Si l’Orient m’était conté
1Le premier numéro de Féeries – désormais disponible en ligne – avait séduit par son sérieux, sa diversité et la pertinence des articles. Le second fait encore mieux : il double de volume sans avoir perdu aucune de ses qualités. Aux études et comptes rendus vient s’ajouter une troisième rubrique des plus précieuses : Bernard Roukhoumovsky présente et édite un conte oublié d’André-François Deslandes, L’Optique des mœurs opposée à l’optique des couleurs. Ce court texte se présente comme une « Lettre de M. D*** à M. L**. B****. » et prétend rapporter des nouvelles de Venise.
2Venons-en aux articles qui traitent du « conte oriental ». Au nombre de treize, ils sont introduits par une magistrale étude d’ensemble « L’invention d’un genre littéraire au XVIIIe siècle : le conte oriental ». Elle est due à Jean-François Perrin, principal animateur de la revue. Elle pose des orientations fondamentales pour toute étude du conte oriental, tenant compte des plus récents travaux sur la questions ; proposant une typologie du genre ; évoquant son devenir littéraire jusqu’au XIXe siècle. La clarté de la démonstration est soutenue par une langue élégante, précise et soignée : gageons que cet essai s’imposera très vite comme la synthèse de référence sur le genre.
3Si Jean-François Perrin s’intéresse à certaines sources – dont la traduction Galland des Mille et une nuits est la plus célèbre – les autres contributeurs mettent leurs pas dans les siens. La revue ne s’assigne guère de limites chronologiques. Si, sujet oblige, la plupart des études portent sur le dix-huitième siècle, d’autres débordent ce cadre.
4Julie Anselmini aborde le devenir des Mille et une nuits par le biais de la récriture. Elle choisit, dans son étude « De Galland à Dumas : la métamorphose romanesque du conte oriental », d’étudier l’inscription du texte oriental dans l’œuvre romanesque de Dumas. Elle montre qu’il ne s’agit pas simplement d’une référence culturelle ou d’un élément de complicité avec le lecteur : l’Orient et sa magie désignent un lieu idéal pour Monte-Cristo et son entourage. Le refus du réel et la volonté de créer une œuvre originale et inscrite dans la durée s’inspirent, chez Dumas, de la tradition du conte.
5Le comparatisme offre également un angle d’attaque à Raymonde Robert. La grande spécialiste du conte met en parallèle deux versions d’une même histoire. En effet, une seule histoire turque donne naissance à l’Histoire du prince Fadallah, fils de Ben-Ortoc, roi de Moussel dans les Mille et un jours de Pétis de la Croix et à l’Histoire de Fazlillahn d’Ebul-Hassen, d’un cadi et d’une jeune fille des Contes du sérail de Mlle Falques. Chacun se prévaut de l’un des versants de l’histoire originale, à la fois facétieuse et sentimentale, et en fait le moteur principal de son propre ouvrage. Chacun offre ainsi au lectorat français quelque chose qui correspond mieux aux attentes que l’esthétique bigarrée du texte turc de départ. Tout en lissant les aspects narratifs et structurels, ils insistent l’un et l’autre, par leur travail d’écriture, sur les aspects exotiques de leurs contes. Le paradoxe de la naturalisation de l’étranger et de sa mise en valeur est admirablement démontré par cet exemple.
6L’étude qui suit celle de Raymonde Robert, due à Julie Boch, interroge également le rapport entre emprunt et récriture. Elle prend pour corpus les Contes orientaux de Caylus. Nous en connaissons la source ; là encore il s’agit d’adaptations d’authentiques textes turcs, en l’occurrence les manuscrits rédigés par les « jeunes de langue » à Constantinople qui servent ainsi de truchement entre la tradition orale millénaire et le lecteur du Siècle des Lumières. Des manuscrits – aujourd’hui conservés dans le « fonds turc » de la BNF – au recueil de Caylus, l’on peut ainsi analyser les modifications et tenter d’en proposer des explications.
7Les sources d’un autre auteur, qui publia ses Sultanes de Guzarate, ou les songes des hommes éveillés, Contes mogols, en 1732, Guellette, sont ensuite évoquées par Catherine Langle. Les sources documentaires sérieuses que sont les auteurs de récits de voyage comme d’Herbelot fournissent à l’auteur le matériau de notes qui viennent appuyer de leur autorité le texte de fiction. L’article tente d’analyser, sous l’angle du titre, Les Sultanes, la tension qui peut exister par le biais d’une double altérité, féminine et étrangère.
8Si Catherine Langle évoque les notes de Guellette, Christelle Bahier-Porte nous propose une tentative d’archéologie de ce type de renvoi littéraire. Dans les recueils de Galland et de Pétis de la Croix, les notes servent déjà à authentifier le discours oriental. Ils montrent que le genre du conte oriental s’inscrit dans une double logique d’information et de divertissement. Par la suite, les auteurs exploiteront la tension entre la fiction et le discours infrapaginal en proposant des notes parodiques.
9Cette même tension qui permet de grignoter le message par le paratexte est envisagée d’un autre point de vue par Aurélia Gaillard. Elle s’appuie sur quatre fictions orientales de Montesquieu, deux insérées dans les Lettres persanes, deux autres plus tardives. Elle tente de montrer que l’écrivain trouve dans le genre le moyen de mettre en pratique une logique de l’inversion ou de la réversibilité, mais également d’en tester les limites.
10Parmi les études les plus originales du recueil, il faut citer celle d’Yves Citton « Les comptes merveilleux de la finance. Confiance et fiction chez Jean-François Melon ». Du conte au compte, il n’y a qu’une modification orthographique. Fait-elle sens ? Melon, économiste politique de premier rang, est, comme Montesquieu, un auteur sérieux qui n’a pas hésité à s’adonner aux joies de la fiction. Cinq ans avant son Essai politique sur le commerce (1734), il a en effet donné Mahmoud le Gasnévide, conte oriental qui présente un souverain idéal. Yves Citton met en évidence l’originalité de la pensée de Melon ainsi que les liens qui unissent ses deux textes. Toutes deux s’inscrivent sur fond de l’expérience économique la plus désastreuse de l’époque : la banqueroute de Law. Toutes deux démontrent la nécessité, pour faire tourner une économie, comme pour régner admirablement dans un Orient de pacotille, de la confiance, valeur essentielle sans laquelle le système s’enraye.
11Crébillon est étudié par Violaine Géraud qui interroge Tanzaï et Néadarné, Le Sopha et Ah, quel conte ! sous l’angle du dialogisme. L’article montre l’importance des structures dialogiques dans ces textes. Elles reposent en premier lieu sur une tension entre deux auditeurs, l’un bienveillant, l’autre critique. La fée Moustache servirait à mettre à jour le fonctionnement de l’écriture et ainsi à développer l’éventail des possibilités offertes à l’intérieur du conte, mais surtout pour le lecteur.
12Sans quitter le genre du conte oriental, Luc Ruiz nous propose de changer de pays. En effet, il étudie l’un des chefs d’œuvre du conte oriental, Vatheki de Beckford. Il repère à l’intérieur du texte, le fonctionnement du modèle oriental comme cadre et comme élément structurant du récit. Les allusions exotiques s’inscrivent le plus souvent dans l’évocation d’une transgression à laquelle le merveilleux apporte parfois une résolution.
13La Grande-Bretagne et ses écrivains sont encore à l’honneur avec Cécile Revauger qui s’intéresse au conte oriental dans le contexte des Lumières britanniques. L’orientalisme séduit mais le conte se nourrit des acquis philosophiques et scientifiques du temps. Il y a donc un effet de bivalence. Le conte oriental britannique est à la fois hors du temps, situé dans un monde de fantaisie, et ancré nettement dans l’histoire.
14Ferial J. Ghazoul, dans « Flaubert, du derviche au saint », étudie en premier lieu un texte inachevé et peu connu de Flaubert, son Conte oriental, à partir des canevas et manuscrits. L’œuvre est mise en rapport avec La Tentation de saint Antoine. L’article repère un fonctionnement qui est, en termes photographiques, celui du négatif au positif.
15Margaret Sironval s’intéresse au devenir, en Europe et au-delà des Lumières, d’un des épisodes les plus connus des Mille et une nuits, celui d’Aladin et sa lampe merveilleuse. L’œuvre continue d’être revisitée par les producteurs de dessins animés ou les auteurs de « pantomimes » de Noël outre-Manche. L’article se penche en particulier sur quatre adaptations littéraires de l’histoire d’Aladin, par Oehlenschläger dans une pièce danoise de 1805, Andersen dans son célèbre conte Le Briquet, Marcel Schwob avec « Sufrah géomancien » des Vies imaginaires et Ernst Jünger dans Le Problème d’Aladin, son avant-dernier roman. Le modèle oriental sert souvent à une écriture métaphorique et permet de renouveler un conte dont les lecteurs occidentaux font leurs délices depuis près de trois siècles.
16Le numéro est complété, comme le premier, par une utile bibliographie. Il convient également de saluer la présence de résumés bilingues (anglais/français) et de compte rendus de différents ouvrages récents. Beaucoup de périodiques sont lancés par un premier numéro prometteur mais ne réussissent pas à franchir le cap du second. Les fées se sont visiblement penchées sur celui-ci.