Les Invisibles
Appel à contributions
Revue Romantisme, 2026/4
Coordination : Martin Mees
Dans un texte intitulé « Politique de la littérature » au sein d’un recueil du même nom (2007), Jacques Rancière s’efforce de saisir les conditions à partir desquelles les œuvres littéraires peuvent être analysées comme agissantes d’un point de vue politique, et le philosophe avance le constat suivant :
L’expression « politique de la littérature » implique donc que la littérature intervient en tant que littérature dans ce découpage des espaces et des temps, du visible et de l’invisible, de la parole et du bruit. Elle intervient dans ce rapport entre des pratiques, des formes de visibilité et des modes du dire qui découpe un ou des mondes communs. (p. 12)
À suivre Rancière, la politique de la littérature ne relève pas de l’engagement ou non des écrivains, de la représentation ou non des structures et des luttes sociales, mais de la capacité de l’écriture à interroger, voire à reconfigurer, par ses mots, le partage du sensible. Aux façons de dire, aux formes d’intelligibilité sont liés non seulement des pratiques, des modes d’être et de faire, mais également des régimes de visibilité : des façons de (se) représenter les choses, de voir comme ceci ou comme cela, mais également de distribuer et redistribuer le réel entre visible et invisible.
Toute l’analyse de Rancière porte sur la littérature telle qu’elle s’instaure en son sens moderne au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, inaugurant un nouveau régime historique de l’art d’écrire, et avec lui de nouvelles articulations du dicible et du visible. Mais la réflexion peut être étendue aux autres pratiques et discours (artistique, scientifique, philosophique, historique, etc.) qui se développent conjointement à l’avènement dix-neuvièmiste de la littérature : quel partage du sensible, et en particulier du visible, leurs actes et leurs mots accompagnent-ils ou suscitent-ils ? On a pu ainsi interroger l’invisibilité partielle ou totale de certains « savoirs » au sens large, « (ie : des acteurs, des institutions, des réseaux, des productions, des pratiques…) qui ne se voient pas, restent cachés ou sont masqués. Invisibilité volontaire de savoirs secrets, réservés aux seuls initiés ; obscurité de savoirs sans dignité ; pure transparence de savoirs discrets ; effacement de savoirs marginaux. »[1] On pense aussi à l’émergence et l’élaboration de savoirs qui portent sur l’invisible lui-même[2]. Rassemblant ces perspectives, un récent colloque[3] s’est ainsi attelé à cartographier les façons de « raconter et montrer l’invisible » à la croisée de la littérature, des arts de la scène et du cinéma, sur une période allant de la seconde moitié du XIXe siècle aux années 30, témoignant de l’actualité de la recherche quant à ces enjeux.
Ce numéro de la revue Romantisme a pour sa part comme ambition de saisir les modalités et les conséquences d’un tel partage du visible et de l’invisible lorsqu’il touche plus précisément aux existences elles-mêmes. Depuis plus d’une trentaine d’années, le vocabulaire de l’invisibilité a été particulièrement mobilisé dans le cadre des sciences sociales (W. Brekhus ; A. Brighenti ; J. Donzelot ; M. Dumont ; H. Faes) comme dans celui de revendications et analyses politiques (M. Fœssel ; P. Rosanvallon), s’agissant par exemple de la volonté de faire reconnaître les droits et les identités de certains groupes marginalisés, exclus ou discriminés (M. Boidy). De nombreux travaux en ce sens ont ainsi été entrepris au sein des Gender, Queer, Subaltern et Postcolonial Studies visant à analyser les procédures d’invisibilisation solidaires du sexisme, du classisme, du racisme, de l’homophobie et de la transphobie, procédures tantôt similaires, tantôt spécifiques dans leurs fonctionnements (L. Alcoff ; L. Nochlin ; G. Spivak ; V. Purdie-Vaughns et R. Eibach). Les invisibles désignent dans cette ligne celles et ceux qui, d'une manière ou d'une autre, ont été exclus du champ de la visibilité publique ou du débat intellectuel, tout en subissant des formes d’exploitation, de discrimination ou de déni de reconnaissance (A. Honneth ; G. Le Blanc ; O. Voirol). À l’inverse, l’invisibilité a également pu être mobilisée comme une stratégie de résistance (E. Alloa) aux mécanismes de surveillance de plus en plus généralisés (H. Steiner et K. Veel), à l’emprise des images ou aux « tyrannies de la visibilité » (N. Aubert et C. Haroche). La notion d’invisibilité souffre néanmoins de sa plasticité et d’un amalgame compréhensible avec d’autres notions, comme celles d’oubli, d’inaudibilité, d’anonymie etc., qui peuvent semblablement désigner une forme d’effacement social, sans pour autant mettre en jeu les mêmes mécanismes, ni le même rapport premier au visible.
Nous souhaitons donc investir à nouveaux frais la notion d’invisibilité dans ce qu’elle a de spécifique et dans son application directe aux êtres, aux identités, aux vies du XIXe siècle pour mettre en lumière ce que ces « Invisibles » révèlent des dynamiques sociales, politiques, économiques et culturelles de l’époque. Par là, il s’agit aussi de prolonger de quelques lignes généalogiques les usages socio-politiques contemporains de cette catégorie. Tout l’enjeu réside dans l’idée d’interroger les processus d’invisibilisation sociale, culturelle et politique – qu’ils soient subis ou volontaires – qui ont affecté certains groupes, et la façon dont ils ont pu être documentés dans l’art et l’écriture dix-neuvièmistes. Mais aussi de s’intéresser aux façons dont ces derniers ont pu contribuer à produire ou, au contraire, à combattre cette invisibilité des existences, en leur offrant par exemple des représentations et des visibilités alternatives.
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Les contributions au numéro peuvent répondre aux questions suivantes (la liste est non-exhaustive) :
- Comment les discours et pratiques qui ont pu se développer au XIXe siècle ont-ils organisé diversement la distribution entre celles et ceux qui apparaissaient dans l’espace commun, pouvaient y être reconnus, et les existences qui y demeuraient invisibles ? Ces discours et pratiques étaient-ils conscients et voulus ? Y a-t-il des Invisibles spécifiques au XIXe siècle, se distinguant dès lors d’invisibilisations produites au sein d’autres configurations historiques ?
- À quels moments et dans quelles circonstances cette invisibilité était-elle imposée, subie, et quand pouvait-elle également être choisie et volontaire ? Selon quelles modalités l’invisibilisation, souvent synonyme de domination et d’effacement, pouvait-elle être investie comme une forme de résistance ?
- De quels pouvoirs disposent véritablement l’art et la littérature pour intervenir sur l’invisibilité des êtres, si tant est qu’une telle intervention soit souhaitable, et possible ? Où se situent les seuils de visibilité et quelles institutions ou procédures les génèrent, voire permettent de les franchir et, potentiellement, de « dés-invisibiliser » ? Une invisibilité absolue existe-t-elle ou ne s’agit-il toujours que d’une visibilité partielle ?
- La diversité de la culture visuelle, des genres artistiques, des régimes de fiction et de représentation rend-elle possible des modes de visibilité radicalement différents ? La distance vis-à-vis du réel prise par certaines pratiques artistiques et fictionnelles est-elle un élément nécessaire à la réussite de la visibilisation ?
- Quels rapports se tissent-ils entre l’invisible et l’indicible ou l’inaudible, autres catégories négatives du partage sensible du monde ? Ces concepts renvoient-ils aux mêmes phénomènes normatifs d’exclusion ou à des enjeux épistémiques, esthétiques et politiques différents ?
- Existe-t-il, enfin, différentes façons d’être invisible, si l’on pense non seulement à l’invisibilité sociale mais aussi à toute une série d’êtres qui se situent aux marges de la présence et de la réalité et qui, eux aussi, peuvent entrer dans la famille des « Invisibles » ?
Ce sont à ces différentes questions, et à celles que pourrait susciter cet appel, qu’entend répondre le numéro de Romantisme, en prenant appui sur une riche base de travaux déjà entrepris ces dernières années tant sur l’invisibilité sociale que sur les modalités envisageables de visibilisation des existences minoritaires. Nous accueillons des propositions venues de tous les champs d’étude (littérature, arts visuels, philosophie, histoire, etc.) suivant la ligne interdisciplinaire de la revue.
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Les propositions d’article (2700 signes) accompagnées d’une brève présentation personnelle sont à envoyer à Martin Mees avant le 15 juin 2025 à l’adresse suivante : martin.mees@univ-lille.fr
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Bibliographie selective et indicative
ALCOFF Linda M., Visible identities: race, gender, and the self, New York, Oxford University Press, 2006.
ALLOA Emmanuel, « Invisibility: From Discrimination to Resistance », Critical Horizons, 24(4), 2023, p. 325–338.
AUBERT Nicole et HAROCHE Claudine (éds.), Les tyrannies de la visibilité : être visible pour exister, Toulouse, Erès, coll. « Sociologie clinique », 2011.
BEAUD Stéphane et al. (dir.), La France invisible, Paris, La Découverte, 2008.
BOIDY Maxime, « Luttes de représentation, luttes de visibilité. Notes sur l’iconographie et l’iconologie politiques des dominé(e)s », Hybrid. Revue des arts et médiations humaines, n° 4, 2017, p. 1-13.
BREKHUS Wayne, « Une sociologie de l’"invisibilité" : réorienter notre regard », Réseaux, n° 1, 2005, p. 243-272.
BRIGHENTI Andrea, « Visibility: A Category for the Social Sciences », Current Sociology, vol. 55, n° 3, 2007, p. 323-342.
DONZELOT Jules, L’invisibilité sociale : une responsabilité collective, Paris, Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale, 2016.
DUMONT Micheline, « La construction de l’invisibilité », Liberté, 42(4), 2000, p. 9–17.
ERIBON Didier, Une morale du minoritaire : variations sur un thème de Jean Genet, Paris, Fayard, 2001.
FAES Hubert, L’invisibilité sociale : Approches critiques et anthropologiques, Paris, L’Harmattan, 2013.
FŒSSEL Michaël, « Marine Le Pen ou la captation des « invisibles » », Esprit, vol. 382, n°2, 2012, p. 20-31.
FOUCAULT Michel, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975 ; Les Anormaux, cours au Collège de France (1974-1975), Hautes Études, Paris, Gallimard/Seuil, 1999.
GAILLE Marie, « Sortir de la précarité par le soin ? Dévoiler l’invisible ou voir le visible », Critique, n° 5, 2010, p. 435-449.
HONNETH Axel, « Invisibilité : sur l’épistémologie de la “reconnaissance” », trad. F. GOLLAIN, Ch. LAZZERI, O. VOIROL, Réseaux, vol. 1-2, n°129-130, 2005, p. 39-57.
LE BLANC Guillaume, L’invisibilité sociale, Paris, 2009 ; Insurrection des vies minuscules, Paris, Bayard, 2014.
MERLEAU-PONTY Maurice, Le Visible et l’Invisible, Paris, Gallimard, 1979.
NOCHLIN Linda, Femmes, art et pouvoir, trad. fr. Oristelle Bonis, Nîmes, J. Chambon, 1993 ; Les Politiques de la vision, trad. fr. Oristelle Bonis, Nîmes, J. Chambon, 1995.
ONG-VAN-CUNG Kim Sang, « L’invisibilité publique et la vulnérabilité du commun de Spinoza à Hannah Arendt », Revue d’éthique et de théologie morale, vol. 275, n° 3, 2013, p. 37-58.
PERROT Michelle, Les femmes ou le silence de l’histoire, Paris, Flammarion, 1998.
PURDIE-VAUGHNS Valerie et EIBACH Richard P., « Intersectional Invisibility: The Distinctive Advantages and Disadvantages of Multiple Subordinate-Group Identities », Sex Roles, vol. 59, n° 5-6, 2008, p. 377-391.
RANCIERE Jacques, Le Partage du sensible : Esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000 ; Politique de la littérature, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2007.
ROSANVALLON Pierre, Le Parlement des invisibles, Paris, Seuil, coll. « Raconter la vie », 2014.
SMITH Warren, HIGGINS Matthew, KOKKINIDIS George, et al., « Becoming invisible: The ethics and politics of imperceptibility », Culture and Organization, vol. 24, n° 1, 2018, p. 54-73.
SPIVAK Gayatri Chakravorty, Les subalternes peuvent-elles parler ? (1985), trad. J. VIDAL, Paris, Amsterdam/Multitudes, 2020.
STEINER Henriette et VEEL Kristin, Invisibility Studies. Surveillance, Transparency and the Hidden in Contemporary Culture, Oxford, Peter Lang, 2015.
VOIROL Olivier, « Visibilité et invisibilité : une introduction », Réseaux, vol. 1-2, n°129-130, 2005, p. 9-36 ; « Invisibilité et "système". La part des luttes pour la reconnaissance », in LAZZERI Christian et CAILLE Alain (éds.), La reconnaissance aujourd’hui, Paris, CNRS Éditions, 2009, p. 321-346.
WOOLF, Virginia, « The Lives of the Obscure », 1925, The Essays of Virginia Woolf, vol. IV, Andrew McNEILLIE (dir.), London, Hogarth Press, 1994, p. 118-145.
[1] « Savoirs invisibles. Pratiques, acteurs et institutions (XVIIe-XIXe siècle) », Séminaire, Calenda, Publié le lundi 06 octobre 2008, https://doi.org/10.58079/d3z
[2] À titre d’exemple, une recherche récente a pu interroger les façons dont les pratiques et les écritures du magnétisme ont pu faire droit, dans une certaine mesure, à un « réel invisible » au XIXe siècle, bouleversant nos représentations de la réalité. Voir Victoire Feuillebois, Émilie Pezard (dir.), « Le réel invisible. Le magnétisme dans la littérature (1780-1914) », La Revue des lettres modernes, « Ecritures XIX », n°8, 2022.
[3] « Raconter et montrer l'invisible à la croisée de la littérature, des arts de la scène et du cinéma (1850-1930) », Julie Anselmini, Yann Calvet, José Moure (dir.), Cerisy, 19-25 aout 2024.