Confidences épistolaires de Michel Tournier : le grand écrivain au micro
1Michel Tournier nous a quittés récemment, emportant avec lui le mystère d’un homme peu propice aux confidences intimes. On se souvient combien il adhérait au néologisme lacanien du journal « extime1 », jusqu’à l’utiliser dans le titre d’un de ses livres, opposant à l’intériorité du journal intime le territoire extérieur à l’auteur dans lequel il se fonde, lui et son œuvre.
2Dans la courte préface à son Journal extime, il considérait ainsi le journal intime comme ce « repliement pleurnichard sur “nos petits tas de misérables secrets” », quand le journal extime était un « mouvement centrifuge de découverte et de conquêtes » générant une « écriture du dehors » par laquelle l’auteur se laisse saisir par le monde extérieur. Tout le contraire, donc, de nos univers ultra‑connectés où l’on s’épanche, où l’on se donne en spectacle, où l’on se livre : dans l’œuvre abondante qu’il nous laisse, M. Tournier réussit le tour de force de ne jamais avoir parlé de lui, de ne jamais avoir rien livré de son être, de ne jamais avoir raconté son existence.
3Même dans les nombreux entretiens qu’il a donnés, frappante était chez cet écrivain la propension à répondre aux questions de façon parfaitement identique, comme si tout devait contribuer à laisser imprenable la citadelle du Moi et de l’intériorité. « Exister, c’est un poids, déclare‑t‑il dans l’un d’eux. C’est être une substance grasse, pleine d’odeurs et de borborygmes. Ça me dégoûte ! Mon idéal est de percevoir les odeurs des autres, mais de n’en dégager aucune2. » Et qu’un recueil d’entretiens datant des dernières années de sa vie ait pu s’intituler Je m’avance masqué3 résume bien la posture radicalement secrète qui a toujours été celle de M. Tournier.
Coulisses d’une œuvre
4Voilà pourquoi l’ouvrage paru aux éditions Gallimard en juin dernier sous la direction d’Arlette Bouloumié, la grande spécialiste de M. Tournier en France, Lettres parlées à son ami allemand Hellmut Waller (1967‑1998), offre un caractère totalement inédit. D’abord parce qu’il est le premier et unique volume de correspondance de l’auteur et réunit les lettres envoyées par M. Tournier à son ami Hellmut Waller, rencontré à Tübingen en 1946, juriste de formation devenu procureur général chargé de requérir contre les nazis, et traducteur en allemand de l’œuvre de son ami. Ce sont trente‑et‑une années de correspondance que couvrent vingt‑trois longues lettres, entre 1967 et 1998, des débuts de l’œuvre à sa maturité : en 1967, M. Tournier vient de recevoir le prix de l’Académie française pour Vendredi ou les Limbes du Pacifique ; en 1998, son œuvre est pour ainsi dire faite et l’écrivain n’en contrôle plus que la diffusion, la traduction et le rayonnement.
5Ce matériau épistolaire est une pépite par sa durée même et le miracle que constitue en soi sa conservation par Hellmut Waller durant plusieurs décennies. On y découvre comment une œuvre se construit, dans le cas de M. Tournier, dans le bouillonnement des idées et des projets, certains menés à terme pas à pas, d’autres avortés, d’autres encore entamés, abandonnés puis repris des années plus tard, plusieurs menés simultanément selon les aléas de la vie littéraire, éditoriale ou personnelle, coupés par des voyages, freinés par les réalités du quotidien. M. Tournier pouvait avoir jusqu’à trois livres en cours en même temps, comme entre 1980 et 1985, quand il mène de front l’écriture de Gilles et Jeanne, La Goutte d’or et Les Rois mages, titre qui longtemps prévaut avant de devenir le bien connu Gaspard, Melchior & Balthazar. De même, on voit naître, par la magie de la décantation ou de la révélation, un nom de personnage, comme celui d’Abel Tiffauges, du Roi des Aulnes, du nom du château vendéen de Gilles de Rais (p. 36).
6On y découvre aussi combien se sentir écrivain se construit d’un livre à l’autre et n’a rien d’une évidence ou d’une vocation :
Tous les matins, ma situation, mon équilibre se met en question d’une façon totale car tout dépend aujourd’hui de la qualité de ce que j’écris. C’est une formule assez passionnante mais dangereuse. Il est certain que je n’aurais pas tenté de la mettre en application lorsque j’écrivais Vendredi. Car j’aurais eu trop peur, je ne savais pas où j’allais et les risques étaient trop considérables. Avec Le Roi des Aulnes, c’est autre chose, car j’ai derrière moi l’expérience de Vendredi qui m’a prouvé premièrement que je pouvais mener un livre à bien et deuxièmement que ce livre pouvait avoir une certaine valeur. (p. 59)
7Trente‑et‑un ans de lettres permettent aussi de voir comment s’acquiert la maîtrise d’un métier d’écrivain, des honoraires négociés pour écrire des préfaces, des commandes de séries d’études littéraires, aux pourcentages préférés aux à‑valoir au nom d’un pacte sur le succès à venir et d’une « confiance dans [ses] livres » (p. 248) tout à fait singuliers, mais devant lesquels les éditions Gallimard ont dû s’incliner, en passant par ses conflits avec certains libraires et distributeurs, notamment pour leur censure de La Fugue du Petit Poucet, jugé trop immoral, ou ses relations toujours très houleuses avec ses traducteurs ou certains de ses illustrateurs. Et le tout, non sans humour, comme lors de la publication de Vendredi ou La Vie sauvage, quand il évoque cet épisode ubuesque :
Alors, pendant que j’étais à la foire de Francfort, j’attendais chaque jour l’arrivée du dessinateur qui s’appelle Koublatchec, avec lequel je devais travailler pour mettre au point les choses. Ce qui complique tout, c’est que ce brave homme ne parle ni français, ni anglais, ni allemand et moi je ne parle pas le tchèque ! Quelques heures avant son arrivée, on a appris à la radio que tous les visas des tchèques à destination des pays occidentaux étaient supprimés.
8Grâce à ces « Lettres parlées », le stéréotype de l’écrivain solitaire reclus dans son bureau‑atelier ou sa maison d’écriture se nuance de son rapport aux différents acteurs de la chaîne du livre (éditeur, imprimeur, illustrateur…) et aux acteurs du champ littéraire (critiques, jurés littéraires, pairs…), ainsi que d’un contact à ses publics, notamment dans les écoles où il a été beaucoup invité, grâce auquel, comme il se plaisait à le dire, il était devenu un “classique”, à avoir été lu dans les classes. Autrement dit, le mythe du grand écrivain s’incarne et s’humanise. On découvre même en lui une certaine malice à ne pas écrire une ligne sans négocier cher certains déplacements, projets ou commandes, surtout lorsqu’ils ne lui plaisent pas !
L’écrivain au micro
9L’autre grande originalité de cette correspondance est d’être constituée de lettres enregistrées au magnétophone et retranscrites ici en volume par A. Bouloumié. Le procédé n’est pas nouveau pour l’auteur puisque, très sollicité pour des entretiens, M. Tournier avait coutume de s’enregistrer sur cassette pour gagner du temps et éviter de multiples déplacements. On notera cette signature particulière apportée par M. Tournier à la fameuse « visite au grand écrivain » et le coup de neuf, conforme à sa simplicité et à son indifférence aux protocoles, qu’il apporte ainsi à cette vieille tradition grâce à laquelle une nation rend hommage à ses auteurs consacrés.
10Dans la correspondance avec son ami H. Waller, le discours auctorial y gagne en spontanéité, y semble plus vivant, au plus près des choses du quotidien. L’oralité autorise aussi des digressions, de longs développements qu’aurait corrigés le diariste dans un journal ou des lettres manuscrites, les deux genres se confondant volontiers chez M. Tournier. Manque toutefois la voix de l’écrivain pour incarner ces « lettres parlées » et l’on imagine ce qu’aurait apporté une version enrichie du volume ouvrant sur du visuel, de l’audiovisuel, du texte, de la documentation annexe. Les éditions Gallimard auraient pu rendre ainsi hommage à celui qui fut un fidèle de la maison, très longtemps membre de son célèbre comité de lecture, et toute sa vie un auteur majeur de son catalogue, fort de ses prix littéraires prestigieux, de son activité à l’académie Goncourt, de ses best‑sellers devenus des classiques incontournables de la littérature contemporaine, notamment ce best‑seller inouï de Vendredi dans ses deux versions, pour adultes et pour la jeunesse, et le magnifique Roi des Aulnes.
11Les « lettres parlées » n’offrent rien moins qu’une déambulation passionnante dans le vivant dont la temporalité est très élastique : si la correspondance est subdivisée en cinq parties ordonnées chronologiquement (1967‑69, 1976‑78, 1980‑83, 1985‑91, 1994‑98), certaines années n’ont pas de lettre, de même que des années peuvent séparer les lettres d’une partie d’une autre. À cet égard, on saluera le travail d’édition critique accompli par A. Bouloumié, notamment en tête de chaque lettre le très utile résumé du contenu que l’on retrouve dans la table des matières, la chronologie très détaillée et l’index des noms propres, autant d’outils précieux qui facilitent la navigation dans l’ouvrage. La présence avant les lettres d’un entretien initial, même si l’on comprend bien qu’une « lettre parlée » datant de 1962 y est lue et la césure des années 1950‑1962 éclairée, de même que les annexes — la transcription d’une émission radiophonique de 1979 et l’extrait du texte de M. Tournier, Retour en Allemagne écrit en 1971, à la valeur documentaire évidente — n’y font pas vraiment nécessité et cassent un peu l’unité de ces lettres dites, originales et singulières.
12Car le vivant et le quotidien dans lesquels on pénètre dans cette correspondance orale ajoutent des territoires à ceux que l’on attend d’un écrivain. Certes, le livre fourmille de détails sur l’atelier de l’écrivain, ses lectures, la gestation de ses œuvres. Mais des espaces connexes ou annexes occupent une grande place dans la vie de M. Tournier, dans lesquels nous pénétrons avec curiosité : la photographie, le jardinage, la maison de Choisel, l’ailleurs des voyages aux quatre coins du monde dessinent des lignes de force biographiques, des points d’ancrage de l’existence. Son jardin de Choisel, tel celui cultivé par Candide, occupe, notamment, une place presque amoureuse dans la vie de celui dont on ne sait et ne saura absolument rien de la dimension sentimentale :
Mais je me demande si, au mois d’août, je supporterai d’être séparé de mon jardin. Il faut te dire que j’ai avec ce jardin des relations de plus en plus intimes, de plus en plus impérieuses. Dès que je m’en vais, je pense à mon jardin. Ça devient une idée fixe. En plein hiver, à la rigueur, le laisser dormir. Mais en plein mois d’août, laisser mon jardin ? Je ne sais pas si je pourrai. (p. 183)
13On y apprend aussi des choses cocasses : comment, par exemple, le corps de M. Tournier a servi par deux fois à sculpter ou mouler le corps du Christ, d’où la savoureuse saillie de l’écrivain : « Ça va être la seconde fois que je vais me transformer en Christ. Si je ne vais pas au ciel, après ma mort, je me demande vraiment ce qu’il faut » (p. 213).
14De la discontinuité temporelle des lettres naît, finalement, une rhétorique involontaire du coq‑à‑l’âne tout à fait contraire à la plume de Tournier, aux détours de laquelle on découvre ce que dit et pense un écrivain quand il ne sait pas encore que ses paroles et pensées, confiées à un vieil ami via des bandes magnétiques, sur son quotidien personnel, seront un jour publiées. Comme une intrusion à son insu, finalement, dans la sphère privée de l’auteur. Et le lecteur aux aguets compte bien saisir quelque chose de l’écrivain, comme une parole échappée que la correction scrupuleuse des manuscrits et jeux d’épreuves du maître de Choisel n’aurait pas autorisée.
Michel, pas seulement Tournier
15Cette parole personnelle existe et c’est sans doute là le plus grand charme de ce volume de « Lettres parlées ». Car on trouve Michel dans ces lettres, et pas seulement Tournier.
16D’abord dans les doutes de l’écrivain et une peur d’écrire de mauvais livres. Comme à la sortie du Roi des Aulnes, quand derrière l’humour, il s’inquiète de l’endroit
où va se fixer la petite aiguille du jugement que j’essaie vainement de porter sur ce manuscrit qui, quand je l’interroge, répond dans l’affolement le plus complet, allant de zéro à l’infini, de sorte que j’en suis toujours à me demander si ce manuscrit est un tas de merde ou si c’est le plus grand chef‑d’œuvre qui ait été écrit depuis le début de l’humanité. (p. 91‑92)
17et avec angoisse, toujours au sujet de son futur prix Goncourt, quand il avoue :
… j’étais enfermé nuit et jour avec Le Roi des Aulnes que je voulais absolument terminer, que j’ai terminé avant‑hier et avec la certitude torturante, dont je suis encore bien loin d’être débarrassé, que c’était un échec complet, que ce manuscrit était loupé, absurde, risible, mal fait et que personne ne voudrait l’éditer et que d’ailleurs quiconque le lirait aurait une opinion désastreuse à la fois du manuscrit et de son auteur. Ce n’est pas du cinéma ce que je te dis là. D’ailleurs ce n’est pas faux, je n’en suis pas sorti. Il faudrait que beaucoup de personnes me disent le contraire pour que je le croie et il n’est pas prouvé du tout qu’on me dise le contraire. (p. 102‑103)
18Peur encore de ne pas être à la hauteur d’un volume d’études littéraires : « Je ne suis pas un écrivain de naissance. Et ma culture est essentiellement philosophique. J’ai des lacunes sur le plan littéraire qui sont considérables. » (p. 135) Et des années plus tard, quand la vieillesse le gagne, toujours le même doute qui le taraude : « Je n’arrive à rien de valable » (p. 185). Et de se résigner à la « période de sécheresse de la création » qu’il traverse (p. 195).
19Ses difficultés à écrire et sa lenteur à travailler sont d’autres leitmotivs qui s’aggravent au fil du temps et rendent l’écrivain humain : « L’autre raison que j’ai de ne pas bouger, c’est mon manuscrit que je dois finir cette année et qui me donne les plus grandes difficultés » (p. 221) ; « C’est plus facile de rêver des œuvres que de les écrire » (p. 253) ; « Sur le plan du travail, ça va très doucement. Je m’en fiche d’ailleurs » (p. 238), « j’avance très lentement » (p. 239) ; « Tout ça est très vague. J’y pense sans cesse et n’écris rien » (p. 242), « En ce qui concerne mon travail, ce n’est pas fameux. Depuis un an et demi maintenant, je gratte le sujet du vampire et je n’avance pas beaucoup » (p. 275).
20On y découvre aussi un être pétri de contradictions, notamment sur le registre des voyages qu’il enfile comme des perles et dont il ne cesse de se plaindre. Au fil des années, l’écrivain sillonne le monde et contredit constamment, en relatant par le menu ses voyages, le topos de l’écrivain au presbytère qu’on associe immédiatement à Tournier. Mais dans le même temps, ce ne sont que griefs, plaintes, mauvaise humeur. Même s’il prône qu’« il ne faut pas s’enfermer dans une tour d’ivoire sans bouger » (p. 133), il voyage beaucoup mais parle de ces « terribles épreuves des grands voyages » (p. 133) ; « Il faut dire que j’ai une grande horreur des voyages. Tous les jours je refuse des invitations à aller je ne sais où… » (p. 220) ; « Je refuse tous les projets de voyage. L’année dernière, au mois d’août, j’étais au Brésil. L’année dernière a été complètement folle quant aux voyages. J’étais allé au Togo et au Bénin (qui est à côté) dans le même voyage, mais aussi à Abu Dhabi et au Brésil » (p. 233) ; …
21Dans un tout autre registre, M. Tournier trahit aussi à son insu un être qui souffre souvent de la réception de ses livres :
Il y a une erreur très classique des lecteurs, en tout cas des miens, qui consiste à croire que, parce que je traite un sujet, longuement, de façon maniaque, presque morbide, c’est un sujet qui me tient à cœur. Ce n’est pas ça du tout. J’ai beaucoup parlé des ordures ménagères dans Les Météores, mais ce n’est pas un sujet qui me tient à cœur. Pas du tout. (p. 226)
22Toutefois l’écrivain est‑il le meilleur juge de son œuvre et le plus lucide sur ce qui se joue dans les tréfonds de l’écriture ? Rien de moins sûr… même si Tournier se dit ne pas être « un acteur qui écrit avec ses tripes » (p. 226).
23On découvre aussi des pages touchantes sur un fils attentif et dévoué à sa vieille mère, qu’il reçoit régulièrement dans son presbytère et dont il s’occupe ; s’y livre malgré lui un être extrêmement pudique, secret, verrouillé, qui ne laisse jamais transparaître ses sentiments, même au sujet des êtres qui lui sont les plus chers : son filleul, véritable fils adoptif, cette famille égyptienne que l’on ne soupçonnait même pas (p. 125), ses proches, ses amis, si importants dans sa vie, et la peine contenue qu’il ressent quand ils sont gravement malades, frappés par le malheur ou qu’ils disparaissent. On voit un homme vieillir, faire part de ses douleurs physiques, toujours avec la même distance mi‑pudique mi‑ironique, dire malgré tout ce corps qui soudain lui pèse, comme dans la dernière lettre, datée de 1997 dans laquelle l’écrivain parle de « bobo baladeur », maux de tête soignés à l’aspirine, « d’autres petites douleurs à droite et à gauche » (p. 277). Et c’est tout.
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24Portrait moins « extime » que d’habitude, donc, dans ces « lettres parlées » où se devine ce qui partout ailleurs se refusait en cet homme secret et solitaire dont rien ne percera jamais de sa vie sentimentale : des masques, des portes dérobées solidement cadenassées, des murailles imprenables, certes, mais on aimerait dire avec Antoine Blondin que la raison en est que « je me suis habitué à vivre au seuil de moi‑même, parce qu'à l'intérieur il fait trop sombre ».