Lettres à l'œuvre. Pratiques lettristes dans la poésie en français, de l'Extrême Contemporain au Moyen Âge (Fribourg, Suisse)
Colloque
"Lettres à l'œuvre. Pratiques lettristes dans la poésie en français (de l'Extrême Contemporain au Moyen Âge)"
Université de Fribourg (Suisse)
du 20 au 22 octobre 2021.
Dans l’article « Le poétique et l’analogique » paru en 1978, le seiziémiste François Rigolot formulait l’hypothèse d’une corrélation entre crises sociétales et formalisme poétique :
le laboratoire des expériences formelles était au plus actif lors des époques […] où une crise des valeurs traditionnelles oblige les formulateurs de culture, dont les poètes, à s’interroger sur leur medium d’expression : période alexandrine, carolingienne, xve siècle, âge dit « baroque », surréalisme… Tout se passe comme si, dans la production littéraire d’une civilisation donnée, la motivation du signifiant était inversement proportionnelle à celle du signifié[1].
La poésie médiévale en français paraît contredire une telle hypothèse : dans la perspective d’une conception cratylique du signe linguistique formalisée par Isidore de Séville (Étymologies) – pour qui la lettre, littera, est conçue comme un chemin, iter, guidant le lecteur vers une forme de vérité –, des poètes transposent en langue vernaculaire, dès le xiie siècle, le modèle d’une pratique lettriste – ou lettrique – d’inspiration chrétienne représentée dans la poésie latine sans interruption du ve au ixe siècle : Gautier de Coinci, Huon le Roi de Cambrai, Rutebeuf, Guillaume de Digulleville, Guillaume de Machaut, Christine de Pizan en offrent autant d’exemples. De fait, les traits emblématiques de la poésie lettriste vernaculaire sont les mêmes que dans la langue savante, à commencer par l’aspiration à déjouer la linéarité monotone de l’écriture au profit de systèmes qui la complexifient ou la redoublent, ou par la sensibilité à la portée symbolique, esthétique, morale ou spirituelle de chaque lettre ou signe.
Qu’en est-il pour les siècles ultérieurs au Moyen Âge ? Considérée dans une perspective diachronique, la tradition médiévale semble en effet n’offrir que les premiers fruits d’une moisson aussi prolifique que durable, qui perdure jusqu’à nous, sous une forme toujours renouvelée, dans les œuvres de Geoffroy Tory (Champ fleury) et Tabourot des Accords (Bigarrures) autant que dans celles, parmi tant d’autres, d’Arthur Rimbaud (Voyelles), Stéphane Mallarmé (Un coup de dés), Paul Valéry (Alphabet) et Georges Perec (La Disparition). Désireux faire dialoguer, en toute anachronie, les expressions les plus suggestives d’une pratique au long cours, les organisatrices et organisateurs du présent colloque entendent rassembler des spécialistes de littérature française, intéressé-e-s par des époques et des genres divers, qui pourront contribuer à une réflexion commune sur les jeux de lettres en langue française, entre le Moyen Âge et l’époque contemporaine. Au risque d’un décentrement fertile et d’un téléscopage riche de sens, le pari de ces journées est de tirer parti de rapprochements inédits, voire incongrus et – loin de toute perspective téléologique, dans une parfaite désobéissance aux injonctions de la chronologie – de susciter des mises en regard et des éclairages réciproques à partir d’œuvres en conformité ou en rupture avec la tradition.
Les modalités de ces jeux de lettres peuvent varier à l’infini : abécédaire, acrostiche, allographe, anagramme, carmen quadratum, épellation, lipogramme, palindrome, pangramme, rébus, tautogramme, versus concordantes… Tous ces procédés ont en commun de placer au centre du discours poétique la lettre, entendue dans la triple dimension que le grammairen Donat lui prête : nomen, figura et potestas (Ars maior, i, 2) – soit, approximativement, sa dimension phonétique, graphique et symbolique. Il s’agit ainsi de proposer des études consacrées aux jeux de lettres au sens large, en favorisant l’aspect graphique plutôt qu’iconographique – dans l’esprit de Tabourot des Accords, qui « n’appreuve pas que l’on entremesle des peintures de quelque chose que ce soit, avec ces lettres, notes, & chiffres »[2].
La perspective adoptée peut être textuelle : l’étude, fondée sur l’analyse rapprochée d’un texte ou d’un corpus de textes, pourra notamment interroger les modalités esthétiques et les enjeux idéologiques du « maniérisme » lettriste. La perspective peut également être contextuelle : l’étude questionnera alors la spécificité de la fascination que les poètes nourrissent pour la lettre à une époque particulière et envisagera en particulier, en dialogue avec l’hypothèse formulée par François Rigolot, la possibilité de situer l’orientation lettriste de telle ou telle œuvre dans une temporalité poétique.
L’objet du colloque est donc d’examiner les pratiques et les visées de la poésie lettriste dans la diversité de ses réalisations et à différentes époques, à la lumière du triple effet – et esthétique, sémantique et mémoriel – qu’elle produit, et de comprendre notamment comment le passage de la manuscriture à l’imprimerie bouleverse le paradigme dans lequel elle s’inscrit. Dans cette perspective, il sera utile d’interroger l’impact sur la pratique lettriste des changements idéologiques survenus depuis le Moyen Âge – dont trois paraissent a priori particulièrement déterminants : la crise du sentiment religieux, la crise de la représentation, et la crise du signe.
VOIR LE PROGRAMME EN PIÈCE JOINTE
*
Lieux
20 octobre: PER 17 001
21octobre: PER 21 C130 le matin / auditoire Joseph Deiss l'après-midi
22 octobre: PER 17 001
Participation en ligne
Lien zoom à solliciter auprès du responsable (ci-dessous)
*
Projet « Jeux de lettres et d’esprit dans la poésie manuscrite en français (XIIe-XVIe siècles) », financé par le Fonds national suisse de la recherche scientifique :
Marion Uhlig (Université de Fribourg)
Olivier Collet (Université de Genève)
Yan Greub (ATILF, CNRS et Université de Lorraine, Université de Neuchâtel)
Pierre-Marie Joris (Université de Poitiers - CESCM)
Thibaut Radomme (FNS-Université de Fribourg)
David Moos (FNS-Université de Fribourg)
Département de Français / Institut d’études médiévales
[1] François Rigolot, « Le poétique et l’analogique », Poétique, 35 (1978), 257‑268, 267.
[2] Etienne Tabourot, Les Bigarrures du Seigneur des Accords (Premier Livre), Fac-similé de l’éd. de 1538, notes par Francis Goyet, Genève, Droz, 1986, I, p. 24.