Michel Foucault & l’histoire de la pensée critique
1Dans un entretien filmé datant de 1972, Michel Foucault rappelait cette manière particulière avec laquelle Gaston Bachelard arrivait à faire jouer un philosophe mineur ou un auteur fantaisiste du xviiie contre la pensée des grands systèmes comme le rationalisme cartésien. À travers cet éloge, nous devinons un des modes profonds de l'écriture foucaldienne : recourir aux textes mineurs, secondaires, pour ébranler les grands édifices de la pensée, pour repenser autrement les systèmes de pensée. Pareille démarche n'est pas dénuée de sens en terme de stratégie. De plus, elle s’aligne diagonalement avec cet effacement de l’auteur invoqué par Foucault, comme le lointain écho d’un refus, celui de penser une histoire de la pensée à partir de quelques grands noms ou de quelques grands textes. Non seulement le texte mineur donne à penser une totalité plus large et plus ouverte, plus hétérogène, mais elle nous mène dans les parages de l’archive. Ainsi, lorsque M. Foucault décide de revenir à la pensée de Kant à la fin des années soixante-dix, c’est pour mettre en avant un texte fort peu commenté à l’époque, Qu’est-ce que les Lumières ?. Texte mineur généralement publié avec les écrits historiques du philosophe allemand, mais qui est capital selon Foucault dans la mesure où il articule une étape importante de l’histoire de la pensée critique.
2Foucault a invoqué à différentes reprises la pensée kantienne à travers son œuvre. Tout d’abord en 1964, lors de la publication de sa thèse secondaire, constituée de la traduction du cours de Kant sur l'anthropologie et d’un long commentaire1. Très tôt donc, Kant trouve une place dans l'horizon des préoccupations du jeune Foucault. Très tôt, la genèse de l'anthropologie kantienne est questionnée en regard de ce moment critique, moment qui brille comme le jour de la pensée du même en regard de cette autre nuit qu'est la folie. Si l'anthropologie de Kant est donc un trajet parallèle mais secondaire par rapport cette histoire de la folie que Foucault tente de nous raconter, le moment critico-anthropologique se retrouve au centre de l'édifice archéologique dans Les mots et les choses de 1966, au moment où la représentation s’essouffle et où la configuration de notre savoir commence à montrer ses propres limites. En questionnant « cela même à partir de quoi toute représentation, quelle qu’elle soit, peut être donnée2 », la Critique kantienne met en évidence la dimension métaphysique que le xviiie siècle avait tenté de camoufler dans son analyse de la représentation, tout en ouvrant la voie vers une autre métaphysique que le xixe articulera autour d’une philosophie de la Vie, de la Volonté ou de la Parole. Entre ces deux moments, entre le questionnement anthropologique et la critique épistémologique, Kant est également invoqué au seuil de la réflexion sur Georges Bataille et la pensée de la transgression. Le philosophe allemand est alors « couplé » avec le marquis de Sade, couplage qui sera précisé dans Les mots et les choses lorsque Foucault rappelle que Sade, malgré la dimension transgressive de son œuvre, demeure prisonnier de la représentation et tente d’en épuiser les limites de l’intérieur, tandis que la critique kantienne atteste d’une ouverture qui marque la clôture de la représentation elle-même. Ce couplage est à la fois singulier et significatif, car ce sera à partir de ce moment même où Foucault congédie l’œuvre de Sade comme policier du sexe qu’une histoire de la sexualité devient pensable et qu’en conséquence un autre Kant peut émerger.
3Or c’est précisément dans cet écart, peu après avoir publié le premier volume de son Histoire de la sexualité, que Foucault ouvre un nouveau débat avec la pensée kantienne. Ici, le point de gravité se déplace autour d’un petit texte de Kant intitulé Was ist Aufklarüng ?. Après le moment anthropologique et le moment épistémologique, ce sera une lecture éthico-politique de Kant qui s’engage ici, lecture que Foucault ne cessera de poursuivre jusqu’à la fin de sa vie. Entre ses conférences, ses cours et ses articles, Foucault ne cessera de revenir sur cette question des Lumières telle qu’elle est formulée par Kant. Une première lecture est proposée lors de la conférence « Qu’est-ce que la critique ? » que Foucault prononce le 27 mai 1978 à la Sorbonne devant la Société française de Philosophie. La même année, Foucault rédige la préface pour l’édition américaine du livre de Georges Canguilhem Le Normal et la Pathologique dans laquelle il invoque le rapport kantien de la raison et de la domination pour montrer comment l’épistémologie française s’est faite l’héritière de cette question qui est centrale dans le texte sur les Lumières. Quelques années plus tard, il revient plus en détail sur le texte de Kant. Le 5 janvier 1983, Foucault donne au Collège de France une leçon entièrement dédié à Qu’est-ce que les Lumières ?3. Il propose à ses auditeurs une analyse assez complète du texte, avant de conclure sur l’émergence d’une nouvelle question dans l’horizon de la philosophie, celle du présent comme événement philosophique et sur les deux postérités critiques de Kant. Quelques mois plus tard, à l’Université de Berkeley, il donne une conférence intitulé La culture de soi, dans laquelle il établit directement le lien entre les philosophies de l’Antiquité qui cultivent les pratiques du souci de soi et la question kantienne, rappelant combien ses recherches les plus récentes sur l’herméneutique du sujet prennent comme point de départ cette question du présent et de l’émancipation qui est au cœur de la réflexion sur l’Aufklärung. Au début de l’année suivante paraît la traduction américaine de « Qu’est-ce que les Lumières ? » dans le Foucault Reader édité par Paul Rabinow, et au mois de mai 1984 paraît une version écourtée de ce texte dans Le Magazine Littéraire. Ces deux textes consacrent une analyse plus détaillée, plus aboutie du texte de Kant, mais ne reviennent pas sur le rapport intrinsèque entre l’émancipation inscrite au programme des Lumières et le programme philosophique de la culture du soi.
4En rassemblant « Qu’est-ce que la critique ? » et « La culture de soi » en une édition critique, Henri-Paul Fruchaud et Daniele Lorenzini nous permettent de relire ce débat autour du texte Qu’est-ce que les Lumières ? en prenant la juste mesure des différents temps de sa genèse. Cinq années séparent ces deux textes, au cours desquelles nous passons d’une attitude éthico-politique de résistance face aux différentes formes de gouvernance, que Foucault qualifie encore comme un « art de n’être pas tellement gouverné », vers une ontologie historique de nous-mêmes qui articule un lien fort entre la question du présent tel que Kant la formule dans son texte sur les Lumières et le programme de la culture de soi que nous retrouvons chez les philosophes de l’Antiquité. Entre les deux temps, ne cessent de jouer des points de contacts ou de frottements à travers lesquels Foucault affine son approche. En adjoignant les retranscriptions de débats qui se sont déroulés à Berkeley suite à sa conférence La culture de soi, les éditeurs permettent de donner une vue plus détaillée de l’enjeu et de l’importance de ce débat avec Kant, importance qui vient d’être rappelée lors de la publication des Œuvres de Foucault dans la Bibliothèque de la Pléiade, puisque le texte « Qu’est-ce que les Lumières ? » en clôture le volume4.
Mime & journalisme à l’ombre de Kant
5Dès l’ouverture de sa conférence sur la critique de 1978, Foucault évoque la difficulté qu’il a de donner un titre à sa communication ; ou plutôt celui qu’elle pourrait avoir est tout de suite qualifié d’indécent. C’est pourtant ce titre, « Qu’est-ce que les Lumières ? », qui reviendra quelques années plus tard, à l’ombre du texte de Kant, inscrivant ce questionnement sur les Lumières dans le sillage de la question de la gouvernance et de la biopolitique. Mais la difficulté du titre réside dans le fait d’invoquer ici une histoire de la pensée critique qui établisse des liens profonds entre le moment critique invoqué par Kant et son inscription dans une autre historicité, celle d’une histoire de la pensée critique. Cette position difficile avait déjà été identifiée par Foucault lorsqu’il déclare :
Depuis Kant, le rôle de la philosophie est d’empêcher la raison d’excéder les limites de ce qui est donné dans l’expérience ; mais depuis cette époque aussi — c’est-à-dire depuis le développement de l’État moderne et de la gestion politique de l’époque aussi — la philosophie a également pour fonction de surveiller les pouvoirs excessifs de la rationalité politique. Et c’est lui demander beaucoup5.
6Cette tension devient évidente avec les philosophes de l’Aufklärung, car avec eux s’opère un déplacement des relations entre rationalité et pouvoir. Un tel déplacement trouve un nouveau lieu pour l’écriture philosophique, qui va se déplacer progressivement vers les journaux et prendre l’actualité du présent comme objet de réflexion.
7Les éditeurs ont bien mis en évidence ce rapport entre le questionnement philosophique du présent comme événement et l’activité journalistique à laquelle la philosophie se plie parfois. Ce rapport est complexe et immédiat, central dans « Qu’est-ce que la critique ? », mais sera rapidement écarté et passé sous silence par Foucault, probablement suite au travail journalistique qu’il produira autour de la révolution iranienne6. Tout en passant sous silence l’idée d’un journalisme philosophique, cette dimension restera implicite dans le rapport que Foucault entretient avec le texte de Kant Qu’est-ce que les Lumières ? qui fut rédigé en 1784 pour un journal, le Berlinische Monatsschrift. Près de deux cent ans plus tard, Foucault mime le geste de Kant en publiant son analyse sous le même titre que celui de Kant dans un autre périodique, Le magazine littéraire. Ceci amène donc Michel Foucault a se demander s’il n’est pas utile d’étudier plus en détail le rapport entre philosophie et journalisme à partir de la fin du xviiie siècle. « C’est très intéressant de voir à partir de quel moment les philosophes interviennent dans les journaux pour dire quelque chose qui est pour eux philosophiquement intéressant et qui, pourtant, s’inscrit dans un certain rapport au public avec des effets d’appel » (p. 41). Or le constat de cette tradition du journalisme philosophique ne va pas sans un certain régime rhétorique et sans certains risques. Le philosophe qui prend la parole sur le présent le fait au nom d’une critique ou d’une contre-vérité. Si le danger est toujours celui de ces « effets d’appel » et d’un certain prophétisme qui déplacent la question du présent vers celle de l’avenir, Foucault insiste sur l’horizon de ce « maintenant » que le philosophe doit mettre au centre de son interrogation, car c’est lui qui offre les conditions historiques du discours philosophique sur le présent. Ainsi, en mimant le geste journalistique de Kant, Foucault cherche à ancrer ce geste à partir de sa portée critique et éthique.
8L’édition de ces textes insiste sur l’importance du cette actualité du présent, cette prééminence du maintenant, car ce présent forme le point de convergence des différents textes rassemblés ici, de même qu’il réarticule la corrélation entre les Lumières et philosophie de l’Antiquité autour de la question de la gouvernance et la culture de soi. Or, le paradoxe de cette indécence du titre tient justement au geste de Foucault qui reprend et mime celui de Kant afin de questionner un présent qui n’est plus le sien ni celui des Lumières, mais celui d’une histoire plus large. « Mais il n’en reste pas moins que Kant a fixé à la critique, dans son entreprise de désasujettissement par rapport au jeu du pouvoir et de la vérité, comme tâche primordiale, comme prolégomènes à toute Aufklärung présente et future, de connaître la connaissance » (p. 42). Toute Aufklärung présente et future. Une telle expression montre bien que ce moment critique n’est pas réductible au xviiie siècle, que ce présent devient métahistorique en ce sens où il est toujours en train d’advenir dans le présent. Il relève de cette difficulté que rencontre l’homme dès qu’il veut s’émanciper, dès qu’il veut atteindre la majorité : faire preuve de ses facultés critiques, et bien user de sa raison, tout en dédoublant ce geste critique par des effets de résistance et de désasujettissement au sein des jeux du pouvoir. Et tel est l’enseignement que Foucault tire de la culture de soi dans l’Antiquité et qu’il retrouve chez Kant, si ce n’est que l’imitation de ce dernier (quand à son titre et à sa stratégie journalistique) insiste encore plus sur l’imminence de ce mouvement, sur l’immédiateté d’un changement d’éthique qui se mesure à l’aune d’un événement aussi significatif que le programme d’émancipation inscrit au cœur du projet des Lumières.
Esquisse d’une histoire de la pensée critique
9Nietzsche nous a appris que le regard que nous portons sur le passé est toujours déterminé à partir du présent. La compréhension que tente d’articuler l’historien est donc toujours dictée par une tentative de rendre plus intelligible le présent. Ainsi, la lecture que propose Foucault de la question critique chez Kant est clairement inscrite dans cette perspective nietzschéenne et forme un appel vers une exigence éthique dans notre rapport avec nous-mêmes. Si Kant formule un exemple tout à fait saillant de l’attitude critique, celle qui consiste à s’émanciper de la tutelle de l’éducateur, du médecin ou du financier, Foucault propose de repérer l’émergence de cette figure de résistance et d’opposition qui serait lié à la démultiplication des arts de gouverner dès les xve et xvie siècles. Une telle figure est donc inhérente à l’expansion de la société civile dans différents domaines, et appelle donc un art de gouverner. L’art de gouverner avait d’abord vu le jour au sein de l’Église catholique, dont la pastorale consistait établir la bonne conduite des hommes en vue de sauver leurs âmes. Mais au xvie siècle, apparaît une nouvelle forme de questionnement, une sorte de grande inquiétude sur l’art de gouverner qui se demande comment ne pas être gouverné ou un peu moins ? Comment être gouverné différemment ou par quelqu’un d’autre, au seuil des guerres de religion lorsque le magistère et sa lecture du livre sacré sont profondément remis en question ? Dès lors, l’attitude critique devient un forme culturelle générale, une attitude politique et morale que l’on retrouve tant dans Le Prince de Machiavel que dans le Contr’un de La Boétie. Ainsi la pensée critique devient à la fois partenaire et adversaire des arts de gouverner. Une telle approche permet à Foucault de formuler une première définition de la pensée critique comme un « art de n’être pas tellement gouverné » (p. 37).
10Dans une telle définition, ce qui intéresse l’auteur, ce sont les points de résistance qui définissent les contre-conduites comme une « volonté d’être conduit autrement ». La proximité évidente de ces formes locales et stratégiques de résistance avec l’attitude critique amène alors Foucault à s’intéresser à une étude des contre-conduites pastorales qui forme une étape importante dans cette généalogie de la pensée critique. Ainsi, la critique trouve son origine dans les luttes religieuses de la seconde moitié du Moyen Âge et prépare le terrain pour la Réforme, qui devient alors un seuil historique de l’attitude critique. Cet ancrage historique nous montre que si le gouvernement des hommes était lié au magistère de l’écriture, la pensée critique elle-même, au moment de la Réforme, entend développer un autre rapport à l’écriture et à la vérité que dit cette écriture. Ainsi, comme le rappelle Foucault, la pensée critique est historiquement biblique et juridique, et offre une fonction de désasujettissement dans le jeu de la politique de la vérité. Elle présuppose un art de l’inservitude volontaire. Et Foucault souligne donc comment la pensée critique, tout en devenant une attitude et une pratique de résistance à un pouvoir de direction gouvernemental, vient alors s’inscrire dans les champs des relations entre le sujet, le pouvoir et la vérité, la convergence de ces trois pôles formant le « foyer » de la critique. Ici, donc Foucault fait jouer l’Aufklärung contre la critique épistémologique, car le courage de l’Aufklärung consiste à reconnaître les limites de la connaissance et conquérir une autonomie qui ne s’oppose pas à l’obéissance mais en forme le fondement. Telle devient la fonction de la critique, dénoncer les excès de pouvoir dont la raison est responsable. Ici, Foucault rappelle la proximité de sa pensée avec celle de l’école de Francfort, dont le philosophe s’est toujours étonné du silence et du peu d’accueil qui lui fut réservé en France7. Si Foucault reconnait que ses propres travaux auraient significativement bénéficié d’une meilleure connaissance des recherches de l’école de Francfort, lui évitant ainsi de long et tortueux détours, ce sera assurément la publication de La dialectique de la raison (Dialektik der Aufklärung, qui sera publié en français en 1974) qui incitera Foucault à repenser sa conception du pouvoir à l’ombre des réflexions de Kant autour de la rationalité et de la pensée critique8. De même, en insistant sur les rapports que noue la rationalité de l’Aufklärung avec la moralité bourgeoise, Horkheimer et Adorno ouvrent la voie vers un questionnement sur la morale rigoriste que Foucault poursuivra avec ses recherches sur les éthiques ascétiques. Il est significatif de voir ainsi se rapprocher la question de l’Aufklärung chez Kant avec la thématique du souci de soi, même si Foucault insistera davantage ensuite sur le passage des modèles grecs de gouvernance et de culture de soi vers la pastorale chrétienne, comme constituant le moment généalogique où le soi se transforme en un sujet dans lequel se cache la vérité. L’herméneutique du sujet passe alors par les techniques de l’aveu pour dire la vérité du sujet.
11Une telle lecture généalogique vise donc à dés-historialiser le moment de l’Aufklärung pour montrer que Kant ne représente pas un événement historique en soi mais un temps de la pensée humaine qui vient s’inscrire dans une durée plus longue de la pensée critique. Le moment de la critique est un moment implicite de prise en charge du soi. Pour notre modernité, le temps de la critique est une condition sine qua non pour penser et agir par soi-même, sans la tutelle d’une autre personne ou autorité, guidé par sa propre raison. Fréquenter les maîtres de philosophie ou des écoles philosophiques durant l’Antiquité n'avait de sens qu'en regard de cette émancipation. Or Foucault ne propose pas ici une histoire du sujet, allant de l’antiquité à la pastorale pour aboutir à Kant, mais prend toujours Kant comme point de départ d’une lecture généalogique qui cherche alors à parcourir l’histoire à rebours. Pareil lecture met en évidence la rupture ou le glissement du « souci de soi » dans l’antiquité par rapport aux pratiques de la pastorale chrétienne, en ce sens où ce dernier quadrille le sujet corps et âme pour faire de l’aveu la procédure de contrôle et de maîtrise de cette vérité qui reste cachée au fond de l’âme. Comme le rappellent les éditeurs du Qu’est-ce que la critique ?, cette « ontologie historique de nous-même » demeure une entreprise à la croisé de multiples domaines, entre l'éthique et la politique, entre la philosophie et une réflexion historique sur le présent. Ainsi, la critique est un projet « qui ne cesse de se former, de se prolonger, de renaître aux confins de la philosophie, tout près d’elle, tout contre elle, à ses dépens, en direction d’une philosophie à venir, à la place peut-être de toute philosophie possible » (p. 34). En son centre, elle est programmatique. Elle unifie une dimension fondamentale de la pensée philosophique en Occident. Mais Foucault ne manque pas de reconnaître sa secondarité, sa dépendance par rapport à l’objet même de la critique. La critique pense vertueusement contre son objet. Elle n’est pas une pensée de l’accueil, mais plutôt une pensée de l’épreuve, de la résistance. Ainsi, Foucault rappelle que la critique « est un instrument, moyen pour un avenir ou une vérité qu’elle ne saura pas ou qu’elle ne sera pas, elle est un regard sur un domaine où elle veut bien faire la police et ne sera pas capable de faire la loi » (ibid). C’est cette vue sur la critique que Foucault tente d’ouvrir, en proposant de retracer à partir du xve ou xvie siècle l’apparition de cette pensée critique si caractéristique de l’Occident. Foucault suggère donc de revenir à la pastorale chrétienne et à cet art de gouverner comme une opération de direction de l’âme vers son salut à partir d’un rapport d’obéissance à la vérité entendue comme dogme, comme connaissance de l’individu et comme aveu. Implicite à cette histoire de la pensée critique est la réflexion méthodologique qui décrit une autre pratique historico-philosophique. Celle-ci veut explorer les rapports entre les structures de rationalité qui articulent les discours vrais et les mécanismes d’assujettissement. Ultimement, la pensée critique tente d’évaluer sous quelles conditions on peut appliquer la question de l’Aufklärung dans les rapports qui se nouent entre le sujet, le pouvoir et la vérité.
Repenser l’histoire comme histoire de la pensée critique
12Sous-jacent à cette histoire de la pensée critique, il y aurait donc un débat continu avec la pensée kantienne qui ne cesse de se mouvoir au fur et à mesure que Foucault redéfinit son champ d’étude et réoriente son projet pour une Histoire de la sexualité, dont la publication s’échelonne sur près de huit ans. Le premier volume intitulé La volonté de savoir paraît en 1976, donc peu de temps avant la conférence Qu’est-ce que la critique ?, tandis que les volumes II et III intitulés L’usage des plaisirs et Le souci de soi paraissent respectivement en 1984 et sont donc contemporain de la dernière version du texte Qu’est-ce que les Lumières ? consacré à Kant en 1984. Entre ses deux dates, le domaine d’application a changé. Si la question kantienne des Lumières semblait initialement indiquer l’aboutissement d’une contre-pensée de la gouvernementalité qui émerge dès le xve siècle comme une réaction à la démultiplication des arts de gouverner, dès que Foucault se tourne vers le souci de soi dans l’Antiquité, l’epimeleia heautou devient alors un point de départ d’une réflexion autour des pratiques sur le gouvernement des autres. Celui qui ne sait pas de soucier de soi ne pourra pas se soucier des autres. Il lui faudra d’abord apprendre à gouverner son corps, ses biens et sa vie, avant de pouvoir gouverner les autres. Tel est le destin d’Alcibiade dans le dialogue de Platon. Ce point est central car il permet à Foucault d’identifier un éthos autour duquel Kant rencontre l’Antiquité. En effet, si la bonne gouvernance de la cité passe d’abord par la gouvernance de soi, comment faire coïncider ce modèle de gouvernance antique avec la résistance moderne. C’est en rapprochant le « courage de l’Aufklärung » avec la parrêsia comme courage de la vérité que Foucault propose d’esquisser une généalogie de l’attitude critique. Si Alcibiade lie le souci de soi avec l’ambition politique d’un jeune homme qui veut gouverner mais qui doit encore apprendre à se gouverner lui-même, Foucault montre qu’il y a une insuffisance pédagogique ou érotico-philosophique entre le jeune homme et son maître pour lui permettre de prendre un rôle politique dans la cité. Par contre, dès qu’il se tourne vers la nouvelle « culture de soi » dans la Rome impériale, cette relation à soi devient une relation permanente et une forme de vie. Dès lors le souci de soi acquiert une fonction critique visant à se débarrasser des mauvaises habitudes ainsi qu’une fonction de lutte toute au long de la vie. Telle est le vecteur à partir duquel la pensée critique recroise la pratique du souci de soi durant l’Antiquité. Cette culture de soi dans l’Antiquité permet à Foucault de ne pas s’intéresser uniquement aux discours mais ouvre ses réflexions sur les pratiques de soi, pour tenter de comprendre comment l’histoire de notre pensée a été façonnée tant par nos discours que par nos pratiques.
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13Les textes rassemblés dans ce petit volume Qu’est-ce que la critique ? offrent donc au lecteur des éléments clés qui permettent de mieux comprendre l’importance de la lecture que propose Michel Foucault de la question kantienne des Lumières. Si les entretiens rassemblés dans ce petit volume offrent comme un état premier aux réflexions et textes publiés par Hubert Dreyfus et Paul Rabinow dans leur ouvrage Michel Foucault – Un parcours philosophique, l’ensemble du dossier nous montre que les réflexions sur les Lumières, plutôt que de marquer un terme de la réflexion de Foucault, annonçaient dès 1977 des perspectives multiples à travers lesquels le dernier Foucault n’allait cesser d’explorer le champs de l’éthique et de la gouvernementalité. La conférence « Qu’est-ce que la critique ? » ouvre donc une réflexion autour de l’attitude critique tandis que les entretiens de Berkeley en 1983 déplace la problématique de l’Aufklärung vers une question historico-critique. Ainsi, Kant inaugure une double tradition. Celle d’une ontologie formelle de la vérité comme critique de la connaissance et une ontologie historique de nous‑mêmes comme histoire critique de la pensée. Si les débats de Berkeley publié en fin de Qu’est-ce que la critique ? soulignent combien Foucault adhère à cette seconde tradition kantienne, ils indiquent les différentes voies qui s’ouvrent à la pensée philosophique. L’importance du volume réside bien dans l’articulation mise en évidence entre le questionnement de Kant et cette culture du soi qui traverse l’Antiquité. Dès 1978, s’inaugure dans le sillage des réflexions sur le bio-pouvoir un modèle de résistance critique dont l’Aufklärung nous indique le foyer. Celui-ci se situe dans une analyse des rapports entre le sujet, le pouvoir et la vérité. Dès que Foucault se tourne vers cette ontologie historique de nous-mêmes, le rapport pouvoir-vérité est délaissé pour les pratiques ou les techniques du soi car ces usages peuvent donner forme à soi-même indépendamment de toute science ou de toute relation au pouvoir. Au sein de cette histoire de la pensée critique, les Lumières marquent un moment singulier d’une herméneutique qui nous reconduit d’aujourd’hui vers les modes de subjectivation antique.