Les Croniques & Conquestes de Charlemaine de David Aubert réhabilitées
1La littérature et la langue de la fin du Moyen Âge ont longtemps été considérées « comme des excroissances de l’ancien français »1, et les Croniques et Conquestes de Charlemaine de David Aubert ne font pas exception. En effet, comme l’indique Valérie Guyen‑Croquez, agrégée de Lettres et docteur en littérature française du Moyen Âge, « Georges Doutrepont considérait ainsi que l’un des grands mérites des Croniques et Conquestes de Charlemaine était de conserver le souvenir de textes sources, aujourd’hui disparus » (p. 11), et Yvon Lacaze a qualifié ce texte de « véritable salmigondis de textes extraits des nombreuses épopées de la geste carolingienne » (p. 119).
2Issue de la thèse de doctorat de V. Guyen‑Croquez, Tradition et originalité dans les Croniques et Conquestes de Charlemaine de David Aubert participe à une véritable réhabilitation de la prose, souvent discréditée, voire méprisée, de David Aubert. En effet, comme l’indique V. Guyen‑Croquez :
L’ambiguïté en matière de genre [des Croniques et Conquestes de Charlemaine] les a desservies. N’étant ni tout à fait [chronique] ni tout à fait [épopée], elles n’ont pas retenu l’attention des historiens car elles s’appuyaient sur des sources épiques, des fictions, et n’ont pas non plus suscité d’intérêt profond chez les spécialistes de la littérature médiévale dans la mesure où elles ont été considérées comme une compilation et non une œuvre originale. (p. 404)
3Après une présentation générale du prosateur et de la cour de Bourgogne, V. Guyen‑Croquez fait une analyse globale très fine de cette œuvre hybride. Par souci de lisibilité, elle propose un résumé du texte par séquences qui ne correspondent que partiellement à celui de l’auteur médiéval. La segmentation originale a toutefois été mise en parallèle avec celle de V. Guyen‑Croquez, ce qui facilite les allers‑retours entre cet ouvrage et l’édition des Croniques et Conquestes de Charlemaine proposée par Robert Guiette2.
4L’ouvrage de V. Guyen‑Croquez invite à (re)lire les Croniques et Conquestes de Charlemaine autrement, avec une attention accrue non seulement pour le sujet de David Aubert, Charlemagne, mais aussi pour le travail du prosateur, dont « l’esprit critique reste en éveil » (p. 77) et qui « affirme sa liberté en jouant avec les attentes du lecteur » (p. 115). À travers des substantifs appréciatifs, comme « saveur » (p. 188) ou encore « charme » (p. 188), on ne peut manquer de remarquer l’admiration de notre auteur pour le travail de David Aubert qui « impose le respect par sa rigueur » (p. 399). La volonté de réhabilitation de cette œuvre passe toutefois par un examen rigoureux des sources (p. 45‑115), de la nature du texte (p. 117‑188), de la langue (p. 189‑286), des thèmes et des personnages (p. 287‑398). Y figurent également, comme il se doit, une riche bibliographie, un relevé des proverbes et expressions proverbiales ainsi qu’un index des noms propres de personnages, de lieux, d’auteurs et d’ouvrages.
Les Croniques & Conquestes de Charlemaine : une œuvre hybride
5Initialement une commande de Jean de Créquy, un conseiller proche de Philippe le Bon, cette œuvre est ensuite « passée sous le patronage » (p. 20) du duc lui‑même. Comme l’indique V. Guyen‑Croquez dans son introduction, « [l]e titre de l’œuvre et l’écriture du texte en prose l’attirent du côté de la chronique, mais les personnages épiques (Ogier, Renaut de Montauban, Rolant, Olivier, Baudoin) et les fragments d’épopées dérimées inclus dans le texte lui donnent une couleur épique » (p. 9).
6Les sources de l’œuvre sont diverses et abondantes puisque David Aubert a dû avoir accès à la bibliothèque ducale, où il a puisé non seulement dans des chroniques, notamment le Pseudo‑Turpin et les Grandes Chroniques, mais également dans des textes épiques, comme Doon de Maience ou encore Girart de Vienne (p. 67). David Aubert réalise un « véritable tissage de ses différentes sources [ce qui] rend difficile toute identification précise » (p. 70). Il a probablement aussi « travaillé de mémoire » (p. 399). L’abondance et la variété des sources concourent à faire de la prose de David Aubert une œuvre « insaisissable, hybride, entre la chronique et la chanson de geste » (p. 399).
7De ce tissage des sources résulte toutefois un « ensemble homogène » (p. 68). Non seulement David Aubert a retravaillé la matière mise à sa disposition de manière à « donner une unité à son œuvre » (p. 152), mais les procédés narratifs concourent également à assurer la cohérence du texte (p. 153‑164). Comme l’indique V. Guyen‑Croquez dans sa conclusion, David Aubert « parvient à articuler les épisodes ; il fait oublier l’hétérogénéité de ses sources » (p. 399).
Charlemagne & la portée idéologique du texte
8Les Croniques et Conquetes de Charlemaine ont été écrites à la gloire de Charlemagne et l’image de l’empereur fait « l’objet d’un traitement privilégié jusque dans les moindres allusions » (p. 81). En effet, l’écriture de David Aubert « se révèle concise, ses buts didactiques au service de l’empereur, largement idéalisé » (p. 87). Comme le signale V. Guyen‑Croquez :
Cette idéalisation va de pair avec l’absolue nécessité de montrer la légitimité de Charlemagne, quitte à omettre des éléments connus de la légende. Seront ainsi éliminés les demi‑frères bâtards, fils de la fausse Berthe, et l’usurpation du trône aux dépens des neveux de Charlemagne (Annales royales de 771). Charlemagne devient roi puis empereur par décision collégiale des barons. (p. 79)
9La représentation de l’empereur fait l’objet d’un « adoucissement » (p. 340), même face aux barons rebelles, puisque « [l]es textes dans lesquels son sens de la justice est dévoyé sont passés sous silence [et il] est même dépeint sous des couleurs émouvantes » (p. 340).
10La présentation générale de l’ouvrage de V. Guyen‑Croquez nous permet de mieux saisir cette image sans faille de l’empereur. En effet, dans la mesure où Philippe le Bon se présente comme un descendant en ligne directe de Charlemagne face aux Capets (p. 35), le texte « entre dans un projet plus vaste de propagande » (p. 11) mis en place par le duc. Philippe le Bon, conscient du danger d’éclatement de son territoire, se sert de la littérature « comme d’un outil de propagande » (p. 34). Comme l’écrit V. Guyen‑Croquez :
La stratégie de Philippe le Bon est double : il revendique l’héritage de Charlemagne tout en privilégiant certains barons rebelles. L’empereur lui permet d’insister sur l’unité de ses États, les barons sur l’indépendance de la Bourgogne par rapport à la France. (p. 34)
Un « véritable partenaire du pacte de lecture »
11À travers les « oublis » ou encore les subtiles références de David Aubert, notamment au « péché de Charlemagne »3, V. Guyen‑Croquez démontre comment l’auteur médiéval fait appel à la complicité du lecteur et joue avec lui en recourant à la connivence (p. 100‑101). Non seulement David Aubert joue avec les attentes du lecteur, grâce notamment à l’art du suspens, mais il s’appuie aussi sur une culture commune en usant de répétitions « qui tissent des liens d’un texte à l’autre » (p. 112), et il « laisse à son lecteur sa liberté de jugement » (p. 106). Comme l’écrit si justement V. Guyen‑Croquez, l’auteur médiéval va plus loin en conférant une partie de l’autorité au lecteur lui‑même :
Face à [l’auteur], émerge un lecteur qui s’inscrit dans le texte, véritable partenaire du pacte de lecture. Il prend une part active à la création du livre : à lui de le corriger, de le compléter. C’est de lui dont se moque gentiment l’auteur, c’est aussi avec lui qu’il joue. La connivence est grande : elle est rendue possible grâce à l’entendement du lecteur. Il s’effectue ainsi des glissements de sens, au départ imperceptibles, des décalages subtils modifiant le sens du texte. Au lecteur vigilant de les identifier, de cautionner ou non ces manipulations. (p. 115)
12De plus, grâce à l’importance du regard, le lecteur médiéval « éprouve le plaisir de retrouver dans le texte ce qui constitue son univers de référence » (p. 385).
***
13La thèse de l’auteur réside dans le mariage entre la tradition et l’originalité des Croniques et Conquestes de Charlemaine de David Aubert : d’une part la tradition des sources, d’autre part la créativité de l’auteur médiéval. Cependant, l’ouvrage de V. Guyen‑Croquez invite à (re)lire ce texte autrement, en portant sur ce texte « mal‑aimé » (quatrième de couverture) un regard nouveau, moins empreint des jugements sévères qui ont pesé sur lui. Loin du « salmigondis » d’Y. Lacaze, Tradition et originalité de V. Guyen‑Croquez fait mieux connaître un texte (trop) longtemps méprisé et un David Aubert rigoureux et talentueux qui joue avec les attentes de son lecteur.