Quoi de neuf ? Faust !
1Le mythe de Faust (à l’instar de celui de don Juan) occupe une place singulière dans le patrimoine littéraire européen. Il s’est construit à l’époque moderne, sous nos yeux en quelque sorte, à la différence de tous les mythes qui ressortissent de l’héritage antique. Ce statut particulier est à l’origine d’une caractéristique essentielle du mythe de Faust : son contenu est beaucoup plus fluctuant que celui des grands récits de l’Antiquité. Chaque fois, en effet, qu’un écrivain exploite le personnage et les aventures de Faust, il ne manque pas d’intégrer à l’histoire des épisodes nouveaux et se livre moins à une reprise qu’à une relecture ou à une réinterprétation, qui peuvent parfois aller au rebours des versions antérieures. Autre témoignage de la souplesse du mythe moderne : il se propage volontiers sous des formes nouvelles et diffuse dans le terreau littéraire des sortes de rhizomes (on peut décrire de la sorte, par exemple, le Peter Schlemihl d’Adalbert von Chamisso ou le Caïn de Lord Byron, plus ou moins « contaminés » par les grands traits du récit faustien).
Du mythe originel au Faust de Goethe
2Le mythe de Faust trouve son origine dans l’Historia von Johann Fausten, qui parut en 1587 à Francfort et s’inspire sans doute de l’histoire d’un magicien et astrologue allemand qui a effectivement existé pendant la première moitié du xvie siècle. Ce récit initial, où Faust se donne au diable pour franchir les limites fixées par Dieu à la curiositas, dénonce la soif de savoir et la volonté de dépassement de la condition humaine comme deux péchés conduisant tout droit l’homme à la décadence morale et à la perte. Les premières reprises de cette donnée originelle, y compris l’adaptation dramatique qu’on doit à Christopher Marlowe, ne s’écartent pas fondamentalement de l’intention qui sous-tend l’Historia de 1587. Mais au xviiie siècle, la condamnation de la soif de savoir va se trouver inéluctablement en porte‑à‑faux avec l’optimisme des Lumières, lesquelles accordent une valeur positive à l’élan de l’homme vers la connaissance et le dépassement de soi. C’est dans pareille conjoncture que Goethe se réapproprie à son tour les données du mythe et publie son propre Faust, en deux parties, la première publiée en 1808 et la seconde en 1832. Il saute immédiatement aux yeux que deux variantes essentielles, rompant avec le récit de départ, apparaissent en 1808 : l’épisode ajouté de Marguerite et la substitution du pari au pacte évoqué par l’auteur de 1587.
3Chez Goethe1, Faust est un vieillard amer qui prend conscience de la vanité de l’existence qu’il a menée, à la recherche du savoir ; accablé par l’insignifiance de ce qu’il a produit, il rencontre le diable, qui propose de le servir fidèlement, de lui rendre sa jeunesse, de l’initier aux jouissances du monde (que le savant avait délaissées) et de l’entraîner à sa suite, afin que le savant puisse, « affranchi de [s]es chaînes, / Goûter ce que c’est que la vie » (cité p. 58). Tenté, Faust refuse cependant de donner immédiatement son âme et parie seulement avec Méphistophélès que celui‑ci ne parviendra jamais à le rendre paresseux et à l’entendre dire, à l’instant qu’il est en train de vivre : « Arrête, tu es si beau ! »
FAUST : Si jamais je m’étends reposé sur un lit de paresse,
Que ce soit fait de moi à l’instant !
Si tu peux me mentir et me flatter
Au point que je me plaise à moi‑même,
Si tu peux m’abuser par des jouissances,
Que ce soit pour moi le dernier jour !
Je t’offre le pari !MÉPHISTOPHÉLÈS : Tope !
FAUST : Et masse2 !
Si je dis à l’instant :
« Arrête, tu es si beau »
Alors tu peux me mettre des fers,
Alors, je consens à m’anéantir !
Alors le glas peut sonner,
Alors tu es libéré de ton service…
Que l’heure sonne, que l’aiguille tombe,
Que le temps pour moi soit révolu !
MÉPHISTOPHÉLÈS : Penses‑y bien, nous ne l’oublierons pas3 !
4Si — grâce aux procédés du diable — Faust se met à aimer le monde jusqu’à en oublier le Ciel, le savant reconnaîtra sa défaite et acceptera de renoncer au salut. Mais Méphistophélès, qui ne doute pas de sa victoire, se rend progressivement compte que Faust est plus coriace qu’il n’y paraît et qu’il existe en l’être humain des profondeurs que l’Enfer ignore. Chaque fois que le diable semble triompher, la situation bascule et Faust est saisi d’une impulsion positive, le Streben (l’élan, l’effort, la tension), qui lui interdit de jamais rendre les armes, de se contenter de l’« instant » et d’abandonner son élan : « Aucun plaisir ne l’assouvit, aucun bonheur ne lui suffit,/Alors il court sans cesse après des formes changeantes ;/[…]. » (Cité p. 89.) Même l’amour de Marguerite ne détermine pas Faust à renoncer au Streben mais au contraire l’aiguillonne vers de nobles aspirations et la quête de l’infini. C’est pourquoi, chez Goethe, Faust est finalement sauvé. Comme le chantent les anges emportant ses restes, à la fin de la deuxième partie (1832) : « Qui toujours s’efforce de se dépasser,/Celui‑là, nous pouvons le sauver4. » Et dans le Second Faust, de surcroît, s’ouvre le débat sur la thèse de la décadence morale que l’écrivain de 1587 avait associée à la soif de savoir et d’agir.
5Goethe, en retravaillant le mythe de Faust, présente à travers l’action dramatique les contradictions de l’homo duplex du romantisme. On connaît la fameuse déclaration qui se trouve au début du texte publié en 1808, et qui voit Faust affirmer :
Deux âmes, hélas, se partagent mon sein,
Et chacune d’elle veut se séparer de l’autre ;
L’une, ardente d’amour, s’attache au monde
Par le moyen des organes du corps ;
Un mouvement violent entraîne l’autre loin de la poussière,
Vers les hautes demeures de nos aïeux5 !
6Le romantisme est un mouvement anti‑Lumières, qui incrimine l’irréligion des philosophes, accuse celle‑ci d’avoir conduit aux catastrophes qui ont marqué en Europe la fin du xviiie siècle et le début du xixe siècle, et se fixe pour objectif de restaurer les croyances religieuses. Mais, très vite, on constate que les romantiques ne condamnent pas les Lumières dans leur ensemble et que la littérature nouvelle ne remet pas à l’honneur les doctrines rejetant fermement tout ce qui est « terrestre » : c’est seulement l’irréligion qui est récusée par les romantiques. Ces derniers reconnaissent, par contre, que les philosophes ont insufflé dans les esprits des désirs et suggéré des avancées auxquels non seulement il n’est pas question de renoncer, mais que les romantiques reprennent même à leur compte : il en va ainsi de l’affirmation de la légitimité du bonheur terrestre voire de la tentation hédoniste, mais également de l’idée de progrès, du combat pour les droits de l’homme, pour l’émancipation des peuples, pour la démocratie, contre l’arbitraire, etc. Néanmoins, ces aspirations — restauration religieuse et bonheur sur terre — sont‑elles compatibles, ou faut‑il reconnaître qu’elles sont contradictoires ? On parle beaucoup en France, à l’époque, de « mal du siècle », et le critique Sainte‑Beuve a défini ce phénomène comme la lutte de l’ambition et du dégoût : on veut conquérir le monde, mais celui‑ci est insatisfaisant et désenchanté, car il y manque la dimension spirituelle ; pourtant, on ne renonce pas à ce monde et aux plaisirs qu’il peut apporter, tout en le stigmatisant. C’est cet homo romanticus, déchiré entre le Ciel et la terre, jamais rassasié ni par l’un ni par l’autre, passant sans transition des élans mystiques à la débauche, éprouvant les tourments de l’aspiration à l’infini et cherchant en même temps les plaisirs terrestres, que Goethe met en scène en lui donnant les traits de Faust.
Succession en forme de rupture
7Ce qui unit les successeurs de Goethe examinés ensuite dans l’ouvrage de Claude Paul, c’est leur commune volonté de ne pas se trouver soumis au modèle proposé par l’écrivain allemand. Ainsi, l’auteur austro‑hongrois Lenau renoue avec la tradition faustienne antérieure et fait apparaître le drame de Goethe comme « déviant et illégitime » (p. 125). De même, Berlioz affirme, dans la préface de La Damnation de Faust, légende musicale, sa volonté de composer un ouvrage « qui ne soit pas subordonné à son modèle germanique » (p. 251 ; voir aussi p. 168). Cette prise de distance ne va pas au reste sans paradoxe, notamment en ce qui concerne Delacroix et Berlioz, puisqu’il apparaît que les œuvres respectives du peintre et du musicien sont nées dans les marges du drame goethéen : Delacroix a illustré la réédition de 1828 de la traduction du Faust goethéen par Albert Stapfer et Berlioz, de son côté, a pris pour point de départ sa partition des Huit scènes de Faust, en 1829, qui met en musique une série de traductions versifiées — par Nerval — du drame de 1808, à nouveau6.
8L’analyse du traitement du personnage de Méphistophélès atteste que Delacroix et Berlioz — tout en ayant l’air de reprendre Goethe — ne racontent pas la même histoire que lui et se livrent à une réécriture du mythe peut‑être plus radicale, mais en tout cas beaucoup moins complexe et nuancée. Chez les deux artistes français, Méphistophélès reste, comme chez l’écrivain allemand, une espèce de « fou » médiéval, ou dramatique, qui énonce des vérités cachées voire inavouables, mais il ne révèle plus, selon Delacroix et Berlioz, qu’une seule chose : sa présence apparaît comme le symbole d’un monde livré au Malin et la manifestation de la perversion foncière des êtres humains.
9L’inspirateur du travail de Delacroix est le peintre allemand Friedrich August Moritz Retzsch, auteur d’un ensemble de vingt‑six illustrations consacrées au mythe de Faust (l’une d’elles sert d’ailleurs de frontispice à la traduction nervalienne de 1828). Delacroix réalisa, lui, une série de dix‑sept lithographies, où le diable devient le personnage central de l’intrigue (il est omniprésent dans les gravures) et va jusqu’à s’emparer de l’identité de certains autres acteurs (Faust lui‑même, mais aussi Wagner ou Valentin) : dans cette perspective, « [l]a scène du sabbat […] devient […] le lieu où la vérité se fait jour et où la perversion universelle ne cherche plus à se cacher sous le masque affable d’un Faust et d’une Marguerite […] » (p. 263).
10Lorsqu’il composa sa Damnation, en 1846, Berlioz ne tint pas compte du Second Faust, de 1832, pas plus qu’il ne prit connaissance, pour la part nervalienne de son livret, des changements introduits par Nerval dans les rééditions de 1836 et de 1840 de sa traduction. Au reste, et en‑dehors des reprises de Huit scènes et de quelques apports venus du parolier Almire Gandonnière, Berlioz semble avoir pris à son compte l’essentiel du livret (voir p. 162). Et La Damnation rompt à son tour, à l’instar des lithographies de Delacroix, avec l’esprit du drame goethéen ; comme l’indique le titre choisi par Berlioz, Faust est effectivement damné, et l’ouvrage suggère que Dieu a abandonné la terre au diable : en face de sphères célestes dénoncées comme des illusions hypnotiques, s’impose le caractère tangible du Pandaemonium ; et les accents sataniques de l’ouvrage sont renforcés par les allusions du musicien aux deux plus célèbres ballades de Bürger, la macabre « Lénore » et « La Chasse infernale ». Il est intéressant de noter aussi que dans les mois qui suivirent la création parisienne de La Damnation de Faust7, Berlioz échangea avec Eugène Scribe quelques idées pour un projet d’opéra faustien qui se serait intitulé… « Méphistophélès », et où la part essentielle de l’attention aurait été laissée, comme dans La Damnation, au diable (ainsi, Cl. Paul cite ce passage — très significatif — d’une lettre de Berlioz à Scribe : « Je crois qu’il ne faut pas beaucoup développer le rôle de Marguerite ; […] » [cité p. 168]). L’échec de La Damnation à Paris fit peut‑être hésiter Scribe, comme il fit sans doute reculer Alexandre Dumas, lorsque Liszt lui proposa, à la fin de l’année 1850 et par l’intermédiaire de Nerval, de composer avec lui un opéra sur le thème de Faust. Ni Dumas, ni Scribe ne rédigèrent de livret, et on est aujourd’hui réduit à imaginer ce qu’auraient pu être ces œuvres, restées pour toujours dans les limbes.