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Male gaze, female gaze, feminist gaze, queer gaze… : quel(s) style(s) pour les études de genre ? XVIII-XXIe s.

Male gaze, female gaze, feminist gaze, queer gaze… : quel(s) style(s) pour les études de genre ? XVIII-XXIe s.

Publié le par Marc Escola (Source : Azélie Fayolle)

Male gaze, female gaze, feminist gaze, queer gaze… : 

quel(s) style(s) pour les études de genre ? 

XVIII-XXIe siècles

Nouveau venu dans le vocabulaire des études de style, le concept de gaze connaît une actualité probablement favorisée par l’élargissement du cadre stylistique qu’il propose. Comme la manière, il est issu des études visuelles (cinématographiques plutôt que picturales), mais le regard qui le traduit charrie dans son sillage la vision du monde ou Weltanschauung qui inclut une portée épistémologique, voire politique ou philosophique – tout en favorisant des approches macroscopiques. La parution de l’ouvrage Le regard féminin. Une révolution à l’écran d’Iris Brey en a permis, dès 2020, une circulation large et nouvelle dans les espaces francophones, par la diffusion du concept de male gaze, initialement forgé par Laura Mulvey en 1975 dans Visual pleasure and narrative cinéma (traduit en 2017 dans Au-delà du plaisir visuel. Féminismes, énigmes, cinéphilie par Teresa Castro et Clara Schulmann, Mimésis). Le succès du concept comme celui de l’ouvrage signalent un intérêt actuel du public, en partie académique, pour des approches des œuvres artistiques intégrant les questions politiques et éthiques contemporaines, en revendiquant une littérature placée au sein de la société. Les questions liées au genre et à leurs interactions, potentiellement violentes, tiennent une place de plus en plus importante depuis #metoo et, pour les études littéraires, l’affaire Chénier (2017)[1]. Elles commencent à se faire entendre, depuis les ouvrages militants (comme Une culture du viol à la française : du « troussage de domestique » à la « liberté d’importuner » de Valérie Rey-Robert, Libertalia, 2020) jusqu’aux études plus académiques, comme le montrent, entre autres, les récents Au Non des femmes. Libérer nos classiques du regard masculin de Jennifer Tamas (Seuil, 2023), Des femmes et du style. Pour un feminist gaze d’Azélie Fayolle (Divergences, 2023) ou En finir avec la passion. L'abus en littérature de Sarah Delale, Élodie Pinel et Marie-Pierre Tachet (Amsterdam, 2023). Depuis le male gaze de Laura Mulvey, les propositions foisonnent : queer gaze, oppositionnal gaze (bell hooks), tender gaze (Muriel Cormican et Jennifer Marston William, introduit en français par Lucie Nizard), feminist gaze, regard lesbien, etc. L’introduction du concept de gaze dans les discours critiques, notamment amateurs, a l’avantage d’approfondir les critiques thématiques ou cantonnées à la seule représentation de figures opprimées, et son emploi signale une lacune théorique des études littéraires.

Ce colloque propose d’ouvrir les questionnements et les méthodes de poétique et de stylistique au prisme du genre (sans oublier qu’il puisse croiser d’autres oppressions). Si le style a longtemps été compris comme l’empreinte d’une singularité, souvent marquée du sceau du génie et de l’exceptionnalité dans le sillage du romantisme, d’autres approches, comme la sociocritique, permettent de le comprendre aussi comme un marqueur de groupe, inscrit autant dans une dynamique de réappropriation(s) de la langue que dans la construction d’une individualité. Autrement dit, si, comme l’a déclaré Buffon, « le style est l’homme même »[2], il convient peut-être de se rappeler aussi qu’il n’y a que les écritures de femmes qui ont été aussi systématiquement étudiées au prisme d’une assignation à un genre, quand les virilismes littéraires sont négligés et que d’autres écritures sont disqualifiées pour leur fluidité perçue comme un manque de vigueur et de fermeté, les reléguant en même temps que les supposées écritures féminines – Renan a pu pour sa part revendiquer, non sans paradoxe ou provocation, « du dédain de prêtre et du dédain de femme » pour justifier sa gaucherie[3]. Il ne s’agit pas de raviver ce vieux serpent de mer : le gaze permet plutôt de considérer les rôles sociaux de genre, mis en scène dans les textes, qu’il y ait ou non adéquation avec des identités réelles, dans leur dimension politique (plutôt que sociale ou directement biographique). Le male gaze littéraire n’est pas ce que serait une écriture des hommes : il traduit en point(s) de vue un positionnement jouissant de la domination masculine, traduite dans l’exploitation des corps féminins à l’écran comme dans les textes, et constitue ainsi une dimension (non exhaustive) d’un style viriliste. Ce gaze peut être repris, comme par Annie Ernaux (non sans difficultés et sans écart : l’inversion des rôles ne suffit pas, comme le montre les difficultés relatées dans Une passion simple) ou Rachilde (qui revendique son antiféminisme et d’écrire comme un homme de lettres). De même, le female gaze ne peut se comprendre comme une inversion du male gaze approprié par des autrices ou des personnages féminins, mais comme une mise en texte proposant d’autres axiologisations.

On le voit : le gaze, comme le genre (littéraire), convoque un imaginaire du genre, ainsi que l’a montré Christine Planté dans « Un roman épistolaire féminin ? Pour une critique de l’imaginaire générique ». Les imaginaires de la langue, théorisés par Gilles Philippe, se retrouvent ici également, dans un imaginaire genré des styles. Le genre constitue en effet un continuum, plus ou moins inconscient, plus ou moins intentionnel, mais qui se trouve conscientisé dans et par le(s) style(s), avec des gradients divers, depuis la réalisation d’un style propre jusqu’à son explicitation dans des métadiscours. C’est dire que le gaze permet de voir comment le texte fabrique son public depuis ces théorisations jusqu’aux réappropriations, revendiquées ou allusives, construisant des généalogies comme des filiations et des communautés.

Ce sont ces théories dont nous voudrions proposer l’exploration commune, à partir de la littérature en français du XVIIIe siècle à aujourd’hui. Dans le cadre de ce colloque, on s’interrogera notamment sur ces quelques points :

-       Concepts et théorie(s) :

Le gaze est un concept issu des études cinématographiques, dans lesquelles il est une catachrèse, une métaphore qui vient combler un manque lexical et conceptuel. Son transfert en stylistique et dans les études littéraires constitue un autre écart, qu’il faut interroger : quelles sont les implications de ce transfert, notamment sur l’interdisciplinarité structurant les cultural studies comme les gender studies ?

-       Formes et traits :

L’analyse d’un style, sur le plan de ses caractéristiques genrées, dépend de la possibilité d’isoler les traits d’une écriture qui se laissent interpréter comme genrés. Ce travail de repérage est le fruit de la critique et, plus largement, du lectorat. Un des principaux objectifs du colloque sera d’objectiver cette analyse et d’établir une méthodologie qui permette d’expliquer comment des faits d’écriture, à différents niveaux, peuvent être interprétés comme tels.

-       Images et représentations :

Selon une perspective inspirée des imaginaires de la langue, rappelons qu’une certaine façon d’user de la langue inspire des représentations, des images, qu’elles soient ou non justifiées. Le présent colloque offrira l’opportunité d’interroger les processus selon lesquels une manière d’écrire peut être à associée à des valeurs et des représentations genrées. Des caractéristiques genrées préconçues peuvent certes être attribuées à une écriture. Les métadiscours, dont les textes d’escorte (préfaces ou autres avertissements), peuvent également fournir un lieu où se commentent et se décrivent les styles. Au-delà des images potentiellement attendues, on pourra également s’intéresser les ressources mises en œuvre dans une écriture ou dans les métadiscours pour infléchir ces représentations préconçues du genre dans l’écriture, voire pour les subvertir et ou les contredire.

-       Traductions et styles

La question des traductions mérite toute sa place dans ces questionnements : que disent les choix d’un positionnement genré, voire d’une recherche d’émancipation, dans les marges de l’interprétation des textes d’une langue à une autre ? La traduction de Sapho par Renée Vivien a ainsi consacré (non sans discontinuité ou remise en question) la poétesse en icône lesbienne, quand les études bibliques donnent le riche exemple de réflexions foisonnantes sur la relativité des rôles sociaux de genre et de sexualité. Les théologies queer ou féministes participent aussi de ces stylistiques.

-       Communauté et performativité :

Le fait que le genre puisse se manifester à travers un ou des style(s), voire un gaze, peut impliquer l’intention de produire des effets sur le lectorat. Le gaze peut non seulement lier une communauté émotionnelle, il peut aussi viser à faire agir. Dépassant la dimension singulière à laquelle il fut traditionnellement cantonné, le style devient trace du collectif et instrument de reconnaissance. Le colloque offrira des opportunités d’analyser la façon dont des faits individuels d’écriture, envisagés sous le prisme du genre, peuvent fonctionner comme traces d’une voix collective.

Le colloque aura lieu à l’Université libre de Bruxelles les 20 et 21 juin 2024. Il est soutenu par le laboratoire Philixte et le réseau STRIGES (Structure de recherche interdisciplinaire sur le genre, l’égalité et la sexualité) de l’ULB. Les propositions de communication (environ 500 mots) sont à envoyer à Azélie Fayolle (azelie.fayolle@ulb.be) et Clément Dessy (clement.dessy@ulb.be) avant le 19 janvier 2024. Les questions épistémologiques et les études de cas développant une perspective théorique seront privilégiées. Un avis sera communiqué aux auteur·rice·s avant le 9 février 2024.

Comité scientifique :

Laurence Brogniez (Université Libre de Bruxelles)

Yannick Chevalier (Université Lumière Lyon-II)

Brigitte Diaz (Unicaen)

Valérie Piette (Université Libre de Bruxelles)

Anne Tomiche (Sorbonne Université)

Jennifer Tamas (Université de Rutgers)

Marie-Ève Thérenty (Université Paul-Valéry)

Laurence Rosier (Université Libre de Bruxelles)

Damien Zanone (UPEC)

 [1] Pour un récapitulatif de l’affaire Chénier, voir le sommaire établi sur le carnet Hypothèses Malaises dans la lecture, (en ligne), 07/07/2019. URL : https://malaises.hypotheses.org/1003
[2] Discours prononcé à l’Académie française, 25 août 1753. Sur le destin trompeur de cette citation, voir Jacques Dürrenmatt, « “Le style est l'homme même”. Destin d'une buffonnerie à l'époque romantique », Romantisme, 2010/2, no 148, p. 63-76. URL : https://doi.org/10.3917/rom.148.0063
[3] Préface, Feuilles détachées [1892], Œuvres complètes, Paris, Calmann-Lévy, 1947-1961, t. II, p. 950.

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–-, « Regarder / désirer. Du “male gaze” au “tender gaze” dans les récits fictionnels du second XIXe siècle » (à paraître)

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