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Littera Incognita n°14 :

Littera Incognita n°14 : "Pré-histoire(s) de la recherche-création"

Publié le par Eloïse Bidegorry (Source : Comité de rédaction de Littera Incognita)

         Depuis quelques années en France, la recherche-création s’impose comme un terreau particulièrement fertile à l’émergence de dizaines de projets de recherche, productions de thèses, démarches pédagogiques et publications, tout en suscitant encore des discussions quant à sa définition, sa légitimité et son évolution vers une standardisation dans les parcours universitaires et/ ou artistiques.

         Cet engouement pourrait amener à penser qu’elle consisterait en un ensemble de pratiques parfaitement novatrices, d’autant que son caractère innovant fait partie intégrante de ses nombreuses définitions : elle concernerait « toutes les démarches et approches de recherche favorisant la création qui visent à produire de nouveaux savoirs esthétiques, théoriques, méthodologiques, épistémologiques ou techniques » (FRQSC, 2017), elle viserait à « enrichir nos connaissances et notre compréhension à travers une enquête originale » (Paquin et Noury, 2018) en une manière « d’interpeller le mode d’existence qui s’exprime quand la pensée se meut vers de nouveaux mondes » (Manning, 2018).

         De plus, en aménageant un espace « où les différences entre théorie et pratique se confrontent sans produire nécessairement des clivages mais bien plutôt des dialogues et des associations » (Quiénnec, 2013), la recherche-création s’inscrit remarquablement bien au sein des préoccupations contemporaines des sciences humaines et en particulier des humanités écologiques (Latour, Stengers, Haraway…), en ce qu’elle opère une révocation de l’antagonisme entre sciences et arts, très décrié aujourd’hui.

         Pourtant, la recherche-création n’a rien de nouveau, et ce même dans son acception la plus institutionnalisée : historiquement, dans les formations en art et en design, la recherche-création était pratiquée bien avant d’être reconnue académiquement ou même nommée. De plus, c’est dès 1969 qu’en France le Centre Universitaire expérimental de Paris Vincennes appelait artistes et chercheur·euse·s à produire des savoirs ensemble (Citton, 2024), tandis que les universités étasuniennes brandissaient déjà dans les années 1960, en plein maccarthysme, la figure de « l’artiste-chercheur » (Delacourt, 2018).

         Plus largement, si la recherche-création peut être définie comme « une pratique à travers une réflexion critique » (et inversement) (Quiénnec, 2011/2012), non comme une recherche sur l’art (research on art), ni comme une recherche pour l’art (research for the art), mais bien comme une recherche par l’art (research in the art) (Borgdorff, 2012), ne pourrions-nous pas faire remonter sa filiation plus loin encore que le milieu du XXe siècle, et ce, dans différents champs disciplinaires ?

         Dans le champ du design, la connaissance ne peut pas être séparée du geste de conception (Alexander, 1964 ; Manzini, 2015). La méthodologie du design repose en effet, et peut-être depuis ses débuts, sur l’itération, la matérialisation et l’expérimentation, où la production elle-même devient un mode d’enquête. En 1983, Donald Schön défend l'idée d'une « pratique réfléchie » qui valorise les processus intuitifs dans des situations d’incertitude (The Reflective Practitioner, 1984). Mais c’est aussi dès les années 1920 que le mouvement De Stijl et les idées de Le Corbusier ont introduit une approche rationnelle du design, associant « rigueur scientifique » et « création artistique » (Cross, 2001).

         En arts plastiques, la recherche-création prolonge une tradition séculaire pour laquelle l’acte de création est un mode de connaissance en soi, notamment dans un champ expérimental et conceptuel où la production d’une œuvre est indissociable d’une réflexion sur ses propres conditions d’existence. Dès les avant-gardes, artistes et théoricien·ne·s ont cherché à articuler pratique artistique et pensée critique, pensant ainsi l’art comme une « proposition analytique » (Kosuth, 1969). Mais en remontant un peu plus loin, ne pouvons-nous pas considérer que la pratique d’historien de l’art d’Aby Warburg et son Atlas Mnémosyne (1921-1929) relève d’une forme de recherche-création, travaillant à la production (et la transmission) de savoirs sur les images par les images ?

         Dans le domaine de la musique, les figures mêlant artiste et théoricien·ne font légion. Le compositeur Arnold Schönberg, qui aurait inventé la musique dodécaphonique dont le Prélude de La Suite pour piano op. 25 (1921) reprend les principes, double sa recherche artistique d’une pratique théorique, par l’écriture d’essais dans lesquels il expose l’état de ses recherches (Fonctions structurelles de l’harmonie, 1948). Si Jean-Sébastien Bach a contribué, avec Rameau, à élaborer la musique tonale, massivement utilisée en Occident, il ne transcrit pas cette recherche dans un essai théorique ; pour autant, Le Clavier bien tempéré, dont le premier livre parait en 1722 et le deuxième en 1744, constitue bien une démonstration de cette invention par la composition.

         Au cinéma, c’est la forme du documentaire qui s’impose à l’esprit lorsque l’on se met à considérer des pratiques de recherche, d’archive et/ou d’argumentation s’exerçant par un processus créatif. D’autre part, certaines œuvres filmiques comme l’Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard (1988-1998), consistent en une histoire expérimentale du cinéma où « au lieu du discours, la projection et le montage sont mobilisés comme processus de fabrication » (Karra, 2023). C’est aussi dans sa naissance même que le cinéma porte peut-être en lui une hybridation des démarches scientifiques et artistiques : pensons aux expérimentations chronophotographiques d’Étienne Jules Marey, physiologiste et médecin, et de son préparateur Georges Demenÿ (1889-1904) .

         Dans les arts du spectacle, nous pouvons songer immédiatement à Erwin Piscator et Bertolt Brecht qui, au début du XXe siècle, combinent leur pratique de metteurs en scène et dramaturges à une théorisation prolixe de leur art (Le Théâtre politique, 1929 ; Petit Organon pour le théâtre, 1949). Mais bien avant eux, au XVIIIe siècle, Gotthold Ephraim Lessing écrit à la fois des pièces comme Nathan le Sage, et des essais comme la Hamburgische Dramaturgie (1767-1768), véritable traité théorique où il critique la règle des trois unités et dialogue avec des auteurs grecs aussi bien qu’avec Shakespeare, Calderon ou encore son contemporain Diderot. Dès lors, Lessing ne serait-il pas un bon exemple d’« artiste-chercheur » avant la lettre, articulant dans sa pratique même écriture artistique et pensée théorique ?

         En littérature, l’historicisation des pratiques de recherche-création permet d’interroger le rapport parfois problématique entre théorie et création littéraire. L’avènement de la critique littéraire au XIXe siècle, inventée par Sainte-Beuve (Le Globe, La Revue contemporaine, Le Temps…), rend polémique la créativité de celui qui recherche : le critique peut-il vraiment être auteur ? Victor Hugo, pourtant proche de Sainte-Beuve, nie la capacité de ce dernier à s’exprimer comme un poète de talent tout en étant critique. Mais Hugo lui-même est un grand préfacier, qui théorise allègrement au sujet de ce qu’il crée (Préface de Cromwell, 1827). Plus anciennement encore, que dire d’auteurs tels Rousseau ou Diderot, pour qui au XVIIIe siècle, l’écriture pouvait être une voie de mise en pratique – et de mise à l’épreuve – de leurs théories philosophiques ?

         Ce nouveau numéro de la revue des doctorant·e·s Littera Incognita viserait ainsi à réactiver ce qui a en partie été interrogé lors d’une journée d’étude organisée par l’EUR ArTeC et le Labex Les Passés dans le présent en 2021 : une approche « archéologique » des pratiques de recherche création, et ce, dans tous les domaines. Nous souhaitons enjoindre celles et ceux que le sujet intéresse à explorer les multiples frictions qui ont, au fil des siècles, troublé la frontière supposément nette entre artistes et chercheur·euse·s/théoricien·ne·s. L’aspiration de ce nouveau numéro serait de puiser dans ces pré-histoires des questionnements, des mises en tension et des axes de réflexion, à la manière dont le projet collectif Faust-Circuit, mené à l’Université Toulouse – Jean-Jaurès en 2022, a procédé à une fertile réécriture du mythe de Faust, « quoique apparemment désuet, au confluent de la science et de l’art, du politique et du métaphysique, du savant et du populaire, de la modernité et de la contemporanéité » (Plana, Garde et Pandelakis, 2024).

         Les propositions pourront se concentrer sur les questions suivantes :

• Quelles pratiques antérieures aux années 1950 (voire antérieures au XXe siècle), pourraient être considérées comme des démarches en recherche-création avant la lettre ?

• Selon quelles modalités devient-il ainsi possible d’interroger le caractère novateur de la recherche-création ?

• Plus qu’un phénomène contemporain, la démarche en recherche-création n’est-elle pas inhérente à certains domaines ou types de pratiques artistiques ou théoriques ?

• Qu’est-ce qu’une réflexion relativisant la nouveauté de ces démarches peut apporter comme nouvelles optiques sur la recherche-création ?

 

Les propositions d’articles (500 mots maximum) devront être envoyées avant le 1er juin 2025 à l’adresse : littera.incognita@gmail.com.

 

Bibliographie indicative

ALEXANDER Christopher, Notes on the Synthesis of Form, Harvard University Press, 1964.

BORGDOFF Henk, The Conflict of the Faculties: Perspectives on Artistic Research and Academia, Leiden University Press, 2012.

CITTON Yves, « Ce que la recherche-création fait aux thèses universitaires », AOC, Octobre 2019, URL : https://aoc.media/analyse/2024/03/17/ce-que-la-recherche-creation-fait-aux-theses-universitaires/.

CROSS Nigel, « Designerly ways of knowing: design discipline versus design science », Design Issues, Volume 17, Number 3, 2001.

DELACOURT Sandra, « L’artiste-chercheur ou quand les sciences sociales deviennent forme », AOC, Septembre 2018, URL : https://aoc.media/analyse/2019/10/31/lartiste-chercheur-ou-quand-les-sciences-sociales-deviennent-forme/

GAILLEURD Cécile, Que peut la recherche-création pour l’histoire du cinéma, Artec/Les Presses du réel, 2024, URL : https://www.lespressesdureel.com/PDF/9782378965075.pdf.

GIACCO Grazia, Recherche-création et didactique de la création artistique : le chercheur travaillé par la création, EME éditions, CreArte, 2018.

HOUDART-MEROT Violaine, La Création littéraire à l’université, Cairn, 2019.

KARRA Marilena, Pour une histoire figurale de la violence : manifestations dans Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard, [thèse de doctorat], soutenue en 2023 à l’Université Toulouse 2 Jean-Jaurès.

KOSUTH Joseph, Art after Philosophy, Studio International, 1969.

LOSCO-LENA Mireille (dir.), Faire théâtre sous le signe de la recherche, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Le Spectaculaire Arts de la scène », 2017.

MANNING Erin, MASSUMI Brian, Pensée en acte : vingt propositions pour la recherche-création, Les Presses du réel, 2018.

MANZINI Ezio, Design, When Everybody Designs: An Introduction to Design for Social Innovation, MIT Press, 2015.

MARTINEZ THOMAS Monique, NAUGRETTE Catherine (dir.), Le Doctorat et la recherche en création, L’Harmattan, 2020.

PASSERON René, Pour une Philosophie de la Création, Klincksieck, 1989.

PETITJEAN Anne-Marie, La Littérature par l’expérience de la création, Presses Universitaires de Vincennes, 2023.

PLANA Muriel, GARDE Julien, PANDELAKIS Saul (dir.), Pour des recherches diaboliques : Théorie et création interartistiques en laboratoire, Hermann, 2024, URL : https://shs.cairn.info/pour-des-recherches-diaboliques--9791037039163.

ROQUES Sylvie, STARKIER Isabelle, Recherche création théâtre : savoir ou savoir-faire ?, L’Entretemps, coll. «Script», 2021.

SCHÖN Donald, The Reflective Practitioner: How Professionals Think In Action, Basic Books,1984.