
Le déplacement sans place de la pensée. 2e colloque international Maurice Blanchot au Brésil (Université Fédérale du Paraná & en ligne)
Texte et invitation
2ème Colloque international Maurice Blanchot:
O Deslocamento sem lugar do pensamento
Le Déplacement sans place de la pensée
Entre le 1er et le 4 septembre 2025, l'Université Fédérale du Paraná (UFPR) accueillera la deuxième édition du Colloque Maurice Blanchot, cette fois dans un format hybride et international. Le colloque, qui réunira des professeurs, des chercheurs et des étudiants brésiliens et étrangers, a pour objectif de stimuler les débats et les recherches qui éclairent les questions philosophiques, littéraires et politiques de la pensée de Maurice Blanchot. À cette fin, le comité d'organisation propose un ensemble de conférences et une série de communications dans le but de promouvoir le dialogue entre chercheurs de différents pays et de différentes langues, ainsi que de renforcer les échanges philosophiques, littéraires et culturels autour de l'œuvre de Blanchot.
“D'où vient cela, cette puissance d'arrachement, de destruction ou de changement, dans les premiers mots écrits face au ciel, dans la solitude du ciel, mots par eux-mêmes sans avenir et sans prétention : « il – la mer » ?
Il est assurément satisfaisant (trop satisfaisant) de penser que, par le seul fait que quelque chose comme ces mots « il – la mer », avec l'exigence qui en résulte et d'où aussi ils résultent, s'écrit, s'inscrit quelque part la possibilité d'une transformation radicale, fut-ce pour un seul, c'est-à-dire de sa suppression comme existence personnelle. Possibilité : rien de plus” (Le Pas Au-Delà, 1973, p.8).
L'argument maritime dans l'œuvre de Maurice Blanchot suggère et provoque un déplacement incessant de tout ce qui prétend être rigide et stable. À différents moments de sa production critique, philosophique et littéraire, la mer apparaît comme une image qui se répète mais ne se fixe pas, ne permettant ni la stabilité de ceux qui y plongent, ni la sécurité d'un port pour ceux qui décident d'y naviguer. La mer ? Au bord, c'est un rivage, elle ne connaît ni repos ni contours définis ; c'est le point de contact entre l'océan et le continent, point de seuil, comme celui où la pensée et le langage s'enchevêtrent fugacement. Ouverte, la mer est un exil de la compréhension totalisante, un espace où l'expérience rencontre [fuit] sa propre limite, se faisant elle-même expérience limitrophe, ou plutôt, elle est le dehors vers lequel le langage pointe sans jamais l'atteindre. À la fois origine et horizon impossible, cette extériorité maritime manifeste le neutre, le principe d'indétermination qui suspend la dualité et perturbe le langage, la présence impersonnelle et glissante d'une force qui conduirait finalement le langage à la disparition. De la rencontre entre la vague et le rivage, entre l 'extérieur et le neutre, entre le pas et le pas, qui se touchent dans un instant fugace, se confondent sans jamais se confondre - rencontre toujours lacunaire et incomplète - émerge une écume qui n'appartient ni à la mer ni à la terre. Une écume qui conduit à la limite, au bord sans bord intérieur à toute transgression, qui ne se laisse approprier par aucun système dialectique.
Mer d'eaux mouvantes, comme la lecture et l'écriture s'écoulent l'une dans l'autre, se transmettant l'une l'autre dans leur propre tension réciproque. Lorsque le langage navigue dans cette mer, au risque de sa propre dissolution, c'est l'espace littéraire, le livre à venir : il en sort des monstres marins, des chants et des récits séduisants. Entre Achab et Moby Dick, Melville est né ; entre Ulysse et les Sirènes, Homère. Tous deux partagent cette mer dont l'instabilité et l'imprévisibilité font résonner la même impermanence de la nuit, du pas, de la mort comme au-delà du sens, du passage, comme l'écrit Jacques Derrida (1986, p. 40) dans Parages: « et jusqu'à se fondre dans l'élément « eau » (ou 0, puisque l'eau est aussi là pour autre chose - d'une certaine manière, elle n'est rien, pas plus une chose qu'une lettre, une syllabe ou l'élément d'un nom : degré zéro d'une métaphore infinie) ».
La mer, chez Blanchot, est cette métaphore infinie, ni symbole, ni allégorie, seulement image. Espace à l'envers de l'espace, parce que déplacé et indéterminé ; géographie absente où oscillent lecture et écriture, dans laquelle on témoigne et on éprouve « Entre ces deux rivages, comme entre deux langues, le partage invisible mais aussi l'abîme d'un océan »[1]. Dans Thomas l'Obscur (1941, 1950), la mer n'est pas un croisement, mais : dès le début du récit, cet entre-lieu indécidable de l'élément eau non seulement nous conduit, mais aussi nous attire par sa force de renversement. Ainsi, une simple ouverture comme « Thomas s'assit et regarde la mer » (1950, p. 9) nous déplace vers l'incertitude ambiguë du personnage face à l'immensité, comme celle de quelqu'un qui, sur le point de plonger dans les mots et les mutations qu'ils vont opérer dans sa pensée, se place devant une feuille blanche et écrit, s'approche d'un sens juste pour le voir se vider ensuite, risque de se noyer ou même de s'apercevoir qu'il n'y a jamais eu d'eau. Dans ce récit, la récurrence de certains éléments narratifs donne forme à une répétition spectrale au milieu du décentrement du « protagoniste », ce sont des écumes qui se dissolvent au même instant qu'elles apparaissent, des traces-témoins de l'état métamorphique, de l'impossible coïncidence entre Thomas et l'eau dans laquelle il se perd. Dans Thomas l'Obscur, la mer est une reconfiguration disruptive. Dans « Le chant des sirènes “ (1954 ;1959)[2], l'origine du chant annoncé par les sirènes - ce n'est pas encore un chant, juste sa dissimulation - conduit Ulysse à un combat d'où émergera le récit. Dans cet essai, la mer est montrée comme un espace où la raison se perd et cède la place à toutes les fictions - l'espace disloqué capable de voler le discernement de ceux qui se lancent dans leur aventure. Ainsi, Ulysse, armé de la technique et convaincu de son esprit héroïque, s'expose au chant inhumain des sirènes. Il ordonne à son équipage de l'attacher au mât et de lui boucher les oreilles pour qu'elles ne disparaissent pas à l'origine du chant vers lequel ils ont été conduits. La lâcheté d'Ulysse - qui se réjouit du chant sans en souffrir les conséquences, attestant de la médiocrité de la décadence grecque, et qui profite de sa place privilégiée alors que tout son équipage, en plus de ne pas pouvoir jouir du spectacle, doit encore l'observer en se réjouissant - devient sa prison. Les sirènes, vaincues à ce moment-là, se vengent en enfermant Ulysse pour toujours dans le récit, dans l'Odyssée qui, en tant que récit, vit un éternel recommencement.
Plus tard, l'ontologie du langage que nous trouvons encore dans L'espace littéraire (1955)[3], où l'errance de la parole littéraire et sa tendance à la dérive est l'exil du langage dans le dehors, commence à laisser place à méta-ontologie. Cette sorte de refus à l'ontologie se produit dans la mesure où le déplacement de la pensée que Blanchot identifie dans la parole littéraire implique un éternel déférencement de soi. L'intervalle radical inscrit dans cette différence conduit Blanchot, au contact de l'œuvre de Levinas, à refuser l'universalité du Dasein. En effet, l’Être-avec heideggérien ne peut être pour un autre que ce qu'il est pour lui-même. Pour Blanchot, l'Autrui apparaît alors comme irréductible au même, ce qui consolide un virage en faveur d'une éthique de la différence. Il y a un refus progressif du concept et de la tentative de théorisation de l'être en qui ce concerne la relation humaine qui ne contemple pas ce qui reste étrange, sans nom, inconnaissable et non domestiqué. Immergée dans les eaux insurrectionnelles des années 1960 [et les processus révolutionnaires anticoloniaux sur le continent africain] qui s'écouleraient à Mai 68 en France, la pensée et l'action de Blanchot sont radicalement centrées sur le déplacement de la parole entre les êtres, événement obscur en plein jour. Pendant Mai 68, la littérature et tous ses pas sont dans la rue. « La littérature est peut-être essentiellement (je ne dis pas uniquement ni manifestement) pouvoir de contestation : contestation du pouvoir établi, contestation de ce qui est (et du fait d’être), contestation du langage et des formes du langage littéraire, enfin contestation d’elle-même comme pouvoir »[4] (1965, p. 681).
Dans L'entretien infini (1969), la force disruptive de l'ouverture de l'œuvre débouche sur la reconnaissance d'une altérité absolue - une énigme, un murmure incessant, un intervalle qui contemple la différenciation infinie et qui rendra l'amitié possible dans son œuvre. Entre ce qui bouge dans l'amitié, toute hiérarchie, s'il y en a une, est toujours infiniment précaire, expression de la faiblesse qui est en même temps sa puissance - condition de possibilité. Dans cet intervalle, une troisième voix, dynamique, neutre, se fait entendre, comme si le refus-mort s'infiltrait radicalement dans la pensée qui se conçoit dans l'abîme d'un océan entre toi et moi : « elle - la mer », partage invisible. Cette force qui a sans cesse retardé la cristallisation du sens dans le mot littéraire - la même force qui a fait qu'Ulysse narre, malgré sa lâcheté, et Achab succomber dans sa détermination - maintenant non seulement s'annonce, mais aussi arrive. Dans l'instant insurrectionnel continu du sens, Blanchot reconnaît la subversion politico-juridico-littéraire-philosophique comme une possibilité constante. Le neutre se manifeste comme une rupture, une interruption du continuum, et - pourquoi pas ? - comme un bateau pirate qui navigue et apparaît à l'horizon quand c'est « maintenant ».
Le déplacement sans lieu de la pensée s'enfonce dans cette mer, s'inscrivant comme possibilité. Il est dérive, différant éternellement du centre imaginaire qui l'anime, mais il est aussi variation, rupture, refus : il ne refuse pas d'être porté par l'origine du chant, comme Ulysse, ni n'accepte d'être entraîné jusqu'à disparaître dans la fascination de l'image, comme dans l'obsession d'Achab pour Moby Dick, qui le conduit à l'anéantissement. Cette pensée refuse[5] à la fois les promesses et les fausses garanties d'un sujet ainsi que la dissolution absolue que serait sa disparition effective. Peut-être comme Thomas dans l'instant narratif où il « se décida pourtant à tourner le dos à la mer » (1950, p. 14), non pas parce qu'il devient « maître de lui-même » au cours de la dérive, mais parce que ce geste négatif émerge d'une dissociation qui, à cet instant, ne s'achève pas dans la fragmentation qui la rend possible. La pensée qui n'apaise pas, ne cherche pas à réconcilier les contradictions, mais signale leur irrésolution. L'entre-lieu de Thomas l'Obscur est averse aux prétentions à la totalisation et toujours encline à ses risques, excepté celui d'insinuer une parole finale. Son refus est une parole qui porte en elle toute la possibilité d'un « maintenant », refus qui n'est pas circonscrit dans sa négativité, mais qui revient comme une exigence éthique, parce que ce qui lui résiste ne disparaît pas : appel à ce qu'aucune forme n'enferme, persistance de ce qui ne cesse d'interpeller.
Océans contaminés, mers occupées, déplacements forcés. Des conséquences de la crise de civilisation à l'insistance sur un modèle universalisant du sujet à travers des pratiques [qui ancrent] des épistémès hégémoniques[6]. Du contrôle biopolitique que le capital continue d'exercer sur les géographies, les corps et les cultures sous la prophétie d'une fin en soi au messianisme eschatologique [qui a sous-tendu les totalitarismes d'État et qui sous-tend le nécro-néolibéralisme d'aujourd'hui]. Chaque fois qu'une affirmation totalisante apparaît en réponse à la fragmentation, s'opposant à l'émancipation et à l'autonomie des peuples et des langues, les dépossédant de leur littérature, nous nous trouvons jetés sur la mer, ce lieu imprévisible de dérives et de naufrages, mais aussi de bateaux pirates. Face à une affirmation persistante, nous nous trouvons dans cette mer qui chante l'exigence du refus, qui résiste sans cesse par la voix de « ceux qui ne peuvent pas parler »[7].
Quelles questions la pensée de Maurice Blanchot continue-t-elle d'éclairer en conservant, dans son errance et son opacité, la mer qui l'anime ? De quelle manière cette pensée nous mobilise-t-elle dans son déplacement, en faisant (ré)apparaître ce que seule la force négative d'un autre nom, qui s'empare de sa négativité, peut contenir comme possibilité, voire comme événement ? Nous invitons les chercheurs et chercheuses brésiliens et étrangers à participer au 2ème Colloque International Maurice Blanchot avec des communications dans lesquelles l'exigence du refus caractérise cette mer marquée par le mouvement du dire à nouveau, du dire autrement, du dire encore. Les communications seront acceptées en portugais, français, espagnol et anglais.
Axes thématiques possibles (politiques, philosophiques, littéraires) :
Littérature et rupture du continuum : le mot littéraire comme principe de déplacement, de possibilité et d'événement ;
Le refus comme mouvement de déplacement constant ;
Dérive, pouvoir et refus : du but révolutionnaire à l'insurrection permanente ;
Entre singularité et universalité : pour une éthique de la différence ;
Le neutre et ses multiples manifestations politiques, philosophiques et littéraires ;
Les auteurs et les thèmes blanchotiens ;
Blanchot et la littérature du XXIe siècle
Le partage invisible et l'abîme d'un océan : traduction, multilinguisme et polyphonie épistémique.
La traduction : l'opération que le langage peut effectuer sur lui-même.
L'effacement du genre littéraire par le neutre.
Les propositions doivent comporter un titre, un résumé de 300 mots maximum et le nom de l'institution de rattachement.
Elles doivent être envoyées aux adresses email suivantes :
blanchotcoloquio@gmail.com
mayaradioniso@hotmail.com
erika.cps@gmail.com
[1] DERRIDA, Jacques. Parages. Paris : Editions Galilée, 1986, p. 13.
[2] « Le Chant des sirènes », La Nouvelle Revue française, n°19, juillet 1954, p. 95-104 [« La Rencontre de l'imaginaire », LV, p. 9-18].
[3] La solitude essentielle » (1953) est le premier texte où le neutre apparaît sous forme substantive. Ce texte constituera L'Espace littéraire. En d'autres termes, nous pouvons remarquer les premières références à la méta-ontologie et un dialogue plus fréquent avec l'œuvre d'Emmanuel Lévinas qui, à son tour, est cité à plusieurs reprises dans cet ouvrage.
[4] BLANCHOT, Maurice. « Les grands réducteurs ». In : La Nouvelle Revue française, n° 148, avril 1965.
[5] Réverbération du refus que l'auteur avait déjà exprimé dans « Le Refus » (1958) et « Le Grand Refus » (1959).
[6] Comme chez Foucault, l'épistémè signifie « l’ensemble des relations pouvant unir, à une époque donnée, les pratiques discursives qui donnent lieu à des figures épistémologiques, à des sciences, éventuellement à des systèmes formalisés ; le mode selon lequel, dans chacune de ces formations discursives, se situent et s’opèrent les passages à l’épistémologisation, à la scientificité, à la formalisation » (FOUCAULT, Michel. L'Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1968, p. 250)
[7] « Quand nous refusons, nous refusons par un mouvement sans mépris, sans exaltation, et anonyme, autant qu’il se peut, car le pouvoir de refuser ne s’accomplit pas à partir de nous-mêmes, ni en notre seul nom, mais à partir d’un commencement très pauvre qui appartient d’abord à ceux qui ne peuvent pas parler » (“Le refus” In : BLANCHOT, Maurice. L’amitié. Paris : Gallimard, 1971, p. 131)