Acta fabula
ISSN 2115-8037

2016
Août-septembre 2016 (volume 17, numéro 4)
titre article
Michał Obszyński

Dépasser les frontières entre les cultures, les genres & les théories littéraires

Kathleen Gyssels, Marrane et Marronne. La co-écriture réversible d’André et de Simone Schwarz-Bart, Amsterdam – New York, Rodopi, 2014, 497 p., EAN 9789042033481

1L’écriture, associée communément à l’intimité d’un esprit et d’une sensibilité particulière, peut-elle se faire en tandem ? Quels textes peuvent-ils résulter d'une telle expérience et quels en sont les effets esthétiques ? Qu’entraîne, au niveau littéraire, la rencontre de deux personnalités (et de deux sexes) venant de deux cultures différentes, dont, en même temps, l'histoire paraît similaire ? Telles sont les questions que Kathleen Gyssels se pose dans son livre Marrane et Marronne. La co-écriture réversible d’André et de Simone Schwarz-Bart (2014).

Un couple, des coutures

2Il s'agit d'un couple d’écrivains de langue française bien singulier, voire unique dans l’histoire de la littérature française. En effet, à la différence des Todorov / Huston, Sollers / Kristeva ou Sartre / de Beauvoir, André et Simone Schwarz-Bart cosignent certains de leurs romans, à côté des œuvres écrites séparément. Rappelons qu’A. Schwarz-Bart publie en 1959 le roman Le Dernier des Justes, obtient le prix Goncourt la même année pour ce livre avant d’être accusé de plagiat et de devenir le protagoniste d'un important scandale littéraire. Les accusations et les attaques qui flétrissent très vite sa gloire poussent le romancier à se retirer de la vie littéraire qu’il reprendra quelques années plus tard, en publiant le roman Un plat de porc aux bananes vertes (1967), coécrit avec sa femme. Entre ces deux étapes de la carrière littéraire, l’auteur change d’univers de référence : l’histoire du peuple juif du Moyen Âge jusqu’à la Shoah présentée dans Le Dernier des Justes fait place, dans Un plat de porc aux bananes vertes ainsi que dans Mulâtresse Solitude (1972), au monde caribéen et à son passé colonial. Son dernier roman écrit individuellement, Étoile du matin, est publié posthumément en 2009. Quant à S. Schwarz-Bart, elle l’auteur des romans Pluie et vent sur Télumée Miracle (1972) et Ti’Jean l’horizon (1979), de la pièce théâtrale Ton Beau Capitaine (1987) ainsi que d’un recueil de nouvelles Au fond des casseroles. Espoir et déchirements de l'âme créole (1989). Mis à part Un plat de porc aux bananes vertes, l'autre roman cosigné par le couple est L’Ancêtre en Solitude, sorti en 2015.

3Pour bien percer la nature de cette écriture à la fois individuelle et commune des Schwarz-Bart, Gyssels privilégie dans son analyse les termes issus du champ lexical de la couture. Si l’image du texte littéraire comme un tissu est bien connue depuis la réflexion de Genette, Barthes et Derrida, l’usage qu'en fait Gyssels semble particulièrement efficace dans le cas du couple Schwarz-Bart. En effet, les termes comme tissage, textyle ou texture permettent de dépister de nombreux fils et trames qui renouent et rattachent les œuvres des deux auteurs. D’où en même temps la thèse principale de l’ouvrage : les textes du couple Schwarz-Bart sont « réversibles », c’est-à-dire peuvent se lire comme un jeu de miroirs ou, mieux encore, une étoffe dans l’acception qu'en donne le Larousse en ligne : « Article formé par enchevêtrement de matière textile, ayant une certaine cohésion ». Pluralité et diversité de « morceaux » (idées, motifs, procédés littéraires et effets stylistiques) qui se répètent, se recoupent, mais aussi qui s'opposent tout en se complétant pour aboutir à une certaine harmonie de l’ensemble : voici, selon Gyssels, le trait caractéristique de l’écriture schwarz-bartienne.

4Une telle « réversibilité » prend source, d’après Gyssels, dans la proximité des expériences des deux peuples qui constituent les héros collectifs des textes schwarz-bartiens, à savoir les Juifs et les Antillais. Tout au long de leur histoire, les deux ont été exposés aux persécutions et aux représailles ayant pour objectif final soit leur extermination soit leur exploitation comme une main d’œuvre gratuite. L’antisémitisme et l’esclavage constituent donc deux formes d’un destin similaire qui invite à tisser des liens entre les histoires respectives des deux peuples ainsi qu’à inventer des récits où les deux mondes se reflètent et dans lesquels les effets esthétiques se font écho, s’entrecroisent et s’interpénètrent :

Le texte ressemble à un énorme palimpseste, de même qu’un support textyle peut être cousu, décousu, recousu. D’un roman à l’autre viennent se suturer des points qui, selon un « patron » prémédité, raccordent les deux univers concentrationnaires, les deux sociétés encore hantées par ce passé indigeste. (p. 105)

Juifs & Antillais

5Ainsi, les grandes lignes de « couture » entre les différentes œuvres sont : la thématique de la souffrance insensée causée par l’intolérance envers les Juifs en Europe et l'exploitation des Noirs dans le système de plantation aux Antilles, la problématique de l'identité ethnique et culturelle, mais aussi un certain universalisme de l'écriture schwarz-bartienne dans la mesure où la condition du Juif et celle du Noir sont examinées comme symboliques pour tout être humain marginalisé ou laissé pour compte. Sauvegarder l'histoire d'un peuple, défendre la mémoire d'un cataclysme au nom de la dignité humaine universelle : tel semble être l'objectif des textes des Schwarz-Bart.

6L'analogie sur le plan historique et identitaire entre les Juifs et les Antillais, comme un canevas dans les pièces de tapisserie, sert de base à tout un jeu d'effets structuraux et lexicaux ainsi qu'à la récurrence de certains motifs ou images qui mettent en relation les différents textes des Schwarz-Bart. Si l'on prend comme exemple la construction des récits, il est possible de percevoir Le Dernier des Justes comme matrice pour les autres romans. Ces derniers se construisent soit selon le principe de continuité par opposition ou de « revers » (dans le cas d’Un plat de porc aux bananes vertes) soit celui de ressemblance (pour le grand projet de « saga antillaise » dont Mulâtresse Solitude, Pluie et vent sur Télumée Miracle et Ti’Jean l’Horizon constitueraient des parties indépendantes). Ainsi, Un plat de porc aux bananes vertes se laisse lire comme une suite à l’envers du Dernier des Justes.L'histoire individuelle de Mariotte, héroïne d'Un plat de porc aux bananes vertes se substitue à la fresque historique présentée dans Le Dernier des Justes tandis que le monde hermétique d'un pensionnat pour des immigrés sans ressources où habite Mariotte remplace le continent européen du roman primé au Goncourt en 1959. Un jeu structurel dans lequel les deux textes semblent s'opposer, mais qui, en même temps, se laissent lire comme une suite car la vie de Mariotte, une Antillaise à la santé fragile, confrontée à des conditions de vie inhumaines, apparaît comme le double féminin d'Ernie Levy du Dernier des Justes et figure son sort dans un camp de concentration (l’arrivée à l'un de ces lieux constitue la scène de clôture du Dernier des Justes). Inversement, le schéma narratif mis en œuvre dans la « saga antillaise » se moule sur celui du Dernier des Justes. Dans ces romans à caractère épique, la Macro-histoire se laisse voir et comprendre à travers la micro-histoire des personnages. En ce sens, dans Le Dernier des Justes, le destin de la famille Levypermet à André Schwarz-Bart de dépeindre la longue histoire du peuple juif en Europe alors que dans Pluie et vent sur Télumée Miracle, par exemple, le récit de la vie de trois générations de femmes antillaises donne lieu à la présentation de tout l’univers de plantation. Dans ce cas, l'analogie entre les deux récits s’appuie également sur la ressemblance des personnages, puisque Ernie Levy et Télumée Miracle peuvent erre perçus comme leurs propres « sosies ».

7Parmi d'autres effets esthétiques qui renforcent l'autotextualité des œuvres schwarz-bartiennes, il convient de souligner l'exploration de la profondeur sémantique des mots, dont certains deviennent de véritables « tunnels » intertextuels et interculturels. Il en va ainsi de l'imagerie stellaire, chargée de sens multiples selon l'univers de référence où elle apparaît, mais en même temps dotée de la même dimension symbolique. Si, dans Le Dernier des Justes etle roman de 2009 d’André Schwarz-Bart, l’étoile connote à la fois les valeurs spirituelles du judaïsme, le signe vestimentaire distinctif des Juifs durant la guerre ainsi que, dans sa forme plus symbolique de l’étoile déchue, l'humanité avilie par les exactions des nazis, dans les textes « antillais » elle renvoie aux chaînes et bracelets portés par les esclaves. D'autres « mots passants », comme trou, lambeau, envol, Bête, plancher ou supplication, sont tous parsemés à travers différentes œuvres comme des piqûres d'aiguille conduisant le même fil.

« Marronner » les genres

8Les œuvres d’André et de Simone Schwarz-Bart se font écho aussi sur le plan des motifs récurrents qui, comme des « points de capiton », soudent les différents textes. Il s’agit principalement de la présence des mêmes sujets tels que la pauvreté, la mort, le mécanisme de mimicry propre à l’attitude de nombreux personnages, le mythe du retour à la terre natale, mais aussi des composantes plus « concrètes » comme des habitudes culinaires ou coiffures qui se ressemblent d’une ethnie à l’autre. Non seulement ces motifs réapparaissent d’une œuvre à l’autre, mais aussi leur traitement textuel (leur rôle dans l’économie narrative, leur contexte et leur signification) se recoupent.

9Parmi ces divers éléments, celui qui retient particulièrement l’attention de Gyssels est la problématique du genre et de la sexualité où, toujours selon la chercheuse, on assisterait à une mise en question, voire à un renversement des modèles socio-culturels de la masculinité et de la féminité, les hommes ici apparaissant souvent faibles, les femmes fortes et résistantes. De plus, on y retrouve des figures entremêlées qui semblent appartenir à un troisième sexe car, chez les Schwarz-Bart, « [il] s’agit moins d’opposer les deux sexes et les deux ethnies que de montrer que tous sont emmêlés dans la même guerre contre l’occupant et l’oppresseur » (p. 193). En explorant les différentes facettes des relations interhumaines, de l’amour interdit au brouillage des genres, en passant par la masculinité et la féminité en crise, les deux auteurs « marronnent », c'est-à-dire, se révoltent contre les conventions sociales liées au genre pour exploiter au niveau littéraire des sujets dont l’actualité ne cesse jusqu'aujourd'hui.

10L’analyse de la problématique du genre dans les œuvres des Schwarz-Bart amène Gyseels à poser des questions de prime importance sur la co-écriture et l’écriture elle-même. Les écritures masculine et féminine seraient-elles réservées, respectivement, aux hommes et aux femmes ? Qu’en est-il dans le cas d’une co-écriture entre un homme et une femme ? Et finalement, dans le cas des Schwarz-Bart, n’assiste-t-on pas à une certaine « mystification » qui cacherait le rôle primordial d’André dans la conception de toutes les œuvres, même celles signées par Simone ?

11À la première de ces questions, de nombreuses théoriciennes (entre autres Hélène Cixous et Luce Irigaray) répondent par la négative. En effet, si on se fie à H. Cixous par exemple, l'auteur(e) de la notion d'« écriture féminine », les hommes peuvent eux aussi créer des œuvres plus proches de la sensibilité féminine et vice versa. Les œuvres des Schwarz-Bart semblent confirmer cette approche :

Le corpus schwarz-bartien dément d’abord le préjugé ancien et inconscient selon lequel l’écrivain masculin traite de sujets d’homme (lire : des questions complexes, des romans sérieux aux fins malheureuses), […] et l’écrivaine, des sujets de femmes et des fins plutôt heureuses. (p. 197)

12Le renversement des codes et des stéréotypes littéraires constitue ainsi une dimension sous-jacente ou un effet secondaire de la co-écriture schwarz-bartienne. Or, Gyssels signale encore la possibilité de percevoir les œuvres des Schwarz-Bart comme écrites principalement ou, du moins, essentiellement influencées par André. Il s'agit d'une thèse osée que la chercheuse tente de soutenir pourtant en soulignant que les « retours » dans les romans « antillais » des types de personnages, des scènes ainsi que de tout l'appareillage lexical évoqués précédemment renvoient au Dernier des Justes, qui apparaîtrait ainsi comme une œuvre source. Gyssels cite aussi la présence de certaines tournures ou expressions qui, bien placées dans Le Dernier des Justes, constituent des maladresses de style dans les romans antillais (comme le fait de comparer la couleur de cheveux d'un Noir grisonnant à la blancheur de la neige). Comme si André, quitte à laisser ses traces dans les textes de sa femme, voire à commettre certaines erreurs, était intervenu en personne lors de la composition des œuvres signées par Simone, ce qui brouille davantage les pistes et rend le corpus schwarz-bartien encore plus « énigmatique ».

13Dépasser les frontières entre les sociétés et les cultures, résister, voire s’opposer aux modèles et « patrons » imposés par la civilisation euro- et phallocentrique : tels sont les mobiles du couple Schwarz-Bart dans leur travail d’écriture individuelle et de co-écriture. Le caractère fondamentalement rebelle de leurs œuvres ainsi que le recoupement constant entre les deux problématiques (juive et coloniale) posent encore un autre problème, de nature plus académique cette fois-ci, à savoir la difficulté de ranger ces textes dans les catégories de recherches littéraires habituelles, telles que les Jewish studies, les théories postcoloniales ou la critique littéraire féministe.

14Gyssels montre pertinemment les points où les auteurs transgressent les codes et les conventions de « l'écriture traumatique ». Ainsi, l'écriture du Dernier des Justes est pluridimensionnelle, mêlant genres et tonalités : le texte se situe à la croisée d'une (auto)fiction historique et d'un reportage, voire d'un rapport où l'objectivité factuelle côtoie soit une écriture quasiment mystique, inspirée des prières traditionnelles juives, soit des passages dans lesquels prévalent le sens de l'humour et une distance critique par rapport à la culture juive. De même, dans les œuvres de Simone Schwarz-Bart, on retrouve des motifs qui vont à l'encontre des représentations dichotomiques des oppresseurs et des opprimés, propres à la littérature postcoloniale de première heure : il en va ainsi des blancs marginalisés vivant à côté des esclaves dans Pluie et vent sur Télumée Miracle.

15En mélangeant les styles, les techniques d'écriture et en sortant des images traditionnellement associées au Juif persécuté et à l'esclave noir, les deux auteurs « détissent » les canons, ce qui leur permet d'offrir des œuvres innovantes et difficiles à ranger dans telle ou telle catégorie. Face à la polyphonie des textes des Schwarz-Bart et le cas problématique de l’autorship qu’ils représentent, les lignes de partage tracées par différentes théories littéraires s’avèrent trop étanches, trop rigides. L’ouvrage de Gyssels va résolument au-delà de ces limites et, en dehors de la possibilité de (mieux) découvrir les œuvres des Schwarz-Bart qu'il offre, invite à réfléchir sur les compartimentages institutionnels qui façonnent notre réception de la littérature.