidéiste » (dans le vocabulaire de Q. Meillassoux), c’est‑à‑dire celui pour qui la contingence étant elle‑même contingente, considère l’existence comme une sorte de miracle. Ce faisant, il refuse la fondation rationnelle, logique, spéculative de la contingence, pour considérer l’être du poème comme pur don : « Le fidéiste est au fond celui qui s'émerveille qu’il y ait quelque chose, parce qu'il croit comprendre qu’il n’y a aucune raison à cela — que l’être est un pur don, qui aurait pu ne pas avoir lieu5. »
14S’il a bien écrit un « don du poème » qui tendrait à le faire passer pour un tel fidéiste (ne considérant pas le poème, révélation contingente de la contingence, comme nécessaire), ne faut‑il pas considérer que pour Mallarmé, en tout cas dans l’interprétation de B. Monginot, la contingence est bel et bien une sorte d’absolu (la révélation contingente de la contingence serait nécessaire) ? C’est en tout cas la voie qu’invite à prendre Q. Meillassoux : « pour douter de la nécessité de quelque chose, écrit‑il, je dois en effet admettre […] que la facticité de ce quelque chose est pensable comme un absolu6 », et c’est cela seul qui permet l’élaboration d’une réflexion spéculative sur cette contingence. Autrement dit, on n’échappe pas à l’alternative suivante : ou bien la poésie de nos auteurs est une poésie de la contingence, mais alors elle a bien des fondements (elle est même adossée à un absolu, fût‑il un absolu « peut‑être ») et ne peut être considérée comme sceptique même si elle est agnostique ni étrangère à l’ontologie ; ou bien elle n’a pas de fondements — mais elle devrait alors être considérée, dans sa gratuité absolue, comme un miracle (et l’on relancerait le rapport religieux au poème), voire comme une simple bizarrerie, incongruité que rien ne justifie.
Un paradigme ?
15Une deuxième question se pose, relativement au corpus choisi par B. Monginot : la proximité entre Mallarmé et Valéry d’une part, entre Mallarmé et Reverdy, d’autre part, est sans doute évidente — mais elle l’est pour des raisons différentes, voire opposées. La forme néoclassique de Valéry ne s’oppose‑t‑elle pas d’ailleurs, en bien des points, au para‑surréalisme de Reverdy ? Abstraitement exprimées, leurs conceptions de la contingence radicale de tout être ou de l’absence de fondements de leur pratique poétique se rejoignent peut‑être, mais s’il est bien ici question de poétique (et non pas de philosophie), ne faut‑il pas faire droit au sentiment que leurs manières de composer des poèmes divergent absolument ? Le risque est grand, en effet, de dissimuler abusivement la divergence radicale des écritures (objet, pourtant, de la poétique) derrière la convergence réelle mais inessentielle pour des poètes qui ne sont pas des philosophes et dont l’œuvre n’a nullement vocation à incarner une pensée originale des conceptions. B. Monginot, sans doute, ne renie pas ces différences de poétiques, et a pour ambition de mettre en évidence trois manières originales d’incarner une pensée du poème. Mais alors, une nouvelle question se pose : cette pensée commune dépasse‑t‑elle ou non l’œuvre de ces trois auteurs ? En tracer les contours peut‑il permettre de définir un courant, un genre, un paradigme qui pût prendre le relais du paradigme romantique, objet de leur critique ? Y a‑t‑il d’autres œuvres qui participent de cette même « poétique de la contingence » ? Voire toutes les autres — ce serait une manière d’interpréter le « à partir » du sous‑titre ? Cette articulation littéraire de l’ontologie à l’éthique est‑elle elle‑même contingente, ou relève‑t‑elle d’une logique historique ? On le voit, on retombe ici sur la question que nous avons effleurée en soulevant le problème des fondements : y a‑t‑il, pour l’auteur, une rationalité (de type « historique », par le déploiement d’une figure paradigmatique ou « spéculative », par la formation de poèmes exprimant adéquatement l’essence de l’absolu) à l’œuvre derrière le travail de ces trois poètes particuliers ? Ou bien la contingence poétique est‑elle, chez ces trois auteurs, contingente ?
Après peut‑être
16À ces questions (et, une fois encore, on ne serait lui en tenir rigueur), B. Monginot ne répond pas : la reconstitution des options spéculatives de ces trois œuvres, leur mise en commun dans la définition d’une poétique, la caractérisation éthique de la relation établie par le poème, sont trois problématiques déjà importantes dont le traitement occupe tout entier ce livre déjà épais. On le referme malgré tout en se demandant s’il faut tenir ou non cette contingence pour, d’une manière ou d’une autre, nécessaire (puisqu’elle est au moins théoriquement, logiquement, justifiée par nos auteurs). Il y a en effet trois possibilités : 1/ Ou bien cette « poétique de la contingence » n’est pas nécessaire : les trois auteurs sont des électrons isolés, en prise avec des lubies intéressantes mais sans rapport à la vérité de l’être. On les étudierait avec amusement, peut‑être avec intérêt, mais comme des espèces exotiques, pour voir jusqu’où peut aller la bizarrerie de l’esprit humain. Leurs œuvres seraient des sortes de miracles, mais (parce qu’ils ne sont pas Dieu et qu’elles ne sont que des artefacts humains) des miracles incongrus, des étrangetés que rien dans l’être du monde ne peut justifier vraiment. 2/ Ou bien la contingence qu’exprime leur poétique est bien nécessaire, mais seulement « historiquement » : ces trois voix ne seraient que l’expression d’une époque, les incarnations plus ou moins pures d’un paradigme qu’il serait intéressant d’étudier dans le cadre d’une histoire des idées poétiques. 3/ Ou bien, enfin, cette « poétique de la contingence » est effectivement nécessaire, au sens fort, et la poésie de ces trois auteurs serait une sorte de révélation ontologique même négative — c’est un peu le rôle que Q. Meillassoux fait jouer à Mallarmé. La poésie, énoncé nécessairement contingent de la nécessité de la contingence, s’identifierait alors avec la vérité.
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17Choisir dans une telle liste n’est pas chose aisée, et cela n’intéresse d’ailleurs peut‑être pas le poéticien ; peut‑être juge‑t‑il avec raison que cela n’a pas d’intérêt, ou que cela ne fait pas partie de ses prérogatives. Mais dans l’hypothèse où existeraient encore des poètes de cette race, soucieux que la littérature dise quelque chose de l’être ou disparaisse, choisir entre ces trois possibilités ne serait‑il pas pour eux le plus important, le plus urgent ? Dans le premier cas, ils devraient abandonner cette voie stérile et seulement incongrue que serait la poétique de la contingence (et, sans doute, la littérature en général). Elle serait affaire d’entomologistes ; et nul ne doit désirer se faire papillon. Dans le second, ils se rapporteraient aux œuvres de nos trois auteurs comme à un paradigme passé, éventuellement à dépasser, pour proposer de nouvelles manières plus à même d’être en prise avec une vérité ontologique — mais laquelle ? C’est à déterminer. Après sa crise ponctuelle, la littérature repartirait de plus belle. Dans le troisième, ils deviendraient disciples, et s’exerceraient eux‑mêmes à produire ces dispositifs à même de révéler la contingence de tout ; à moins qu’ils considèrent qu’une fois la révélation faite et bien faite, il ne serait plus guère besoin de dépenser de tels efforts ; ils deviendraient simples lecteurs, fidèles de cette religion sans dieu que saurait être le réalisme spéculatif. La littérature n’est‑elle rien ? N’est‑elle pas finie ? Est‑elle tout ? Nous voudrions savoir. Que peut‑on faire, que faut‑il faire — après « le plus beau peut‑être de la langue française7 » ?