Spécificités des lettres belges du XIXe siècle : de la réécriture des mythes du XVIe siècle à l’émergence des formes d’écriture de langue française
1Directeur des Archives et Musée de la littérature (Bruxelles), président de l’Association européenne des études francophones, écrivain, professeur, chercheur et critique littéraire, Marc Quaghebeur assume la direction de plusieurs collections, dont « Archives du futur » (chez Labor, puis à La Renaissance du livre) et « Documents pour l’Histoire des Francophonies » (P.I.E. Peter Lang)1. Il est aussi responsable des séries « Congo-Meuse » (L’Harmattan) et « Balises - Cahiers de poétique des Archives et Musée de la littérature » (Didier Devillez). Auteur d’une Anthologie de la littérature francophone de Belgique. Entre réel et surrél2, il a publié, en plus de son œuvre de création3, de nombreux essais4 et articles critiques.
2Histoire, Forme et Sens en Littérature. La Belgique francophone entend cerner les processus littéraires spécifiques dont la persistance est avérée à travers le temps, de même que la réélaboration constante de ses paramètres thématiques, formels et esthétiques. Sont ainsi concernés au premier plan les rapports des écrivains à l’Histoire, à la Langue et à la Littérature. Chercher à comprendre comment s’articulent les éléments de cette triade notionnelle, quelles Formes ils génèrent, comment ils font Sens pour le lecteur constituent les principales interrogations de l’ouvrage (les majuscules dans le titre ne sont donc pas anodines). Les analyses qui composent ce premier tome d’une série à venir couvrent la période qui prépare l’Indépendance du pays (1830) jusqu’à l’aube du premier conflit mondial (1914). Il s’agit d’un ouvrage érudit, très dense et extrêmement bien documenté, notamment sur les plans historique, générique, thématique, formel et pictural.
3Les chapitres des trois premières parties5 du livre sont constitués d’études transversales ayant fait l’objet d’une réécriture et d’une restructuration : « Aux confins du réel ; au bord du fantastique » (p. 23‑64) ; « Le xvie siècle : un mythe fondateur » (p. 67-94) ; « Avatars et permanence du mythe du xvie siècle » (p. 95‑145) ; « Bruxelles, ville d’accueil, creuset d’une littérature (p. 149‑170) ; « De Paris à Bruxelles. Et de Bruxelles à Paris » (p. 171-198). Les chapitres des quatre autres parties6 de l’ouvrage comprennent des analyses inédites consacrées à des œuvres peu étudiées de grands écrivains de la période symboliste : Le Cahier bleu (p. 295‑310) et L’Intelligence des fleurs (p. 341‑350) de Maurice Maeterlinck (1862‑1949) ; James Ensor (p. 311-338) d’Émile Verhaeren (1855‑1916) ; ou encore à des œuvres envisagées selon un point de vue novateur : Les Mystères du Congo (p. 225‑255) de Nirep (pseudonyme de Périn), La Force mystérieuse (p. 351-372) de J. H. Rosny (1856-1940), Magrice en Flandre (p. 375‑388) de Georges Eekhoud (1854-1927), Il y a quarante ans (p. 389‑414) de Maria Van Rysselberghe (pseudonyme de M. Saint-Clair, 1866‑1959).
Spécificités des lettres belges francophones
4Dans son discours préfaciel, l’auteur précise que la littérature du xixe siècle en Belgique renvoie à un ensemble d’éléments mythiques propre aux Anciens Pays-Bas, qu’il désigne par l’expression synthétique « mythe du xvie siècle », et qui s’avère fondateur des lettres belges de langue française. Ainsi, à la base des réflexions critiques de l’auteur se trouve l’idée d’une « logique profonde » du xixe siècle littéraire, dont il importe de rendre compte eu égard à ses « divers mythes porteurs » (p. 19). La singularité de cette littérature (francophone avant la lettre) se construit à partir de son inscription dans l’Histoire complexe qui est la sienne ; elle recèle des possibilités de germination et d’implantation de formes esthétiques nouvelles comme le fantastique réel et le réalisme magique. Une autre idée essentielle de l’ouvrage réside dans la nécessité pour les écrivains belges de langue française d’affirmer leur originalité face à l’émergence des États-Nations : celui de la France, en particulier, qui tend à s’imposer de manière hégémonique aux francophonies européennes périphériques comme la Belgique et la Suisse. Autrement dit, ces écrivains francophones se doivent de faire œuvre littéraire en français, dans une langue qui ne correspond pas forcément à la langue parlée dans l’Hexagone, qui ne véhicule pas les mêmes référents historiques, culturels ou esthétiques. Cela est d’autant plus vrai que la Belgique, pays aux frontières limitrophes avec le nord de la France, a fait l’objet par le passé d’une tentative d’annexion territoriale par la République française et est demeurée au cœur de certaines convoitises dont celle de Napoléon III. Pour Quaghebeur, la projection d’un Soi propre allait donc de pair avec l’idée d’une « intériorisation » et d’un « rebrassage », « par les écrivains belges de la vision de la langue et de la littérature élaborée en France » (p. 19).
Le mythe du xvie siècle & ses résurgences
5Plusieurs figures historiques parcourent les lettres belges de langue française au fil des siècles, les plus importantes étant celle de Charles Quint (1500-1558), sous le règne duquel les anciens « Pays de par-deçà » connurent leur apogée, et celle Philippe II (1527-1598), son fils légitime, Roi d’Espagne et grand défenseur de la foi catholique sous l’Inquisition. Ainsi que le montre l’auteur, l’aura de l’empereur germanique et dernier des Césars d’Occident irradie sur le plan diachronique les œuvres littéraires d’une manière particulière, alors que l’image sombre rattachée au Roi envahisseur et répressif (cf. la Légende noire) engendre un faisceau de résistances. Il donne ainsi naissance à la figure du Gueux courageux, valeureux et résistant.
6Ainsi Quaghebeur interroge les discours historiens du xixe siècle (p. 31 ssq), dans lesquels les fictions puisent les éléments antinomiques de la valorisation du Siècle d’Or et la dévalorisation de l’Espagne inquisitrice; il examine l’apparition du mythe fondateur à travers ses premières occurrences chez Moke et son autonomisation chez De Coster. Il fait ensuite ressortir la résurgence et la permanence du mythe du xvie siècle chez les écrivains de la grande génération léopoldienne (Maeterlinck, Verhaeren, Rosny, Rodenbach). Ces écrivains livrent des œuvres à fondement historique dont les titres à eux seuls sont représentatifs de la prégnance du mythe du xvie siècle dans la littérature du xixe siècle. Pour chacune des œuvres étudiées sont fournis des critères d’intelligibilité historiques et littéraires, discursifs et formels, qui rendent possible le décodage du sens par le lecteur. Les « Avatars et permanences du mythe du XVIe siècle » (p. 95-145), pour reprendre le titre d’un des chapitres du livre, se manifestent encore chez des écrivains du xxe siècle, tels Michel de Ghelderode (1898-1962), Paul Willems (1912-1997), Marguerite Yourcenar (1903-1987), Dominique Rolin (1913-2012), Michèle Fabien (1945-1999) et Jean-Philippe Toussaint (1957).
Une Légende fondatrice
7Parmi les études inédites (parties 4 à 8 inclusivement), l’une d’entre elles est consacrée à La Légende d’Ulenspiegel de Charles De Coster et s’intitule : « Dire et transcender une Histoire qui échappe aux normes des États-Nations » (p. 201‑224). Considérée par l’auteur comme inclassable du point de vue générique telle que l’a codifiée la doxa française, La Légende intègre à la fois des éléments propres à l’épopée, au roman historique, au roman picaresque ou au récit initiatique. Ayant examiné le long titre de La Légende7, qui à lui seul contient tout un programme narratif et s’inscrit dans la tradition rabelaisienne d’un usage ludique de la langue, Quaghebeur analyse les jeux onomastiques liés à des dédoublements incessants, les procédés de mise en abyme et « jeu de renvois à l’infini » (p. 212), les structures narratives construites « au gré des prophéties et des visions [qui] font progresser l’action et émerger le sens du flot d’aventures qui maillent l’ouvrage. » (ibid.) Il interroge aussi la vision du monde qui se révèle à travers l’évocation déformée et déformante des faits historiques et du renversement des figures allégoriques en leur contraire.
Un rapport singulier à la langue
8La question de la langue s’avère essentielle à la compréhension des lettres belges francophones. En effet, outre la nécessité d’affirmer leur singularité et leur spécificité face à la littérature française, les écrivains partagent avec les Flamands un territoire bilingue. Qui plus est, l’effondrement de l’imaginaire latino-germanique après l’invasion allemande de 1914 les força à se réinventer un Soi propre. D’aucuns réagirent en niant leur appartenance à une littérature spécifique pour tenter de se fondre dans le champ littéraire de l’Hexagone (tels les écrivains regroupés autour du « Manifeste du lundi »). Plusieurs, et non des moindres, continuèrent cependant de lutter pour la renaissance d’une littérature nationale spécifique, avec ses ferments historiques, mythiques, formels et discursifs.
9Pour qu’advienne une Forme littéraire originale, la question de la langue — d’une langue française spécifique à la Belgique — doit être résolue. À cette question épineuse s’attarde Maeterlinck dans les notes du Cahier bleu, qui s’en prend aux normes linguistiques imposées par la France à travers un enseignement normatif du français au-delà des limites territoriales de l’empire colonial. Quaghebeur souligne la « réaction très violente » (p. 303) du Prix Nobel de littérature (1911) « face au français normé » (ibid.). Son combat, fait-il remarquer, concerne le français standard « répandu à travers le monde comme une icône de la France » et « intériorisé par tout un chacun hors de France comme l’intangible par excellence » (ibid.). Or, comme sont intimement liés sentiment linguistique et sentiment littéraire, il s’avère nécessaire pour Maeterlinck de dénoncer l’hégémonie de « l’image normative de la langue » (ibid.) imposée par la France aux entités francophones — en Europe et dans les empires coloniaux outre-Atlantique.
***
10Histoire, Forme et Sens en Littérature. La Belgique francophone (tome I) a recours aux dimensions à la fois politiques, sociales et linguistiques des lettres belges afin de mettre en contexte des œuvres de la période 1815-1930 et en aval de celle-ci, la persistance de leurs diverses composantes étant avérée à travers le Temps. L’auteur s’applique à faire émerger de la matière romanesque, théâtrale ou essayiste des Formes qui, par la singularité qui leur est propre, par l’originalité de leurs structures et la vivacité de leurs caractères témoignent d’une littérature spécifique à la période étudiée. Les composantes mythiques, discursives, thématiques, narratives, génériques et sociologiques se conjuguent pour faire émerger à travers l’Histoire les Formes servant à configurer les Sens pluriels, connotatifs, réflexifs, paradigmatiques voire intertextuels qui se déploient dans les œuvres — et ce, tout au long d’un ouvrage éminemment savant. Véritable feu d’artifice pour l’intelligence, cet ouvrage remarquable par son érudition, la finesse et la profondeur de ses analyses constitue un incontournable pour qui veut mieux connaître et approfondir la littérature francophone de Belgique dans ce qu’elle recèle de plus singulier. Il ne saura manquer d’intéresser les chercheurs et étudiants de l’Association européenne d’Études francophones8 et des centres d’études ou chaires de la francophonie à travers le monde.