Acta fabula
ISSN 2115-8037

2016
Avril-mai 2016 (volume 17, numéro 3)
titre article
Myriam Sunnen

Une lecture « contagieuse » : Malraux & Dostoïevski

Sylvie Howlett, Dostoïevski, démon de Malraux, Paris : Classiques Garnier, coll. « Études de littérature des xxe et xxie siècles », 2015, 419 p., EAN 9782812449338.

1Hostile à la fois aux approches déterministes de l’art et à l’idée qu’une œuvre résulte exclusivement du génie de son auteur, qui s’inspirerait de la « nature », Malraux a souvent insisté sur le rapport particulier que tout artiste entretient avec ses prédécesseurs :

[…] le peintre passe d’un monde de formes à un autre monde de formes, l’écrivain d’un monde de mots à un autre monde de mots, de la même façon que le musicien passe de la musique à la musique1

2Pour qui connaît l’importance de cette thèse dans Les Voix du silence, il est tentant de l’illustrer par l’œuvre de Malraux et d’étudier en particulier l’impact de Dostoïevski sur ses romans. Peu d’écrivains sont en effet aussi souvent cités par l’auteur de La Condition humaine que Dostoïevski. Si sa dette à l’égard du romancier russe a fait l’objet de plusieurs articles, ouvrages et chapitres d’ouvrages2, on attendait depuis longtemps une étude systématique qui rende compte de la manière dont Malraux l’a lu, commenté et imité, pour finalement s’affranchir de lui.

3Sylvie Howlett était particulièrement bien placée pour relever ce défi, non seulement en raison de ses connaissances linguistiques qui lui permettent de lire Dostoïevski en russe3 mais aussi parce qu’elle a découvert et retraduit en français le seul texte que Malraux lui ait consacré exclusivement : les réactions aux réflexions publiées en allemand par son ami Manès Sperber, qui avait invité un certain nombre d’écrivains à se prononcer sur leur rapport à l’auteur des Frères Karamazov4. Les réponses de Malraux à ce questionnaire étaient évidemment destinées à jouer un rôle capital dans la reconstitution de « l’essai sur Fiodor Dostoïevski qu’André Malraux aurait tant aimé lui consacrer5. » Dans Dostoïevski, démon de Malraux, elles complètent d’autres « microanalyses » (p. 63) tirées de différents textes de Malraux, que S. Howlett a le mérite d’avoir analysés à une époque où ils n’avaient pas encore été rassemblés dans l’édition de la Pléiade6.

4Dostoïevski, démon de Malraux est en effet issu d’une thèse de littérature française dont la publication n’intéressera pas seulement les spécialistes de Malraux mais aussi les comparatistes et les slavisants (en raison des excellentes analyses de l’œuvre de Dostoïevski). La manière parfois plus concise dont certains aspects de la thèse sont présentés dans le livre n’enlève rien à la rigueur de l’argumentation. Enrichie, depuis la soutenance, par de nouvelles lectures et notamment par de fascinants rapprochements avec Gilles Deleuze7, l’étude est admirablement écrite et regorge de formules dont la pertinence ne peut être assez soulignée.

Le « démonique » & le « démoniaque »

5Surprenant au premier abord, le titre résume à lui seul l’approche choisie, tout en renvoyant à un thème décliné tout au long de l’étude en raison de son importance dans les textes des deux écrivains concernés. Taraudé par le problème du Mal mais agnostique, Malraux s’est — peut‑être sous l’impulsion de ses lectures dostoïevskiennes — interrogé sur l’existence du « démon » et sur le « démoniaque », qu’il définit comme « ce qui, en l’homme, aspire à le détruire8. » Il arrive toutefois qu’il confère au mot « démon » une « valence positive » (p. 58), par exemple dans le titre du Démon de l’absolu,ou quand il évoque, dans Les Voix du silence, le « démon gardien de Raphaël », qui aurait pu expliquer au grand peintre « ce que devait tenter plus tard Van Gogh9 ». En dépit de l’allusion ludique aux anges gardiens, le « démon » dont il est question dans ce passage semble moins proche des diables chrétiens que du « daïmon », qui, d’après Marcel Conche, désigne dans l’Antiquité « celui qui distribue les parts, qui nous assigne ce qui nous revient, nous donne notre loi, etc., bref, la puissance destinale10 ». D’après S. Howlett, Dostoïevski peut ainsi être considéré comme le « démon » de Malraux parce qu’il lui a montré « les voies d’une création romanesque nouvelle » (p. 59) tout en lui révélant son destin de « théoricien de la littérature11 ». C’est en effet souvent en se référant aux romans de Dostoïevski qu’il développe ses propres idées au sujet de la création romanesque.

Lire Dostoïevski

6De loin la plus courte12, la première partie du livre est intitulée « Les métamorphoses de Dostoïevski ». En renvoyant à la thèse inédite de Jean‑Louis Backès sur la réception de Dostoïevski en France, S. Howlett rappelle d’abord qu’avant la publication des études et analyses d’André Suarès, Élie Faure, Léon Chestov et André Gide, les lecteurs français ne connaissaient l’œuvre de Dostoïevski qu’à travers l’image très réductrice qu’en avait proposée Melchior de Vogüé dans Le Roman russe (1886). Dans ses conférences du Vieux‑Colombier de 1922, Gide fut le premier à insister avec force sur la composition des romans dostoïevskiens ainsi que sur les contradictions qui s’y expriment, alors que la plupart des critiques français s’intéressaient surtout à la biographie de l’auteur. C’est Gide aussi qui, parmi les différents « passeurs », a le plus influencé Malraux dans sa lecture de Dostoïevski, précisément dans la mesure où il avait remarqué la dimension métaphysique de ses romans et l’importance qui y revient aux dialogues. Mais le jeune Malraux a aussi été marqué par Trois hommes de Suarès (1913), qui associe le romancier russe à Pascal, ainsi que par Les Constructeurs de Faure (1914), où est commentée la veillée funèbre de L’Idiot, sur laquelle l’auteur de La Condition humaine reviendra inlassablement.

7D’après un entretien accordé à Roger Stéphane, Malraux aurait découvert Dostoïevski peu de temps après sa première lecture de Nietzsche, à seize ans. Il aurait d’abord lu Humiliés et offensés et ensuite « tous les grands romans et cela plus d’une fois13 », ce qui suggère qu’il a relu Crime et châtiment, Les Démons et Les Frères Karamazov dans les nouvelles traductions publiées dès 1920 aux Éditions Bossard, puis, à partir des années 1930, chez Gallimard (p. 30). Un certain nombre de rencontres et d’événements ont favorisé ces relectures ou des réflexions au sujet du romancier russe. De ce parcours retracé par S. Howlett, on peut retenir la rencontre avec Suarès (1920), celle avec Ehrenbourg (1926‑1927), l’introduction de Malraux dans le salon de Daniel Halévy, à la même époque, l’amitié qui le lie à Gide, surtout à partir de 1928. Dès les années vingt, Malraux se réfère en effet à Dostoïevski dans des comptes rendus consacrés à d’autres écrivains. En 1934, à l’occasion du Congrès des écrivains soviétiques, il l’invoque par ailleurs pour opposer au réalisme socialiste l’idée qu’il se faisait lui‑même de la littérature. S. Howlett note aussi que la lecture du manuscrit du Mythe de Sisyphe, en 1942, a pu « réactive[r] » Dostoïevski dans sa « conscience » (p. 46). Malraux le citera en effet de plus en plus au fur et à mesure qu’il prendra ses distances par rapport à lui.

Dostoïevski vu par Malraux

8Organisée de manière thématique, la deuxième partie concerne les différentes analyses ponctuelles que Malraux a consacrées à Dostoïevski, que ce soit dans des comptes rendus, dans les écrits sur l’art, dans L’Homme précaire et la Littérature ou même dans Antimémoires.

9En ce qui concerne l’évocation de l’écrivain d’une manière générale, l’originalité de Malraux réside dans son refus du déterminisme et dans sa nette tendance à privilégier les questionnements littéraires par rapport à l’analyse de la pensée de Dostoïevski. Comme Suarès et Faure, il évoque ainsi l’expérience du bagne et le simulacre d’exécution dont le romancier russe avait été la victime, mais contrairement à eux, il se refuse à y voir l’origine de son génie.

10Quant aux personnages, Malraux a compris, avant beaucoup d’autres, que leur conception n’était pas un objectif en soi pour Dostoïevski, ni un subterfuge pour exprimer son propre point de vue à travers des héros qui incarneraient « sa » vérité, mais un moyen de création. Il a vu la preuve de cette hypothèse dans les Carnets de L’Idiot, où Rogojine, l’assassin, et Mychkine, le héros angélique ou christique, auraient d’abord formé un seul et même personnage, que le romancier aurait scindé en deux êtres distincts susceptibles d’exprimer deux « virtualités » (p. 8814). Cette « gémination des personnages » (p. 79) ne permet pas seulement l’expression d’idées opposées qui se relativisent mutuellement, mais elle confère aussi aux romans de Dostoïevski un pouvoir de fascination — de « contagion15 » — incomparable. Comme le suggèrent ses réflexions sur Raskolnikov et Stavroguine, Malraux a aussi été sensible au fait que, contrairement à ceux d’un certain nombre d’écrivains français, les personnages dostoïevskiens ne sont pas fondés sur une psychologie intelligible mais sur des passions que le lecteur devine à travers le discours direct sans qu’elles soient expliquées ou analysées par le narrateur. Ivan Karamazov, qui affirme vouloir « rendre son billet » à Dieu si « l’harmonie du monde » doit être fondée sur le supplice ne serait‑ce que d’un seul enfant est le personnage le plus souvent cité par Malraux. La véritable obsession avec laquelle il cite sa phrase célèbre montre qu’en dépit de l’importance accordée à la technique romanesque de Dostoïevski, l’accusation de Dieu et la réflexion sur le Mal étaient loin de laisser Malraux indifférent. La « rivalité » (p. 123) entre le Mal et l’héroïsme ou l’amour doit même être mise en relation avec sa propre réflexion sur « la condition de l’homme », appelé à choisir entre le « démoniaque » et le « démonique », c’est‑à‑dire entre les forces (auto)destructrices et « l’affrontement du destin au profit des hommes » (p. 125).

11De la poétique dostoïevskienne telle que la concevait Malraux, certains aspects méritent tout particulièrement d’être soulignés. S. Howlett analyse ainsi l’image de la « navette entre auteur et personnages16 », qui renvoie à l’antériorité de la scène par rapport aux personnages et à la redistribution de certains actes et portions de discours au cours du processus de rédaction. Les études de Jacques Catteau et de Mikhaïl Bakhtine citées par l’auteure confirment les intuitions du romancier français. L’étude se poursuit par l’analyse des éléments qui suscitent des rapprochements avec d’autres formes d’expression artistique : l’univers de la tragédie, celui de la peinture (l’analyse que S. Howlett propose de la « palette » de Dostoïevski est remarquable) et enfin le septième art, un sous‑chapitre qui montre que les effets dits cinématographiques des romans de Malraux doivent moins au cinéma qu’on ne l’a parfois dit17. L’usage de l’ellipse, par exemple, serait attribuable en partie à l’influence du reportage — un genre également pratiqué par Dostoïevski. Si les deux romanciers ont recours à ce procédé (le premier dans la scène de la pendaison de la petite Matriocha dans Les Démons, le second dans celle de l’exécution d’Hernandez dans L’Espoir), ce n’est pas par pudeur mais parce que, parfois, le silence suggère l’horreur de manière plus efficace que les mots. « Comme la stridence d’un cri […] », écrit S. Howlett en renvoyant à un passage de Chambre sourde de Jean‑François Lyotard, « le silence perfore et creuse un vide signifiant […] » (p. 182).

L’intertextualité à l’œuvre dans les romans de Malraux

12La troisième partie, la plus longue, est consacrée à « l’intertextualité démonique », c’est‑à‑dire aux réminiscences dostoïevskiennes dans l’œuvre romanesque de Malraux, mais aussi aux métamorphoses que certains schèmes ou personnages hérités de Dostoïevski ont subies sous sa plume.

13Aussi éloignés que les premiers récits de Malraux puissent paraître de Dostoïevski, l’auteure y discerne les traces d’une possible lecture. Le diable du Journal d’un pompier du Jeu de massacre (1921) affiche ainsi les mêmes goûts vestimentaires que le diable d’Ivan Karamazov et pratique des « renversements sophistiques » (p. 192) comparables à ceux de son éventuel modèle. Est cité également l’incendie de Royaume-farfelu (1928), peut‑être inspiré de celui du « faubourg » dans Les Démons. Si ces premières références à Dostoïevski se font sur le mode du pastiche, c’est, comme S. Howlett le souligne dans sa conclusion, sous l’effet paralysant que pouvait avoir l’admiration pour le grand romancier russe (p. 388).

14L’opposition constante entre l’Occident et l’Orient qui rythme La Tentation de l’Occident (1926) rappelle, par moments, la condamnation de certaines idées européennes par des personnages slavophiles de Dostoïevski. En commentant cette correspondance fictive entre un Français et un Chinois, l’auteure insiste aussi sur la première apparition d’un thème sans doute inspiré de Crime et châtiment : une réflexion du Français A.D. sur la transformation du meurtrier par son acte. Elle ne trouvera pas seulement un écho dans La Condition humaine (à travers Tchen) mais aussi dans le passage des Conquérants (1928) où, devant la vitrine d’un libraire, Garine critique les écrits des romanciers russes qui ont « le défaut de n’avoir tué personne » et qui ont créé des meurtriers pour qui « le monde n’a presque pas changé18 ». Comme Eugène Kouchkine19, S. Howlett montre que ce jugement attribué à Garine est inspiré d’une réflexion de La Philosophie de la tragédie (1926) de Chestov, autre « passeur ». Mais elle insiste surtout sur ce que le commentaire de Garine a d’emblématique chez Malraux, qui reprendra ailleurs le thème des livres de Dostoïevski exposés dans une vitrine. Tout comme Garine tente de changer le monde par la révolution « plutôt que de se laisser transformer par lui » (p. 221), Malraux se détache de l’œuvre dostoïevskienne et crée, à partir d’elle, ses propres héros et son propre univers romanesque.

15Après avoir mis en lumière certains points de convergence plus inattendus (et d’autant plus fascinants) entre La Voie royale (1930) et les romans de Dostoïevski, comme par exemple l’obsession des insectes, S. Howlett s’intéresse à La Condition humaine (1933), dont la genèse20 présente quelques similitudes avec la manière dont le romancier russe a écrit ses textes. L’auteure souligne l’héritage dostoïevskien de la scène du jeu, l’influence de Kirilov et de Raskolnikov sur Tchen, ainsi que la parenté entre Katow et Chatov. Tout au long de son analyse, elle pointe ce qui distingue ces personnages de leurs modèles. Le sacrifice de Katow, qui accepte la torture et une mort atroce en faisant cadeau de son cyanure à deux codétenus, donne ainsi « conscience à des hommes de la grandeur qu’ils ignorent en eux21 », tandis que le lâche assassinat de Chatov, au moment où il découvre la paternité, « afflige » le lecteur (p. 254).

16Dans Le Temps du mépris (1935), on retrouve certes le thème dostoïevskien du bagne, mais la nette orientation politique du roman rend difficile le rapprochement avec l’univers du romancier russe. Il est possible également de déceler l’influence de Dostoïevski dans certaines scènes de L’Espoir (1937) : le « sermon » de l’ancien moine Collado rappelle ainsi l’histoire du « grand inquisiteur » des Frères Karamazov. Mais, comme le souligne S. Howlett, la dimension épique du roman sur la guerre d’Espagne, ainsi que l’importance qui y est accordée au peuple, sont étrangers à l’univers dostoïevskien. Avec L’Espoir, Malraux s’émancipe de son maître et trouve sa propre « voix22 ». Les Noyers de l’Altenburg (1943) confirme cette tendance. Bien que Dostoïevski y soit cité de manière explicite, la composition et les thèmes abordés ne semblent plus lui devoir beaucoup.

17LeDémon de l’absolu mérite une attention toute particulière.Dans aucune des œuvres de Malraux, Dostoïevski n’est aussi souvent convoqué que dans ce texte, précisément, d’après S. Howlett, parce que, publié à titre posthume dans le tome II des Œuvres complètes, il n’a pas été revu et corrigé par Malraux, qui aurait sans doute limité le nombre de références à sa bibliothèque avant de l’envoyer à l’impression. Cette récurrence se justifie moins par l’admiration de Lawrence d’Arabie pour Dostoïevski que par la conviction, propre à Malraux, que ce modèle aurait pu permettre à l’écrivain et aventurier anglais de réaliser ce qu’il avait tenté dans son livre : dépasser la désillusion née de son aventure orientale par une œuvre qui exprime sa révolte contre un monde dominé par le Mal — c’est‑à‑dire vaincre ce qu’il avait en lui de « démoniaque » par le « daïmon de l’écriture23 ». S’il avait suivi l’exemple de Dostoïevski, Lawrence aurait fait entendre ses interrogations et son auto‑accusation à travers la voix de ses personnages ; la création de scènes romanesques lui aurait alors permis d’aboutir à une œuvre par laquelle il aurait dominé ce qui, en lui, « aspirait à le détruire », tandis que le simple récit chronologique de son aventure arabe n’était guère satisfaisant à ses yeux et ne l’a pas libéré de ses démons. Or, cette insatisfaction de Lawrence devant Les Sept piliers de la sagesse anticipe aussi celle de Malraux devant Le Démon de l’absolu. Il a en effet abandonné cet essai biographique, mais les réflexions sur Dostoïevski, l’art de la scène et le pouvoir « démonique » de l’écriture l’ont très certainement guidé vers Antimémoires, œuvre marquée par le refus du récit chronologique et l’importance accordée à la scène. Comme l’écrit très justement S. Howlett en se référant à un autre texte de Lawrence d’Arabie, les romans dostoïevskiens et Le Démon de l’absolu constituent « “la matrice” (The Mint)des autofictions malruciennes. » (p. 365).

18Dans sa conclusion, l’auteure dresse d’abord un bilan de la « réception évolutive » (p. 388) des romans de Dostoïevski par Malraux pour insister ensuite sur un point essentiel, à savoir que l’affranchissement est intervenu au moment où l’engagement de l’écrivain français était à son comble et où, sans doute, l’œuvre du romancier russe ne lui permettait « plus de penser le politique » (p. 389) — ce qui n’a pas empêché Malraux de lui rendre hommage dans des textes plus tardifs : dans des passages d’Antimémoires concernant le Mal mais aussi dans de nombreux développements consacrés à la création artistique. La critique revient aussi sur ce que l’approche malrucienne de Dostoïevski et de l’activité littéraire d’une manière générale a de formaliste (notamment dans son anticipation des thèses de Bakhtine sur la polyphonie des romans dostoïevskiens), mais elle souligne la « dimension humaine » de ce « formalisme », confirmée par un passage des Voix du silence où Malraux affirme que les hommes ne seraient sans doute pas touchés par la littérature et les beaux‑arts si, « devant la nuit, l’immensité, une naissance, une mort, ou même un visage, ils n’avaient fugitivement éprouvé le sentiment de transcendance sur quoi toute religion se fonde24. »

Influence, intertextualité ou « contagion » ?

19Surtout dans la dernière partie de son étude, Sylvie Howlett met en évidence une quantité impressionnante de similitudes entre les textes de Malraux et ceux de Dostoïevski, qu’il s’agisse des structures de composition, des préoccupations métaphysiques ou de certains thèmes et personnages. Au fil des chapitres, on est aussi frappé par des rapprochements précis, comme par exemple l’évocation du corps de Nastassia recouvert d’un « drap blanc » dont dépasse seulement « l’extrémité d’un pied nu » et celle de la victime de Tchen, cachée par un « tas de mousseline blanche » d’où sort un « pied à demi incliné par le sommeil » (p. 26025). Puisque Malraux insiste lui‑même sur le rôle de l’admiration et de l’imitation dans le parcours de l’artiste — tout en déclarant indispensable la rupture —, il aurait été logique de mettre l’ensemble de ces similitudes sur le compte d’une influence d’abord acceptée, puis dépassée. Le plan de Dostoïevski, démon de Malraux ainsi que les considérations sur les sources de l’écrivain, placées au début de certains chapitres de la dernière partie, laissent d’ailleurs à penser que les rapprochements effectués s’inscrivent dans un tel projet. Pourtant, S. Howlett emploie, dès la quatrième de couverture, les termes de « dialogue » et surtout d’« intertextualité ». Fondé sur une analyse minutieuse et originale des textes, son travail dépasse en effet de loin la simple étude de la réception de Dostoïevski par Malraux dans la mesure où il débouche sur une lecture inédite de certains passages des romans malruciens, éclairés non seulement par Dostoïevski mais aussi par les critiques de celui‑ci. Dans un brillant développement inspiré des analyses de Bakhtine, S. Howlett met ainsi en évidence les procédés d’« ironisation » (p. 324) à l’œuvre dans Les Noyers de l’Altenburg — un roman rarement analysé sous cet angle de vue. Qu’en introduisant des araignées dans l’univers du Règne du malin, Malraux ait songé ou non à « l’araignée rouge » qui hante le diabolique Stavroguine dans Les Démons reste en fin de compte indécidable. Mais le « dialogue » entre Malraux et Dostoïevski instauré par S. Howlett confère à ces bêtes la dimension démoniaque à laquelle renvoie le titre, comme si la « contagion » caractérisant les romans de Dostoïevski opérait aussi sur un autre plan, celui du sens que nous attribuons à un passage dès qu’il commence à entrer en résonance avec d’autres textes. C’est dans l’extrême finesse des analyses suscitées par ce « dialogue » que réside le principal intérêt de ce livre, au‑delà de tout ce qu’il nous apprend, de manière remarquablement précise, sur le rapport de Malraux au romancier russe.