Moyen Âge & idéologie : le pouvoir du jeu
1Voilà quelques années que les études théâtrales médiévales jettent un œil sur leur histoire1. C’est que la question de la mise en scène de jeux dramatiques du Moyen Âge touche à la fois l’histoire de la littérature, les études théâtrales et la réception du Moyen Âge, qu’on l’appelle « médiévalisme » ou « modernités médiévales ».
2C’est au xviiie siècle que sont rassemblés pour la première fois des textes médiévaux qualifiés de « dramatiques » dans des recueils qui font date et autorité2. Pourtant, le corpus est loin d’être constitué et l’on se demande aujourd’hui si les écritures (et réécritures) de textes didactiques ou spirituels « par personnage » ne relèvent pas tout autant d’une pratique dramatique que les moralités, farces et mystères communément admises au sein de l’histoire du théâtre3. Rappelons en passant que la singularité synchronique de la pratique dramatique médiévale avait été remise en question par Paul Zumthor dès l’Essai de poétique médiévale de 1972, avant d’être interrogée plus en profondeur dans l’Introduction à la poésie orale (1983) et dans La lettre et la voix : De la « littérature » médiévale (1987). P. Zumthor y soulignait la nécessaire théâtralité d’une « littérature » médiévale tournée davantage vers l’oralité que vers l’écrit, vers la voix que vers la lettre.
3C’est d’ailleurs avec P. Zumthor que le chemin de cet ouvrage a en partie commencé pour Helen Solterer, qui l’interviewe sur son expérience avec Gustave Cohen au sein de la troupe des Théophiliens. Cet entretien, retranscrit pour le volume en hommage à P. Zumthor, L’invention permanente (1998), dirigé par Christopher Lucken et Jacqueline Cerquiglini‑Toulet, retrace l’apport de G. Cohen à P. Zumthor. Cet apport fut d’abord académique : c’est G. Cohen qui donna à l’élève P. Zumthor son sujet de thèse sur Merlin ; c’est de la chaire de langue et littérature romanes de l’université d’Amsterdam que P. Zumthor fut nommé titulaire après la guerre, chaire qu’avait occupée G. Cohen. Quant à l’aventure des Théophiliens des années 30, P. Zumthor y participa mais de loin : étrange effacement de la part d’un médiéviste qui interrogea avec force la notion de performance et forgea celle de vocalité.
4De cette rencontre avec P. Zumthor ne devait pas nécessairement naître une recherche sur les Théophiliens ; son intérêt s’imposa pourtant à H. Solterer, qui se lança dans une vaste enquête tissée de consultation d’archives et de rencontres avec d’anciens membres de la troupe. La documentation qu’elle présente est riche, en grande partie inédite, et donne crédit et poids à son travail.
5Là où d’autres chercheurs, comme Véronique Dominguez-Guillaume, se sont intéressés aux détails et « secrets », pour reprendre au figuré la terminologie médiévale, des mises en scène des Passions ou d’Aucassin et Nicolette par les Théophiliens pour en révéler les objectifs artistiques4, H. Solterer interroge cette entreprise comme une aventure humaine engagée, sciemment ou non, dans son temps. Se saisissant de la question de la récupération idéologique du Moyen Âge, elle l’étend à celle des effets psychologiques du jeu dramatique sur l’acteur et le metteur en scène : en quoi la représentation du Moyen Âge sur scène induit‑elle des pensées, charrie‑t‑elle des valeurs ? En un temps où les noms de Jeanne d’Arc ou de Reims sont brandis comme des étendards politiques, peut-on représenter et vivre le Moyen Âge sans arrière‑plan idéologique, voire à des fins laïques et républicaines ?
6L’actualité de telles questions est manifeste. Et la mise en perspective donnée par H. Solterer au travail des Théophiliens se veut sans concession : les ambiguïtés des positions de la troupe pendant la Seconde Guerre, qui n’est plus celle des débuts, sont soulignées ; la valeur du sacrifice compris comme Passion dans la propagande de la Première Guerre, dont G. Cohen est un vétéran, est également rappelée, comme son ambivalence au moment de sa réutilisation par le régime de Vichy. Le contraste entre l’attitude pendant la Seconde Guerre de Moussa Abadi, acteur de la première heure des Théophiliens, et celle de G. Cohen est à ce titre saisissant : le premier monte un réseau clandestin pour sauver les enfants juifs de la déportation, le second s’exile aux États‑Unis après avoir été destitué de sa chaire à la Sorbonne et y fonde une nouvelle école avant de revenir en France à la Libération et de récupérer sa place.
7Il faut souligner à ce sujet l’admirable reconstitution par H. Solterer de la trajectoire de M. Abadi pendant la seconde guerre mondiale. Le récit de son activité clandestine et résistante est d’une grande force ; de nombreuses anecdotes font sentir toute la dignité de cet homme et de son choix, depuis l’audace à demander à un évêque de couvrir et d’aider son opération jusqu’au silence gardé à l’arrestation de sa femme pour ne pas être pris lui‑même et pouvoir continuer à sauver les enfants. Cette reconstitution est d’autant plus précieuse qu’elle fut difficile, M. Abadi n’ayant que très peu parlé de son activité en tant que « Monsieur Marcel », son alias dans la résistance, et que les témoignages à ce sujet sont rares. On ressort de la lecture de ces chapitres animés d’une profonde admiration pour son courage et sa droiture.
8Ces chapitres, qui pourraient présenter le risque de faire dévier leur auteur de sa ligne, contribuent au contraire à enrichir son questionnement. Car ce qui a sauvé les enfants, c’est aussi le théâtre, ou plutôt le jeu dramatique. M. Abadi l’avait appris au sein des Théophiliens d’abord, auprès de Louis Jouvet ensuite, et l’enseignait aux enfants afin qu’ils connaissent par cœur leur fausse identité d’enfant catholique jusque dans les situations les plus extrêmes d’angoisse et de perte de repères. L’anecdote racontée par la femme de M. Abadi au sujet de ces enfants à qui on désapprend leur nom et qu’on appelle sans cesse jusqu’à ce qu’ils ne se retournent plus, pareils à des Orphée renonçant à leur Eurydice, est elle-même pétrifiante : il est un stade où le jeu n’en est plus un, où l’urgence de la survie rend ce qui semblait superficiel d’une cruelle nécessité.
9Le jeu qui n’en est pas un, voilà au fond le centre de l’ouvrage d’H. Solterer. Que la représentation du Moyen Âge ne soit jamais anodine parce qu’elle interroge notre rapport à la foi, à la religion, à la laïcité mais aussi à l’ordre social, à l’égalité républicaine, à la liberté de conscience, cela est entendu, et analyser les tensions qu’elle a occasionnées en des temps troublés ne peut que nous éclairer aujourd’hui. Mais que la représentation, quelle qu’elle soit, engage l’être qui la porte dans sa profondeur même, voilà qui est moins souvent relevé et qui mérite d’être souligné.
10H. Solterer rappelle ainsi l’idée du Russe Everïnoff à propos du jeu de rôle comme transformation : en jouant un personnage, on s’interroge sur soi‑même et on progresse sur la voie d’un changement. Cela ne signifie pas qu’on devienne nécessairement le personnage : M. Abadi a joué Judas et s’il a trahi aux yeux de Vichy, il n’a pas collaboré au sacrifice des enfants juifs, nouveau massacre des Innocents. Le changement amorcé par le jeu peut se faire sous le signe du refus comme de l’identification.
11Articulée à la question du Moyen Âge, celle du pouvoir de transformation du jeu et, plus largement, de la représentation, s’énonce ainsi : la représentation du Moyen Âge nous engage‑t‑elle dans une certaine voie ? H. Solterer souligne la conversion de G. Cohen au catholicisme, repoussée après la guerre par solidarité avec la communauté juive dont il fait partie, mais aussi l’entrée d’une des actrices de la troupe dans les ordres. Cela ne contredit pas nos idées d’un Moyen Âge pour les dévots, même si H. Solterer souligne que ce Moyen Âge s’allie à une défense républicaine de la France et de l’identité française. Pourtant le changement, pour M. Abadi, ne fut par religieux, et c’est à ce titre que son exemple est plus parlant. On pourrait penser que, comme Louis Jouvet dont il fut l’élève, il contracta la « religion du théâtre » mais ce serait prendre la religion en un sens figuré qui ne dit pas ce en quoi le Moyen Âge changea M. Abadi. La scène qu’il raconte comme ayant déclenché son engagement, celle d’une mère juive battue à mort par un soldat allemand devant son enfant, évoque une Pièta inversée - ou une Pièta redoublée : M. Abadi regardant l’enfant laissé à lui‑même est autant un père souffrant que l’enfant face à sa mère un fils abandonné. Cette scène de sacrifice, qui réactualise l’histoire sacrée comme à chaque guerre, le rapproche, nous rapproche, d’un Moyen Âge terrassé par les pertes, les maladies et les morts.
12Le Moyen Âge est une histoire pour les temps sombres qui touche au cœur de nos plus profondes blessures ; il est aussi une époque qui oblige à se positionner, pour ou contre, avec ou seul. Et c’est en rappelant qu’il convoque, à l’image de la trajectoire de M. Abadi, à une prise de position, à un engagement, qu’il peut aujourd’hui encore nous rappeler à nous‑mêmes.