Intertextualités aragoniennes, ou l’aventure d’un réalisme expérimental
J’imite. Plusieurs personnes s’en sont scandalisées. La prétention de ne pas imiter ne va pas sans tartuferie, et camoufle mal le mauvais ouvrier. Tout le monde imite. Tout le monde de le dit pas1.
1La préface d’Aragon pour Les Yeux d’Elsa (1942) pourrait servir d’exergue à l’ouvrage collectif dirigé par Dominique Massonnaud, spécialiste du réalisme et des théories de la représentation, et Julien Piat, stylisticien dont les travaux font le lien entre littérature et linguistique. Aragon imite en effet, les autres mais aussi lui-même, jouant sans cesse avec le réemploi de certains textes et de certains motifs. Visant à « éclairer la genèse d’une œuvre protéiforme » (p. 7) qui procède à la fois par remaniements récurrents et par expérimentations renouvelées, les différentes contributions abordent ainsi la « fabrique » romanesque aragonienne sous l’angle de l’inter- et l’intratextualité.
2L’ambition n’est pas totalisante : la plupart des articles se concentrent sur l’étude d’un seul roman (deux sont exclusivement consacrés à Blanche ou l’oubli), voire d’un seul aspect de l’intertextualité déployée dans telle ou telle œuvre. Si cet éclatement entrave nécessairement un aperçu général de la question2, il permet une grande précision d’analyse. L’éclairage est partiel mais il montre à quel point le réemploi est l’un de ses ressorts majeurs de l’écriture romanesque aragonienne, l’organisation chronologique du recueil soulignant la permanence du procédé. Les collages des années 1920 qui constituent dès l’origine le roman en espace de confrontation des discours, la réécriture romanesque « de parlures socialement marquées ou de fait divers » (p. 16) dans LeMonde réel, la réflexivité revendiquée dans les romans plus tardifs qui dérivent au gré des insertions et des digressions : toutes ces modalités de la citation et de la réécriture justifient l’angle d’analyse adopté par le recueil, qui se livre moins à « une savante et traditionnelle critique des sources et des filiations » (p. 9) – qui reste d’ailleurs à faire – qu’à une étude précise de la dimension littéraire du geste même de transposition : c’est en termes de reconfiguration et de réinterprétation que les hypotextes sont envisagés. Quels facteurs déterminent leur sélection ? Quelles transformations leur fait subir leur recyclage romanesque et leur réactualisation au fil des années ? Le réemploi de certains textes ou motifs, empruntés à d’autres ou à soi-même, est toujours envisagé dans sa relation aux cotextes, mais aussi aux contextes. Son étude, même morcelée, permet alors de s’interroger sur le réalisme aragonien, fil rouge qui traverse l’ensemble du volume.
« […] toute la vie, dans le secret de mon âme, je me suis considéré comme linguiste3 »
3La plupart des contributions mentionnent l’intérêt constant d’Aragon pour la linguistique, discipline qu’il connaît bien et qu’il utilise avec brio pour inscrire la réflexion sur la langue au cœur de son art romanesque – y compris dans ses romans du Monde réel, dont le tissu narratif est régulièrement déchiré par des interventions métadiégétiques qui rompent plus ou moins joyeusement l’illusion réaliste. Si la recherche aragonienne a déjà assez largement exploré l’« imaginaire grammatical et linguistique » (p. 10) du romancier4, les articles réunis ici en étudient les manifestations textuelles, en particulier dans Blanche ou l’oubli, terrain favori des lecteurs linguistes d’Aragon, et en soulignent la force perturbatrice : l’insertion des réflexions linguistiques contemporaines dans le corps des romans trouble jusqu’au principe même des instances narratives. J. Piat tisse ainsi une sorte d’analogie entre la dislocation de la phrase et celle de l’ensemble de la narration romanesque, le démembrement de l’unité syntaxique contaminant l’ensemble de l’édifice narratif. La précision de l’analyse linguistique révèle à quel point c’est bien la langue et son interrogation qui sont à l’origine de ce démembrement généralisé. En comparant un chapitre de Blanche ou l’oubli avec la nouvelle d’Alphonse Allais intitulée « Un Drame bien parisien »,Marie-Albane Watine montre comment Aragon déjoue, à l’instar du nouvelliste du xixe siècle, l’exigence de non contradiction logique, mais en radicalisant encore la remise en cause : le trouble naît non plus d’un blanc ou d’une incohérence d’ordre narratif, mais bien de la langue elle-même. En détournant en particulier les propriétés linguistiques du nom propre, Aragon fait vaciller le principe de référence : « L’impossibilité logique quitte le lecteur et son activité interprétative, pour habiter la langue » (p. 160). Cette dernière devient alors précisément le lieu, le principe même de la contradiction. Vertige et vacillement, incertitude généralisée : Blanche ou l’oubli radicalise les expérimentations romanesques précédentes, jusqu’à faire « trembler le modèle littéraire » (p. 161).
Le réalisme comme « dépaysement de la référence »
4Ce vacillement de la référence et ce trouble porté sur l’énonciation narrative réapparaissent constamment au fil des contributions, au point de constituer un trait essentiel du réalisme aragonien. Le procédé du réemploi, inter- ou intratextuel, révèle en effet la réflexivité qui anime en permanence la prose d’Aragon, de ses premiers à ses derniers romans. L’insertion dans le tissu narratif de textes et de discours participe de leur réinterprétation, de leur actualisation ou de leur mise à distance, mais plus fondamentalement, elle contribue à une vaste entreprise de défamiliarisation, notion dont Pascale Roux rappelle qu’elle est au centre de la pensée linguistique de Chklovski, chef de file du formalisme russe dont Aragon connaissait bien les travaux et les romans. Si le réalisme aragonien connaît de nombreuses évolutions et circonvolutions au fil des années, il joint toujours au réel dont il rend compte une dimension textuelle, intrinsèquement littéraire : toujours tremblée, la référence renvoie indistinctement et indissociablement au monde et à la littérature. Dominique Massonnaud interprète ainsi la dérive du personnage des Voyageurs de l’impériale comme la liquidation de l’individualisme, proclamée haut et fort par Aragon, mais aussi comme celle du modèle représenté par le roman naturaliste, fondé sur le lien déterministe entre consécution et conséquence, sans cesse défait par la narration aragonienne. En même temps qu’une attitude politique, c’est une écriture du monde que critique le jeu intertextuel.
5Appuyant cette hypothèse de la confusion volontaire posée entre réel et littérature, plusieurs contributions esquissent une théorie de l’image aragonienne bien différente de celle élaborée par André Breton sur le modèle du réseau. Chez Aragon, « l’image n’entretient pas un simple rapport d’analogie avec le réel, mais elle a le pouvoir de le transfigurer » (p. 61), souligne Pascale Roux, qui illustre ce propos par une belle analyse du rôle du masque dans Aurélien. Image de l’image, le masque de l’Inconnue de la Seine dérange, inverse même la perception qu’a Aurélien de Bérénice, au point de submerger la femme réelle. C’est la puissance de l’image : au-delà des rapprochements inédits qu’elle autorise, elle est force de perturbation, voire de liquidation. Elle s’empare de la réalité.
6Le motif de la vaporisation développé par Michel Murat à partir du morceau de bravoure consacré au « blond » dans Le Paysan de Paris5exprime bien ce débordement du réel par l’image qui est au principe du « réalisme spéculatif » (p. 39) d’Aragon. Opérant une transposition façon « Luna Park » de la prose essayistique et théorique – « le lecteur, cramponné à son wagonnet, est prié d’apprécier les sensations fortes » (p. 27) –, cette page témoigne du formidable renouvellement que le surréalisme a apporté au style d’idées, mais aussi d’une conception singulièrement vaste de la littérature, proprement aragonienne : « Pour Breton, “la vie est autre que ce qu’on écrit” alors que la littérature pour Aragon n’a pas de dehors : il est impossible de la distinguer de la vie » (p. 38), souligne encore M. Murat.
Fragments autobiographiques par collages interposés
7La dimension autobiographique des réemplois et des réécritures prend dès lors une importance singulière dans la prose d’Aragon. Le romancier n’a cessé de relire, de reprendre, de réécrire ses textes précédents, dessinant au fil des variations, des actualisations, des ajustements et des jugements autant de fragments autobiographiques. La réécriture de certains discours, de « scripts » selon Nelly Wolf, permet généralement de réévaluer avec distance certains choix existentiels et politiques. En témoigne l’analyse menée par David Meyer de l’insertion des manifestes dadas dans Les Aventures de Télémaque (1922). L’étude précise du collage de ces textes théoriques au sein du premier roman d’Aragon révèle pleinement le pouvoir de mise à distance exercé par la transposition romanesque. Procédant de la rencontre intertextuelle, jouant sur la réactualisation des textes précédents et sur leur persistance à l’état de « fantômes » dans le texte nouveau, le roman marque aussi la distance parcourue depuis la période dada. Ouvrant un espace dialogique avec soi-même, le réemploi est le signe d’une relecture critique de ses écrits et de ses engagements : « la mise en présence de ses textes les uns contre les autres transforme l’écrivain en son propre critique, son propre parodiste » (p. 50).
8Aragon se livrera toute sa vie à cette forme de relecture critique, retouchant ou annotant ses romans passés. On pourra regretter l’absence de contribution consacrée à l’entreprise des Œuvres romanesques croisées au cours de laquelle l’écrivain a relu tous ses romans, l’occasion de les juger plus ou moins sévèrement, voire de les réécrire. L’article de Josette Pintueles comble quelque peu ce manque en analysant L’Œuvre poétique comme le dernier « roman inachevé6 » d’Aragon. Destinée à réunir tous ses textes poétiques écrits entre 1917 et 1979, l’entreprise éditoriale se transforme en relecture biographique et déborde largement le cadre initial. Le poète âgé s’y fait le romancier de sa vie : il multiplie les digressions, intégrant dans ce projet poétique d’innombrables textes au registre varié – articles, préfaces, commentaires – qui finissent par prendre le pas sur la poésie elle-même. Le collage de textes hétéroclites manifeste le refus des frontières génériques entre invention et commentaire, entre écriture poétique et écriture non littéraire. Mais il esquisse aussi une sorte de roman d’apprentissage dont les étapes sont envisagées avec distance et critique : « Les commentaires de L’OP prennent la forme d’un dernier roman inachevé, hypertextuel » (p. 226), remarque Josette Pintueles. Loin de dériver en autobiographie dissimulée, cet infini auto-palimpseste donne corps au regard rétrospectif que porte l’Aragon de 1979 sur toute son œuvre et sur son passé, à ses regrets, voire à ses remords.
Le beau roman des Beaux Quartiers
9Dernière remarque à propos de cet ouvrage collectif : il accorde une place inhabituelle mais réjouissante aux Beaux Quartiers, deuxième roman du Monde réel trop souvent renvoyé à un didactisme pesant et anachronique. Christelle Reggiani montre d’ailleurs comment la prose romanesque déployée dans ce roman et dans Les Voyageurs de l’impériale forge un « engagement formel » (p. 202) servant l’ambition militante du romancier communiste. Mais les contributions qui s’arrêtent à ce roman dénigré s’attachent surtout à mettre en avant l’invention jubilatoire qui y est à l’œuvre.
10Reprenant un thème qui lui est cher, Nathalie Piégay-Gros analyse ainsi le recyclage romanesque du fait divers, genre mineur déjà apprécié des surréalistes auquel s’est livré Aragon pendant ses années de journaliste à L’Humanité. Si le fait divers contribue au caractère réaliste ducycle romanesque, insérant au sein de l’univers fictif des éclats de « monde réel », son utilisation par Aragon en fait également une « force de perturbation : embrayeur de romanesque et de hasard, il est ce qui touche aux limites du vraisemblable » (p. 18). Le fait divers pousse le roman du côté de l’excès : sa réécriture aragonienne ouvre en effet un espace propice au pastiche du roman feuilleton, sensationnel et mélodramatique. Le journaliste communiste envisageait le fait divers comme l’illustration d’une analyse idéologique du monde réel ; le romancier en fait une matière burlesque qui confirme et nourrit la jubilation éprouvée devant « les potentialités romanesques du quotidien » (p. 101), « le déballez-moi ça de l’univers7 ». Laetitia Gonon poursuit cet hommage au roman au détriment du journal : le premier permet une compréhension du monde que n’autorise pas le second, dévoilant les coulisses, sociales mais surtout psychologiques, qui ont précisément conduit au fait divers. « Le journal est une fabrique du cliché et du banal » (p. 113) ; le roman les interroge. S’ils évoquent d’autres romans aragoniens, relisant toute l’œuvre d’Aragon au prisme du fait divers, ces deux articles font la part belle aux Beaux Quartiers où se déploie pleinement la puissance de prolifération romanesque qui déborde toutes les limites posées à l’entreprise réaliste.
11Quant à la contribution d’Olivier Barbarant, elle en appelle explicitement à « une [salutaire] relecture des Beaux Quartiers » (p. 177) – dans une prose qui n’est pas sans rappeler l’élan aragonien. S’affranchissant quelque peu du cadre proposé par l’ouvrage collectif, Olivier Barbarant ne place pas l’inter- ou l’intratextualité au cœur de son propos. Partant de l’inadéquation entre la réputation de ce roman, dont on croit avoir tout dit en le renvoyant au réalisme socialiste, et son propre sentiment de lecture, il restitue la force inventive, essentiellement centrifuge, du roman des deux frères Barbentane. Au-delà de la revalorisation ouverte par le constat du plaisir de lecture offert par ce roman, érigé comme un critère critique, cet article suspend judicieusement l’opposition habituellement posée entre l’ambition militante et la jouissance romanesque. Sans la mentionner, Olivier Barabarant conteste l’analyse de Susan Suleiman selon laquelle les romans à thèse sont trahis – et donc sauvés – par une « revanche de l’écriture » qui déborderait nécessairement la volonté de convaincre. Si l’écriture n’est « jamais la mise en mots d’un sens d’avance fixé » (p. 186) – chez Aragon du moins –, elle n’en est pas moins partie intégrante du projet romanesque, au même titre que l’ambition militante. L’extraordinaire vivacité de l’écriture aragonienne n’est pas la revanche opposée par la poétique au politique : consubstantielle au roman, elle participe intimement de son propos. Sa force d’interrogation ne saurait être détachée de l’exposé de vues politiques : au fil du texte, le roman interroge simultanément ce qu’il propose. Si « la fluidité de l’écriture permet de contrarier les constructions et leçon sommaires » (p. 189), cette contrariété elle-même est inscrite dans le projet, poétique et politique, d’Aragon. On ne peut donc pas opposer écriture et idéologie : les deux s’entrelacent sans cesse, dans une constante interrogation réciproque.
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12C’est là un appel plus général à rendre toute sa place à l’instabilité constitutive de l’art romanesque aragonien, qu’illustrent toutes les contributions de ce volume. Les romans d’Aragon nous plongent en effet dans « un univers dont l’expérience fondamentale est celle du désordre, des courbes enchevêtrées, du tremblement, du vertige » (p. 193), le monde romanesque entendant précisément rivaliser avec l’abondance du monde réel. Le lyrisme de l’écriture romanesque aragonienne sourd donc moins du for intérieur du poète que du monde lui-même, inépuisable réservoir de surprises et de chatoiements. Il participe ainsi intimement de la visée réaliste qu’Aragon a maintenue au fil des années, infiniment attentive « aux subtilités et aux incertitudes du monde réel » (p. 197) et en restituant la complexité :
Il n’y a pas contradiction, ni choix à faire, entre une écriture et un message, entre une lecture « esthétique » et une lecture « idéologique », mais un ruissellement d’une parole capable de s’emparer des moindres détails, d’une émeute de sensations, qui restitue les ambiguïtés du monde. (p. 198)
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