Essai
Nouvelle parution
J.-M. Rey, Paul ou les ambiguïtés

J.-M. Rey, Paul ou les ambiguïtés

Publié le par Julia Peslier (Source : Pierre Hild)

Jean-Michel Rey, Paul ou les ambiguïtés, Paris, Editions de l'Olivier, coll. "Penser/Rêver", 2008.

EAN  9782879296166

Présentation:


On sait peu qu'à l'exception de Nietzsche, de Renan et de Michelet, les grands penseurs du progrès social du XIXe siècle trouvent dans les textes de saint Paul l'étayage d'une refondation sociale, d'une réforme politique d'ensemble. Pour Auguste Comte par exemple, ou pour Victor Hugo, il est nécessaire et parfois urgent d'aller chercher chez Paul les principes élémentaires d'une transformation de la société.
On ne sait guère qu'ils ont ainsi pris appui sur une démarche de pensée qui consistait à nier et à modifier le passé pour rendre légitime le présent souhaité. Cet essai montre en effet de quelle manière Paul réinterprète le passé pour en faire la préfiguration de ce qu'il est en train d'annoncer dans ses Épîtres. En s'inspirant de Paul, le XIXe siècle a contribué, à son insu, à une culture du déni qui continue à régner sur les représentations politiques occidentales du monde actuel.

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Dans Le Monde des livres du 4/12/8, on pouvait lire un article de J. Birnbaum sur cet ouvrage :

"Paul ou les ambiguïtés", de Jean-Michel Rey : Paul, la révolution en bégayant
LE MONDE DES LIVRES | 04.12.08 | 12h17  •  Mis à jour le 04.12.08 | 12h17


En Occident, à chaque fois que la politique est à bout de souffle, dès qu'elle connaît un passage à vide, il lui faut repasser par la case départ - c'est-à-dire par la station saint Paul. Au lendemain de la première guerre mondiale, par exemple, la scène intellectuelle allemande fut le théâtre d'un intense débat autour de "l'apôtre des nations", ce juif converti qui a structuré la doctrine chrétienne : pour penser l'origine de l'Etat ou les impasses de la démocratie, le théologien Karl Barth et le juriste Carl Schmitt confrontaient leurs lectures de l'Epître aux Romains. Et aujourd'hui, alors que la conscience européenne est de nouveau en crise, les philosophes du Vieux Continent se cramponnent comme ils peuvent à l'héritage paulinien.

De l'Italien Giorgio Agamben au Français Alain Badiou en passant par le Slovène Slavoj Zizek, les théoriciens qui essaient de retrouver un horizon d'émancipation empruntent souvent un très vieux sentier, à l'entrée duquel on peut lire : "chemin de Damas". Dans un récent article de la New York Review of Books, l'historien américain Mark Lilla moquait ce "moment paulinien de la gauche européenne" : il y a vingt-cinq ans, ironisait-il, les étudiants révoltés discutaient du "châtiment corporel" selon Michel Foucault ; désormais, allez vous balader dans les couloirs de telle ou telle université, et vous verrez nos jeunes rebelles disserter sur les Epîtres de saint Paul...

En ce sens, l'essai de Jean-Michel Rey vient à point nommé. Intitulé Paul ou les ambiguïtés, il souligne "l'étrange actualité" de l'apôtre et désigne son legs majeur : "La pensée paulinienne imprègne toute notre conception de la politique ; elle en organise, le plus souvent à notre insu, les principales articulations", écrit Rey. De quoi s'agit-il ? De quelques mots, deux ou trois formules qui ont marqué à jamais notre manière de nommer l'avenir et sa séparation avec l'ancien temps. Que l'on soit réformiste ou révolutionnaire, que l'on souhaite une douce mutation ou une transformation radicale, nous sommes incapables de dire la nouveauté autrement que sur un mode violent : une conversion absolue, où l'accueil de l'inédit appelle non seulement une émancipation à l'égard du passé, mais, bien plus, le congé donné à tout ce qui était là avant, le désaveu de l'antérieur, la négation du précédent...

Nous envisageons toujours le changement comme une rupture brutale par rapport à une époque considérée comme dépassée, défaillante, et dont la seule dignité consisterait à avoir esquissé notre glorieux présent. On aura reconnu, ici, le modèle propre aux philosophies de l'histoire, le prototype des idéologies progressistes, la matrice des plus redoutables dialectiques. Inaugurer c'est discréditer ; fonder c'est mettre à l'écart ; chaque coup d'envoi est d'abord un coup de force. Voilà saint Paul : "un discours qui sépare en toute netteté le présent du passé et qui, en même temps, fait apparaître dans sa vérité ce que ce passé ne pouvait pas reconnaître, ce qu'il était incapable de comprendre - son aveuglement ou son refus d'admettre les formes de la nouvelle réalité".

Pour saisir la postérité d'un tel schéma, que les esprits d'Occident, "et ceux-là mêmes qui se croient sans rapport aucun avec la théologie ou avec le christianisme", n'en finissent plus d'ânonner, Jean-Michel Rey mobilise quelques théologiens, à commencer par le regretté Stanislas Breton. Il cite également certains théoriciens de la refondation sociale, qui voyaient en saint Paul un génial précurseur : Henri de Saint-Simon, Pierre Leroux, Edgar Quinet... Mais il s'en remet surtout aux écrivains et à ce qu'ils ont dit de l'apôtre. Avec Rousseau, Hugo ou Valéry, il interroge la singularité d'une langue charnelle, charmeuse, qui permet à tout un chacun de se bricoler son propre Paul. A un philosophe comme Locke, Rey emprunte encore ses remarques sur le rythme formel des Epîtres : leur division en versets les offre à lire comme autant d'aphorismes, de fragments éclatés, permettant ainsi aux dogmatiques de fabriquer un apôtre à leur convenance.

Mais davantage que l'éparpillement, précise l'auteur, c'est son aspect répétitif qui donne au discours paulinien une telle puissance de séduction. Cette parole insistante, rageusement assertive, que nous n'avons cessé de relancer depuis qu'elle a été proférée, sonne elle-même comme une parole de bègue. Bossuet ne notait-il pas que les beaux esprits ont appris "à bégayer humblement dans l'école de Jésus-Christ, sous la discipline de Paul" ? Renan posait lui aussi la question : "Le style de saint Paul (...), qu'est-il, à sa manière, si ce n'est l'improvisation étouffée, haletante, informe, du "glossolale" ? (...). On dirait un bègue dans la bouche duquel les sons s'étouffent, se heurtent et aboutissent à une pantomime confuse, mais souverainement expressive."

Paul, pauvre dans l'expression, mais suscitant une infinie richesse de commentaires ; Paul, écrivant à peine, mais toujours repris, cité, plagié, pillé : en spécialiste de la littérature, en fin connaisseur de la psychanalyse aussi, Jean-Michel Rey écoute le discours de l'apôtre. Il repère ses failles sans les nommer, distingue ses non-dits, énonce simplement leurs effets. Quand le silence s'installe, il tend l'oreille, dans l'espoir de saisir tel vertige, tel refoulé : "Ce qui a fasciné, le plus souvent, ce serait cette extrême virulence de la négation qu'on trouve à l'oeuvre chez l'apôtre. On a le sentiment pourtant que, parfois, apparaît en filigrane chez Paul la redoutable question du prix à payer pour une telle fondation, pour un tel escamotage d'un passé passablement encombrant. Une question qui concerne évidemment toute institution..."

Page après page, Jean-Michel Rey tourne donc autour des mêmes phrases, des mêmes mots, et cet essai aussi bref qu'élégant prend lui-même une tournure ruminante. Ainsi peut-il exhiber la façon dont saint Paul ventriloque le discours politique en Occident. Ressassant le ressassement, Rey montre comment nos désirs de rupture demeurent hantés par cet universel bégaiement.