Vocalités contemporaines :
La voix entre poésie et musique (1948-2022)
Université de Reims Champagne-Ardenne, 24-26 mars 2022
L’enjeu de ce colloque est d’interroger l’émergence récente de nouvelles pratiques vocales et de nouveaux répertoires entre poésie et musique ainsi que de nouvelles collaborations transmédiales. Il est une invitation à repenser la voix, qu’elle émane de la musique vocale d’aujourd’hui, des diverses médiations vocales de la poésie contemporaine, de la performance ou encore de la création radiophonique depuis les années 1950. Quelles tensions, quelles fécondations réciproques animent les pratiques vocales contemporaines entre poésie et musique ? De fait, elles ont fréquemment fait l’objet, notamment au début de la période considérée, de déclarations d’intention distinctes de la part des poètes et des compositeurs. De même, l’analyse de ces vocalités a souvent suivi des chemins épistémologiques séparés, même si parfois, notamment concernant la musique électroacoustique et la voix acousmate, on a pu les étudier conjointement. L’enjeu est désormais de faire dialoguer les disciplines en vue d’une compréhension globale de ces vocalités contemporaines situées à l’intersection des champs de la poésie et de la musique. On se demandera également en quoi les vocalités nouvelles, émanant de poètes et de compositeurs associés à d’autres artistes, permettent d’ouvrir la réflexion sur la voix à des questionnements environnementaux éco-poétiques et politiques.
L’accent sera certes mis sur les œuvres vocales de la fin du XXe et du XXIe siècles, mais il faudra également questionner l’aggravation de la crise du lyrisme dans la deuxième moitié du XXe siècle : la voix lyrique, déjà remise en cause par les premières avant-gardes, notamment le dadaïsme (Ursonate de Schwitters) ne peut plus apparaître après 1945 comme le point de rencontre idéal entre poésie et musique. L’après-catastrophe amène avec elle une remise en cause, plus radicale qu’avant la guerre, de la pratique lyrique comme de la voix porteuse d’un discours sémantique : les poètes lettristes, puis les poètes sonores, mais également de nombreux compositeurs s’éloignent d’une conception de la voix qui trouverait sa raison d’être comme vecteur d’un discours logocentré. Au renouveau épistémologique qui se structure autour de la psychanalyse (la voix dans le séminaire de Lacan) ou de la nouvelle critique avec notamment les contributions de Barthes ou de Derrida, s’ajoute un renouveau technique de taille : le développement des techniques d’enregistrement, d’amplification et de diffusion de la voix et l’ouverture de studios de phonologie (RAI, SWR, GRM) offrent de nouvelles possibilités vocales, venant ainsi diversifier et approfondir les expériences radiophoniques et performatives menées depuis Schwitters notamment au cours de la première moitié du XXe siècle.
Ce tournant technologique et critique conduit à une remise en jeu du questionnement autour de la voix. Il a creusé certains écarts à l’intérieur de chaque champ : à l’intérieur du champ de la poésie (entre poètes sonores sémantiques et a-sémantiques, Chopin d’un côté, Heidsieck ou Giorno de l’autre…), comme à l’intérieur du champ musical (entre compositeurs néosériels attachés à la parole et au texte comme Boulez, compositeurs conceptuels ou proches de la phonologie comme Cage ou Berio). Mais il a aussi permis de créer un dialogue, tant critique que fécond, au sujet de la vocalité. Peut-être a-t-on trop eu tendance à séparer l’étude de la voix en performance et celle de la musique vocale contemporaine : certes, il s’agissait pour beaucoup de poètes sonores de penser autrement le son, sans être inféodés aux lois des compositeurs, et Chopin ne manque pas d’accuser les électroacousticiens, notamment Pierre Henry, de s’approprier l’ultralettrisme ou encore de réduire la poésie à une matière sonore. Mais il conviendrait aussi de revenir sur les apports mutuels, pensons par exemple à la formation musicale de Michèle Métail, à l’influence de la musique contemporaine sur Bernard Heidsieck, à l’apport des avant-gardes poétiques à la pensée du son et de la voix chez Cage, Kagel, Henry ou Schaeffer.
Le démantèlement du texte chanté s’accompagne chez de nombreux compositeurs (Berio, Mâche, Cage, Xenakis et bien d’autres) à partir de la fin des années 1950 de recherches vocales et d’un renouvellement très large de l’appareil phonatoire : ce qui est le plus souvent au centre des pièces vocales est la voix en tant que productrice de sons et de bruits (cris, gloussements, rires, étouffements, bruits de langue etc.). La voix animale, la voix du corps ou la voix archaïque prédominent sans oublier les techniques vocales venues d’ailleurs ; tandis que des poètes lettristes (François Dufrêne et ses « Crirythmes », Gil Joseph Wolman et ses « mégapneumes », etc.) plaident pour une musique organique, une poésie physique et une voix en expansion.
La création radiophonique se trouve également impactée par ces nouvelles perspectives théoriques et techniques, pensons notamment à la version radiophonique de Soleil des eaux (1948) de Pierre Boulez avec un texte de René Char (1948) pour la RTF, Die Zikaden (1954) de Ingeborg Bachmann, les nombreux « Hörspiele » de Günter Eich (Träume, 1951) ou encore India Song (1974) de M. Duras avec les voix de Delphine Seyrig et Michael Lonsdale.
Il convient donc de poser à nouveau la question de la voix autrement qu’en opposant les champs, mais en observant les questions en jeu : le rapport de la voix à l’animalité, le rapport de la voix au réel et au concret, le rapport de la voix à la machine et d’interroger le sens tant politique qu’esthétique de ces nouvelles voies.
À partir du milieu des années 1980 et de façon renforcée depuis les années 2000, on assiste à de nouveaux bouleversements, notamment un effacement des frontières génériques et un renouvellement des collaborations entre compositeurs, musiciens et poètes qui entrainent l’émergence de nouvelles vocalités et de nouveaux répertoires dont il conviendra de saisir les enjeux esthétiques et (éco)politiques : ainsi les poètes dits du livre qui jusqu’alors se tenaient – tout au moins en France – à l’écart des pratiques vocales performatives, développent un intérêt renouvelé pour la lecture, concevant la médiation vocale du texte comme une œuvre à part entière. Si la tension entre « voix-de-la-lecture » et « voix-de-l’écrit » chez Christian Prigent marque un tournant, l’œuvre de Christophe Tarkos ouvre les frontières entre poésie écrite et sonore, tandis que celle de Thomas Kling remet en jeu la dialectique de l’oralité et de la scripturalité.
Dans un même temps, les collaborations se diversifient : tandis que dans les années 1960-1980, seuls les poètes sonores collaboraient avec des groupes de la scène rock ou (post)-punk, au début du XXIe siècle, les poètes, qu’ils soient performeurs ou poètes de l’écrit, collaborent avec des musiciens issus de la scène rock, punk ou électro (Olivier Cadiot avec Rodolphe Burger, Christophe Manon avec Frédéric Oberland, Anne-James Chaton avec The Ex ou encore Sandra Moussempes avec le groupe Indurain). Dans un même temps, des compositeurs, notamment ceux que l’on a associés à la musique « saturée » (Raphaël Cendo, Fausto Romitelli…), développent des vocalités influencées par les musiques actuelles et populaires. Il conviendra d’étudier le sens de ces collaborations et de l’influence de la voix « rock » qui entre dans le champ poétique et dans celui de la musique savante comme porteuse d’un nouveau lyrisme et/ou d’un lien plus direct au monde capitaliste tardif et aux violences qu’il génère.
Pourtant, dès le milieu des années 1990 des liens se tissent de nouveau entre musique écrite et poésie contemporaine. Presqu’un siècle après la crise du lyrisme, comment expliquer que plusieurs poètes aient écrit des livrets d’opéra, pour ne citer que Emmanuel Hocquard, Christophe Tarkos, Christian Prigent ou encore Philippe Beck ? Assiste-t-on au retour du même, le spectre du vieux lyrisme, ou de nouvelles formes de pensées et de collaboration permettent-elles de dépasser la dialectique musique-poésie par la voix ? Dans un même temps, d’autres types de collaboration produisent de nouvelles formes vocales (pensons particulièrement à Gérard Pesson, à Georges Aperghis, Salvatore Sciarrino ou encore Aurélien Dumont) qu’il conviendra d’étudier afin de mieux dégager la place du poète dans l’élaboration des œuvres.
Les collaborations engagées dans le domaine inter- et transmédial semblent interroger autrement la place et le statut de la voix. Poètes et compositeurs travaillent avec des plasticiens, des chorégraphes ou encore des vidéastes pour concevoir ensemble l’espace-temps de l’œuvre vocale. Ils repensent ainsi le statut de l’écoute, de l’image sonore ou encore du mouvement. Ces travaux de créations radiophoniques, de performances, d’installations multimédias remettent en jeu la voix entre poésie et musique. Ainsi, les Cinépoèmes & films parlants de Pierre Alferi ou des expérimentations mêlant travail poétique sur l’image et le son comme les vidéopoèmes de Jérôme Game peuvent être envisagés dans le prolongement du grand renouveau amorcé à partir des années 1950 par les films pour voix comme ceux des poètes lettristes et sonores, ou encore ceux de cinéastes tels Ian Hugo, (Bells of atlantis, voix et texte d’Anaïs Nin, musique de Louis et Bébé Barron) ou Jean Daniel Pollet qui, par leur travail sur la voix off, interrogent le sens de l’image et son rapport au réel. Aujourd’hui le travail poétique et filmique de Frank Smith renouvelle la question de l’écoute et du regard (Chœurs politiques, 2017). Par ailleurs des poètes-compositeurs ou des compositeurs-artistes sonores remettent en question la musicalité de la voix et les frontières entre la parole et la musique comme c’est le cas d’Alessandro Bosseti ou de David Christoffel dans leurs œuvres respectives et dans leur collaboration (Consensus Partium, 2020).
Pensons aussi aux transpoèmes de Laure Gauthier (éclectiques cités, 2021) dont les voix enregistrées dans des contextes différents intègrent des installations multimédias dont elle est co-auteur (remember the future conçu avec Pedro Garcia-Velasquez et Augustin Müller), ou encore à Violaine Lochu dont les performances mêlent recherche vocale et plasticité corporelle sans oublier les créations récentes en poésie visuelle, sonore et conceptuelle de Cia Rinne (sounds for soloist) en différentes langues européennes. Quels sont la place et le rôle de la voix dans cette nouvelle économie de l’œuvre ?
Ce colloque souhaite établir un pont entre le monde de l’art et celui de la recherche et s’adresse aux chercheurs (musicologues, spécialistes de littératures écrites ou orales) et aux artistes (poètes, compositeurs, interprètes) dont les recherches ou l’œuvre portent sur la voix.
Le colloque se tiendra les jeudi 24, vendredi 25 et samedi 26 mars 2022 à la Maison des Sciences Humaines de l’Université de Reims Champagne-Ardenne.
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Les propositions de communication (présentation d’une demi-page accompagnée d’une courte bio-bibliographie) sont à rendre pour le 15 mai 2021.
À envoyer par mail à laure.gauthier@univ-reims.fr et à anne-christine.royere@univ-reims.fr
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Conception : Laure Gauthier (Poète ; CRIMEL, URCA)
Comité scientifique :
Anne Boissière (CEAC, Université de Lille), Jean-Marc Chouvel (IREMUS, Sorbonne-Université), Laure Gauthier (poète ; CRIMEL, URCA), Philippe Langlois (IRCAM, La création sonore, Université de Montréal), Philippe Le Goff (Césaré Cncm, Reims), Frédéric Piantoni (HABITER, Chaire HumArts, URCA), Anne-Christine Royère (CRIMEL, URCA)
Comité d’organisation :
Perrine Delettre (Maison des Sciences Humaines de Champagne-Ardenne, URCA), Laure Gauthier (poète ; CRIMEL, URCA), Philippe Le Goff & Césaré Cncm, Reims), Frédéric Piantoni (HABITER, Chaire HumArts, URCA), Anne-Christine Royère (CRIMEL, URCA).