Critique n° 853-854 : Haute fidélité : Jean Starobinski
Minuit, juin 2018, 160 p. — ISBN : 9782707344663 — 13.50 €
On trouvera dans la première partie de ce numéro sept études consacrées à Jean Starobinski. Elles sont précédées de l’introduction qu’il donna à son premier livre, une anthologie stendhalienne parue en 1943 dans la collection « Le Cri de la France » – intitulé qui, à lui seul, valait manifeste. « Stendhal demeure le créateur d’un type extrême de l’homme libre », écrit alors le jeune critique. Il ajoute que « sauter une muraille » est l’acte qui définit le héros stendhalien. Utile rappel en un temps où la tentation était forte de raser les murs et où triomphait Le Passe-Muraille (paru, lui aussi, en 1943). Texte inaugural, donc, que ce Stendhal. Et de bon augure : il annonce l’œuvre dont nous admirons aujourd’hui la probité autant que la liberté.
« Haute fidélité » : ce clin d’œil au mélomane et au pianiste doit d’abord s’entendre comme un hommage aux qualités qui font de Jean Starobinski l’un des critiques les plus lus, les plus discutés, glosés, réinterprétés de ce temps. L’élégance d’une écriture qui associe rythme et rigueur n’est pas étrangère à l’attrait qu’exerce son œuvre, ni à l’attachement qu’on lui voue. Mais cette œuvre se recommande aussi et peut-être surtout par la confiancequ’elle suscite. Rousseau avait pris pour devise « Vitam impendere vero » ; celle de Starobinski pourrait être « Semper fidelis » – si le corps des U.S. Marines ne l’avait préemptée... Fidélité envers les œuvres expliquées et déployées ; fidélité à un projet intellectuel qui ne dissocie jamais l’acte de lecture de la réflexion théorique, ni d’une interrogation éthique.
Jean Starobinski, ou l’importance d’être constant. Le chemin qu’il suit, de livre en livre, a la rectitude de ces sillons bien tracés qui faisaient la fierté du laboureur. Rien de plus étranger à son style critique que la caracole impressionniste ou les vaticinations de la subjectivité. La « relation critique », telle qu’il la définit et cherche à l’établir, ne naît pas d’un simple effet de sympathie ; elle ne s’en tient pas aux affinités électives. Voir en lui un « pur » lecteur qui aurait, pour son compte, exorcisé le démon de la théorie, relève d’une étrange bévue – ou d’une petite rouerie visant à l’enrôler sous la bannière du révisionnisme critique. L’intimité que Starobinski entretient avec les œuvres littéraires est un rapport patiemment construit, une architecture raisonnée, l’aboutissement d’un processus. La proximité aux textes à laquelle il parvient (et qu’il nous offre en partage) est la rançon d’un effort et naît d’un réglage de distance.
Il n’y a donc pas seulement une « manière » Starobinski : il y a une méthode, et même, si discret soit-il, un discours de cette méthode ; bref, une « théorie » dont procède sa façon d’avancer ou de processionner (puisque tel est le sens étymologique de theôria). Derrière cette œuvre critique, quelle herméneutique ? Et quelle épistémologie au fondement de cette herméneutique ? Ces questions trop souvent éludées, Denis Hollier et Julien Zanetta ont récemment pris l’initiative de les mettre au centre d’une journée organisée à la New York University pour saluer la parution de l’anthologie réunie par Martin Rueff sous le titre La Beauté du monde*. Les essais qui suivent sont issus de ces échanges.
En les publiant, Critique marque, elle aussi, sa fidélité à Jean Starobinski, auquel a été consacré, en 2004, un numéro spécial dirigé par Patrizia Lombardo et Philippe Roger (n° 687-688, août-septembre 2004). Plus récemment encore, en avril 2013 (n° 791), une salve d’articles a salué « le beau triptyque de Jean Starobinski », constitué par L’ Encre de la mélancolie, Accuser et séduire ainsi que Diderot, un diable de ramage.
Clément Rosset est mort le 27 mars dernier. Philosophe inclassable, ironique et passionné, à la verve primesautière et souvent caustique, il laisse une œuvre considérable par son ampleur (plus de trente titres) et remarquable par sa singularité. Plusieurs de ses ouvrages les plus marquants ont paru aux Éditions de Minuit, notamment dans la collection « Critique », dirigée par Jean Piel : Le Réel. Traité de l’idiotie (1977), L’ Objet singulier(1979), La Force majeure (1983), d’autres encore.
Comment rendre hommage, sans susciter ses sarcasmes, à ce surdoué de l’irrespect ? Il nous a dit par avance ce qu’il fallait penser de la mort, et de la nôtre en particulier : « Le moment de la mort, qui soumet la totalité du corps aux lois de la mécanique et, pour reprendre les termes de Bergson, fait de l’homme une pure “chose”, est donc nécessairement le moment comique par excellence […] impossible de s’y tromper en effet : cette tête de mort, c’est ma tête ; ce cadavre inerte, c’est moi » (Principes de sagesse et de folie, p. 105). Et pourtant, comme l’écrit Mérimée après la mort de son ami Beyle, qu’il appelle H.B. et que nous appelons Stendhal, « il faut quelque chose. Ce quelque chose, c’est ce que demande Elpénor : ce n’est pas seulement un peu de terre qu’il réclame, c’est un souvenir ».
Ce sont de tels souvenirs, remémorations de lectures ou d’instants de vie, qu’offrent à Clément Rosset, en leur nom et au nom de Critique, Jean-Claude Bonnet, Marc Cerisuelo, Alain de Libera et Thierry Hoquet.
* Sur La Beauté du monde. La littérature et les arts (Gallimard, coll. « Quarto », 2016), voir N. Piégay, « Jean Starobinski : Écrire, regarder, écouter », Critique, n° 840, p. 452-463.
* Paraît posthume, L ’Endroit du paradis (Les Belles Lettres, avril 2018).
Sommaire
Haute fidélité : Jean Starobinski
Jean STAROBINSKI : Introduction à Stendhal (1943)
Philippe ROGER : La réaction critique
Laurent JENNY : Vers une herméneutique du visible
Joanna STALNAKER : Les bouquets de Jean Starobinski
Anthony VIDLER : Starobinski, historien de l’architecture
Lucien NOUIS : Trois égarements. Jean Starobinski et le cercle tautologique
Martin RUEFF : Critique et vérité et méthode
Julien ZANETTA : Teste pseudonyme. Starobinski lecteur de Valéry
Clément Rosset (1939-2018)
Thierry HOQUET : Clément Rosset. Vertige de la dénaturation
Marc CERISUELO : Ni vu ni connu. Hors champ
Jean-Claude BONNET : L’ami Diogène
Alain DE LIEBERA : Un peu de Crémant dans l’eau froide