L’affaire Louise Labé. Entretien avec Élise Rajchenbach
par Sarah Al-Matary, mis en ligne sur laviedesidees.fr le 27 mai 2022
Loin d’une bataille d’ego entre universitaires, les polémiques qui entourent la personne et l’œuvre de Louise Labé révèlent des biais méthodologiques, mais aussi le poids des stéréotypes genrés sur les pratiques scientifiques.
La Vie des idées : Pourquoi Louise Labé a-t-elle suscité, ces quinze dernières années, des polémiques telles qu’on a pu dire qu’elle était un homme, un personnage inventé par un collectif, et de manière plus générale qu’elle restait une « énigme » ?
Élise Rajchenbach : Louise Labé fait partie de ces autrices dont le nom est connu du grand public – ce qui n’est pas si courant pour les périodes anciennes. Bien qu’elle ait été rééditée au XVIIIe siècle, c’est le critique Sainte-Beuve, au XIXe siècle, qui a véritablement sorti l’œuvre de Labé du brouillard de l’histoire littéraire, à une époque où l’on redécouvre les poètes du Moyen Âge et de la Renaissance. Mais cette sortie de l’obscurité ne se fait pas sans difficultés : elle se heurte à des barrières morales et à des présupposés misogynes. Les vers de Labé, qui sont plus lus que le reste de l’œuvre (le Débat de Folie et d’Amour) à cette époque, sont brûlants de désir et, pire, de désir féminin, ce qui est particulièrement dérangeant pour des messieurs supposément très sérieux et très sages. Au XIXe siècle, la publication demeure rare pour les femmes, en particulier du fait des barrières morales et du fort risque d’une réputation ternie – la femme qui publie est une « femme publique ». C’est l’une des raisons pour lesquelles l’œuvre et surtout la figure de Louise Labé ont pu déranger.
À cela s’ajoute l’idée que les femmes étaient jugées faibles et intellectuellement infirmes : on retrouve ce discours, pas nouveau au XVIe siècle, au XIXe et jusqu’au XXe siècle. Même une princesse comme Marguerite de Navarre, dont vient de paraître une biographie par Patricia Eichel-Lojkine, faisait les frais de ces présupposés : en 1926, son éditeur, Pierre Jourda, n’hésite pas à lui attribuer des vers sous le prétexte que seule une femme aurait pu produire de la poésie de si piètre qualité. Il existerait une essentialité de l’écriture, c’est-à-dire une manière d’écrire pour les femmes et une, différente, pour les hommes. […]
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Élise Rajchenbach, maîtresse de conférences en littérature de la Renaissance à l’université Jean-Monnet de Saint-Étienne, membre junior de l’Institut universitaire de France, est notamment spécialiste de la poésie écrite par des femmes. Ancienne élève de l’ENS Lettres et sciences humaines, elle a beaucoup travaillé sur la production lyonnaise : Pernette du Guillet, Charles de Sainte-Marthe, entre autres. Après avoir édité chez Droz les Rymes (1545) de Pernette du Guillet, elle a publié chez le même éditeur sa thèse sur la construction du milieu poétique et éditorial lyonnais à la même période. À l’articulation entre les langues (latin, français, langues vernaculaires), son travail est sensible aux supports, aux sociabilités, aux réseaux, aux querelles et aux stratégies. Élise Rajchenbach dirige actuellement l’édition des œuvres complètes de Charles Fontaine et la collection « La Nouvelle Cité des Dames » (PUSE).