Archives simoniennes
1La quatrième livraison de la Série Claude Simon de La Revue Lettres Modernes se penche sur la place et rôle de l’archive dans son œuvre. L’archive, comme le remarque Ralph Sarkonak dans l’introduction, « s’avère être […] un véritable leitmotiv » (p. 5) dans le travail de l’auteur. Cas particulier de l’intertextualité, l’archive, trace du passé, s’inscrit dans la trame romanesque de différentes façons : implicitement ou explicitement, résumée ou citée, reproduite typographiquement ou photographiquement, elle est protéiforme. Et Sarkonak le démontre dans un premier balayage rapide de textes tels que Les Géorgiques, Le Jardin des plantes ou encore La Route des Flandres.
2Quatre études abordent précisément cette problématique. La première, celle de Maria Minich Brewer intitulée « Pour un devenir-archives dans l’œuvre simonienne » s’intéresse dans un premier temps à l’archive d’un point de vue général, mettant en évidence « les effets proprement performatifs de l’archive » (p. 32) en s’appuyant sur les modèles théoriques élaborés par Maurice Halbwachs, Michel de Certeau, Michel Foucault et Jacques Derrida. L’idée soutenue, entre autres, est que les archives, comme les recherches de Foucault et de Certeau le révèlent, ne sont pas « simplement conservatrices de la culture et des institutions » (p. 35). Au contraire, Minich Brewer souligne que les deux théoriciens nous amènent « à nous demander si l’archive ne serait pas, d’une façon fondamentale, en conflit avec la mémoire, comme l’Histoire » (p. 35). Revenant sur Claude Simon, le critique met en évidence la tension qui existe chez l’auteur entre d’un côté la nécessité d’écrire à partir de l’archive et de l’autre une certaine résistance à l’égard de l’archive considérée comme sélective, « voire amnésique » (p. 40). La notion de « devenir-archives » se dessine alors à travers l’étude de Histoire (1967), texte dans lequel Simon réussit à problématiser le statut des photographies auxquelles est confronté le narrateur : « il réinvente par l’écriture leur devenir-archives, leur potentiel de devenir documents du regard sur l’autre et sur la violence archivale de la guerre » (p. 46). Après l’exploration des Géorgiques, du Jardin des plantes et de Tramway, Minich Brewer en vient à conclure que l’écriture simonienne « réussit à (ré)inventer l’espace d’un devenir-archives à la fois intime et extérieur, individuel et historique, singulier et général » (p. 55).
3L’analyse de Jacques Isolery, « Le jardin des traces dans les romans de Claude Simon » envisage l’archive simonienne dans un sens élargi, l’étendant aux objets, aux « traces sensorielles ou mnémoniques, tout ce que l’environnement abandonne aux sens pour attirer le sujet dans une toile dont il est à la fois l’araignée et la victime » (p. 59). Le critique souligne d’abord le caractère paradoxal de l’archive chez Simon : elle se trouve à la frontière entre une volonté d’en faire un moyen d’accéder à un réel révolu et « l’élaboration d’un possible fictif » (p. 60). Ensuite, il évoque l’archive-objet selon une triple « expansion syntagmatique » : l’archive chez Simon fait d’abord place à ce qui relève d’un inventaire à partir duquel le romancier, contrairement à l’archiviste et à l’historien, est amené à produire « une histoire ou du moins quelque chose de l’ordre du récit » (p. 64). Deuxièmement, l’archive acquiert une valeur indicielle à partir de laquelle se développent « de prolifiques connexions imaginaires » (p. 66). Enfin, la troisième expansion vise à établir un rapprochement entre le langage et l’objet-archive afin que l’objet ne demeure pas subordonné « à une finalité extérieure au travail d’écriture » (p. 68). L’étude se poursuit sur l’analyse des missions que se donne l’œuvre simonienne, comme celle de créer des résonances entre les archives de l’Histoire et les archives de la mémoire individuelle et se conclut sur l’étude de la place de l’autre dans l’exploitation des archives.
4Véronique Gaultier dans son étude « Iconographie de la personne défunte. Sculpture, peinture et photographie dans les romans de Claude Simon » se penche sur le versant iconographique de la mémoire chez l’auteur. Le critique, interrogeant les représentations iconographiques dans des romans tels que Les Géorgiques, Histoire ou La Route des Flandres remarque que ces dernières ne constituent finalement que des versions idéalisées des événements historiques et qu’en conséquent « l’histoire n’est jamais l’histoire telle qu’elle fut mais telle qu’on aurait voulu qu’elle soit » (p. 105). À cela s’ajoute l’idée de la théâtralisation des représentations qui les rend toutes relatives même si le médium photographique « se plie plus difficilement au mensonge » (p. 119). Enfin, Gaultier démontre dans son analyse que l’ekphrasis, loin d’épuiser les mystères des représentations iconographiques, ne fait finalement, en exhibant « les procédés de composition de l’image », que l’épaissir.
5La dernière analyse consacrée à la question de l’archive, celle de Jean-Yves Laurichesse, s’intitule « ‘La forme d’une ville’. Perpignan comme archive dans l’œuvre de Claude Simon ». Utilisant le terme « archive » dans son acception figurée, Laurichesse explore la ville dans laquelle Simon passa son enfance, distinguant la ville réelle de la ville écrite, l’archive externe de l’archive interne.
6Trois études « hors thèmes », sur l’influence stylistique de Faulkner dans les romans de Simon (David Zémour), sur la référence infratextuelle dans Histoire (Ilias Yocaris) puis sur le dernier roman de Simon, Tramway (Elzbieta Grodek) viennent clôturer ce riche volume. Alors que Simon vient de nous quitter, l’ensemble des essais ici réunis démontre, que les études simoniennes se distinguent par une volonté de varier les angles d’approche. Elles manifestent par là un dynamisme certain et assurent leur pérennité.