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Anachronismes et violences : perspectives transdisciplinaires (Centre d'histoire de Sciences Po, Paris)

Anachronismes et violences : perspectives transdisciplinaires (Centre d'histoire de Sciences Po, Paris)

Publié le par Faculté des lettres - Université de Lausanne (Source : Cécile Rousselet)

Centre d’histoire de Sciences Po – Paris

Le 27 mai 2025

Responsables : Aline Lebel, Cécile Rousselet, Frédérique Leichter-Flack

D’abord élaborée par les historiens et les philosophes, la réflexion sur l’anachronisme occupe une place centrale dans le dialogue qui s’est établi depuis une vingtaine d’années entre histoire, histoire de l’art et théorie littéraire, dans le sillage notamment des travaux de Georges Didi-Huberman puis de Pierre Bayard. Aujourd’hui, l’étude des mécanismes anachroniques fait donc l’objet d’une production relativement diversifiée. Mais la question spécifique des interactions entre les formes d’anachronisme et la mise en scène des violences historiques n'a pas fait à ce jour l’objet d’une analyse à part entière : c’est la réflexion que nous proposons de mener ici, dans une perspective résolument transdisciplinaire. 

Dans son sens premier, le terme d’anachronisme renvoie à l’idée d’un décalage, d’une discordance temporelle : il désigne « l’action de placer un fait, un usage, un personnage, dans une époque autre que l’époque à laquelle ils appartiennent ou conviennent réellement », et par métonymie, « l’entité déplacée dans une époque autre que la sienne », avec un sens parfois péjoratif. Le détour par un temps autre est un procédé récurrent dans les œuvres qui se confrontent à la problématique de la violence. Ainsi des dernières pages de La Mulâtresse Solitude, où le narrateur du roman d’André Schwarz-Bart fait explicitement référence aux « ruines humiliées du ghetto de Varsovie » pour conclure sa description du site désolé d’une révolte d’esclaves violemment réprimée. Pourquoi, quant il s’agit de se confronter à un épisode ou à un fait de violence historiquement situé, ce choix d’un détour analeptique ou proleptique par un temps autre ? 

À titre indicatif, nous aimerions proposer trois axes de réflexion pour approfondir ces questions : 

Un axe épistémologique : 

Depuis l’article de référence de Nicole Loraux (1993) au moins, les historiens ont souvent insisté sur la valeur heuristique de l’anachronisme pour la compréhension du passé et le repérage comparatiste de points communs entre les phénomènes historiques, au-delà de leur singularité contingente. Comment mobilise-t-on, en littérature ou en art, cette démarche épistémologique pour donner à penser la question de la violence dans sa dimension transhistorique et transculturelle ? On pense aux Désastres de Francisco Goya, qui, estampe après estampe, peuvent faire référence à des épisodes de guerres différentes, et qui s’inspirent autant de représentations grecques antiques que contemporaines de la violence. Que peut apporter cette démarche au regard que certaines sciences humaines et sociales portent sur cette violence ? Et comment hérite-t-elle en retour des questionnements nés dans ces champs disciplinaires ? Il s’agira ici de nous interroger sur le gain épistémique propre à cet usage de la discordance temporelle, pour les acteurs concernés. 

Par ailleurs, on le sait, l’anachronisme défendu par la science historique est toujours un anachronisme maîtrisé, dont le maniement exige une grande précaution. Formulée en ces termes, la question de l’anachronisme rencontre celle, plus générale, de l’analogie historique et de la métaphore historique, et de leurs usages. On pourra s’interroger sur le rôle des historiens face à la circulation d’analogies mises en circulation par les médias et les réseaux sociaux, et sur leur éventuel pouvoir d’arbitrage vis-à-vis d’un « bon » usage des anachronismes. Cette question engage aussi celle des pouvoirs de l’art : qu’en est-il, en effet, des anachronismes mis en circulation par des œuvres, artistiques ou littéraires ? Par exemple, les écrivains s’efforcent-ils d’inventer des dispositifs (qu’il nous intéressera d’identifier) garantissant ce « bon » usage de l’anachronisme, dès lors qu’il est question de la violence ? Chez des auteurs aussi différents que Isaac Bashevis Singer ou Roberto Bolaño par exemple, envisager la littérature comme une science humaine capable de penserla violence implique de se demander à quelles conditions la discordance temporelle peut fonctionner (ou échouer à fonctionner) comme un véritable opérateur de lisibilité. Qu’en est-il des autres arts ? Une réflexion sur le cinéma ou l’histoire de l’art, par exemple, permettra d’enrichir la compréhension de ces mécanismes. 

Un axe rhétorique : 

Cette remarque introduit un deuxième questionnement, qui porte sur les visées pragmatiques de l’anachronisme, sur ses usages éthiques et politiques. Le détour par un temps autre, qui peut être défamiliarisant, a-t-il pour but de faire apparaître des différences ou au contraire d’opérer un rapprochement – voire une confusion délibérée - entre des épisodes de violence historiquement distincts ? Il s’agira de s’interroger sur la possibilité pour les détours anachroniques de se faire paroles d’emprunt, à même de porter des discours quelque fois inaudibles. Ainsi par exemple de la référence aux crimes nazis dans le récit de la fabrique de la grande famine de 1933 chez Vassili Grossman. La mobilisation des anachronismes dans des contextes différents peut aussi avoir pour conséquence de produire des formes de communautés de textes ou d’œuvres, voire de formaliser un mimétisme dans l’interprétation des violences de différents contextes. 

En outre, ce détour permet-il d’intensifier ou au contraire d’atténuer l’effet de choc suscité par la représentation de la violence ? Dans La Voix endeuillée (1999), Nicole Loraux rappelle l’interdiction faite aux dramaturges athéniens de situer l’action de la pièce tragique dans le présent de la représentation, suite au débordement de douleur suscité chez les spectateurs par la pièce de Phrynikos, La Prise de Milet. À l’inverse, la référence explicite ou implicite au nazisme permet souvent la création d’un effet de choc qui va plutôt dans le sens d’une sidération. De quels moyens le créateur d’une œuvre dispose-t-il pour éviter ou provoquer cet effet ? Quels usages éthiques et politiques peut-il en faire : s’agit-il de provoquer et/ou de choquer, d’opérer une prise de conscience chez le récepteur, ou encore de partager un questionnement pour créer le débat ? Y a-t-il, pour ces différentes fonctions, des anachronismes « privilégiés » (qui diffèrent, alors, selon les époques et/ou les aires culturelles) ?

Un axe herméneutique : 

Le dernier axe de réflexion que nous voudrions proposer porte sur la question de l’interprétation, et peut être creusé dans deux directions différentes. D’abord, en réfléchissant aux multiples façons dont la réception de l’anachronisme, en situation de représentation des violences, est anticipée par celui ou celle qui le produit. Si le travail sur la discordance temporelle peut être fécond heuristiquement, c’est au terme d’un processus d’interprétation qui permet au récepteur de faire émerger une « vérité » d’ordre philosophique sur la question de la violence en général, éthique ou politique. On pense à cet égard aux controverses autour du casting colour-blind dans la série Chronique des Bridgerton. Dans quelle mesure, jusqu’où et comment un auteur ou une autrice peuvent-ils baliser le processus de réception d’un anachronisme assumé, afin d’en contrôler le résultat ? 

La frontière est alors fine entre un anachronisme situé au niveau de l’œuvre et un anachronisme situé au niveau de la réception, ouvrant un second champ d’investigation, très large, autour des usages et relectures de l’œuvre. On pense aux lectures féministes contemporaines des scènes de viol dans l’œuvre d’Ovide, et plus généralement à la vaste entreprise de relecture des œuvres du canon initiée après Me Too. Que fait-on aux œuvres lorsqu’on reconnaît en elles une violence qu’elles n’identifient pas nécessairement comme telle ? Quelles procédures pour une telle démarche ? Comment en garantir la valeur heuristique ?   

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Les propositions de communication, d’environ 350 mots, en français ou en anglais, accompagnées d’une brève bio-bibliographie, devront être envoyées pour le 1er février 2025, à l’adresse je.anachronismeviolence@gmail.com.