Compte rendu publié dans le dossier critique d'Acta fabula "Pensées du style" (octobre 2010, Vol. 11, n°9) :
"Les écrivains parlent-ils une langue étrangère ?" par Marie-Albane Watine.
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Sous la direction de Gilles Philippe et Julien Piat
La langue littéraire. Une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon
Paris : Fayard, 2009.
576 p. — EAN 9782213631158 — Prix 29 EUR.
Raconter l'histoire de la littérature française depuis Flaubert en neprenant appui que sur les faits de langue et de style, tel est leprojet de ce livre.
Vers 1850 est en effet apparue l'idée d'uneprose qui ne serait plus définie par opposition à la poésie et d'unelangue littéraire qui ne serait plus le modèle du français commun maisson autre. Se croisent ici l'histoire des grands genres de cette prosede roman, l'essai, l'autobiographie...), l'histoire de la languefrançaise comme objet social et imaginaire (tel que le construisent,par exemple, l'école, la presse ou le discours normatif), et l'histoirede la pensée critique, esthétique et linguistique.
En analysant larelation de la littérature à la langue parlée, le développement desoutils permettant de représenter la pensée, l'évolution de la phrase etde l'ordre des mots, le maintien d'une langue " lyrique ", l'oppositionentre une langue " conservatoire" et une langue " laboratoire ", lesauteurs suivent près d'un siècle et demi de recherches sans lendemainou consacrées. Ils reprennent des débats passionnés et souvent oubliéset révèlent un panorama sans équivalent de notre modernité littéraire.
Flaubert,Zola, Péguy, Proust, Sartre, Barthes sont quelques-uns des héros decette passionnante histoire, nourrie de centaines de citations puiséesdans nos plus grands textes.
Gilles Philippe est professeur de stylistique française des XIXe et XXe siècles à l'Université Paris-III-Sorbonne Nouvelle.
Julien Piat est maître de conférences en langue et stylistique françaises à l'Université Grenoble-III-Stendhal.
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Jean-Louis Jeannelle a rendu compte de cet ouvrage dans Le Monde des livres du 2 octobre 2009
(revue de presse en bas de cette page).
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Sommaire:
Une langue littéraire ?
Peut-on écrire de la littérature en français ?
Les deux langues littéraires
L’idéal du français littéraire
La langue littéraire et le « style »
La langue littéraire et l’enseignement du français
La langue littéraire et la norme grammaticale
PREMIÈRE PARTIE : LES GRANDES QUESTIONS
Chapitre 1 — Langue littéraire et langue parlée
« Langue littéraire parlée » et souci philologique
Français populaire, français élémentaire et français littéraire
Vers une littérature phonographe
La petite musique de l’oral et le néo-français
Une littérature de la « vocation »
Chapitre 2 — La langue littéraire, le phénomène et la pensée
Langue littéraire et référence vague
Une grammaire phénoméniste
Discours intérieur et langue littéraire
Une grammaire du discours intérieur
Langue littéraire et souci phénoménologique
Chapitre 3 — Le texte romanesque et les voix
L’intériorisation du roman : brève histoire du style indirect libre
L’expression du point de vue
« Essais de voix » : brève histoire du discours direct libre
Le discours littéraire contemporain
Chapitre 4 — Le triomphe du nom et le recul du verbe
Le nom contre l’adjectif
L’adjectif contre le nom
Le nom contre le verbe
La phrase sans verbe et la subjectivité
Chapitre 5 — La langue littéraire et la phrase
La phrase, catégorie et reflet littéraire
Une phrase « classique »
Une phrase brève
De la période à la phrase longue
Une ponctuation « littéraire » ?
Chapitre 6 — Phrase lyrique, prose d’idées
La littérarisation du style d’idées
Le mouvement de la période
Le théâtre de l’assertion
Le culte des images
Chapitre 7 — La référence classique dans la prose narrative
Le mythe de la langue classique
La synthèse de Lanson
Les paradoxes de l’archaïsme grammatical
Prose classique et registre lexical élevé
Les quatre composantes d’une écriture classique du XXe siècle
Écriture classique et analyse psychologique
DEUXIÈME PARTIE : LES GRANDS JALONS
Chapitre 8 — L’invention de la prose
Flaubert, la langue, la prose
Une révolution dans la langue ?
L’invention de la prose
Chapitre 9 — Émile Zola et la langue littéraire vers 1880
Zola, à temps et à contretemps
La lexicomanie littéraire
De la chasse au verbe au souci de la phrase
Chapitre 10 — Charles Péguy et la langue littéraire vers 1900
Rhétorique/littérature
Écriture/typographie
Prose/poésie
Chapitre 11 — Marcel Proust et la langue littéraire vers 1920
Structures et esthétique de la phrase complexe
L’image selon Proust
La littérature, le français et les français
Valeurs et contre-valeurs
La littérature comme vision : le style
Les années Proust
Chapitre 12 — Jean-Paul Sartre et la langue littéraire vers 1940
La littérature et la haine du langage
Les choses ou les mots : la prose ou la poésie
La prose littéraire, la belle langue et le tota simul
L’essai, nouveau laboratoire de la langue littéraire
La littérature sans la langue : le roman
Une langue littéraire pour les années 1940 ?
Chapitre 13 — Roland Barthes et la langue littéraire vers 1960
« Faut-il tuer la grammaire ? »
L’écriture blanche : réalité langagière et mythe critique
Les « Signes de la Littérature » et la question de la « belle langue »
Expérimentations linguistiques et gauchissement stylistique
La langue littéraire et le sujet parlant
Références bibliographiques, Index des noms, Index des notions, Sur les auteurs de ce livre
Ce livre a été rédigé par Stéphane Chaudier (chapitres 7 et 11), Michel Murat (chapitre 6), Gilles Philippe (Introduction, chapitres 1, 2, 8, 9 et 12), Julien Piat (chapitres 4, 5 et 13), Christelle Reggiani (chapitres 3 et 10) et Stéphanie Smadja (chapitres 4 et 8).
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Revue de presse :
Pierre Assouline - Le Magazine Littéraire, octobre 2009
Comme l'a dit Proust à sa manière, «les beaux livres sont écrits dansune sorte de langue étrangère». La Langue littéraire, une histoire dela prose française de Gustave Flaubert à Claude Simon propose sur prèsde 600 pages donne la parole à Zola, Céline, Flaubert, Barthes, Simon...
Encore faut-il s'entendre sur les frontières : où s'arrête la langue etoù commence le style ? Parfaitement, le style, le bon vieux style,l'increvable style, qui survit encore ès qualités bien queRobbe-Grillet et Barthes aient tenté de l'immoler sur l'autel del'écriture. Les anciens manuels de lettres tenaient qu'il caractérisaitune oeuvre dite littéraire dès lors que son objet dépassait la simplecommunication. Victor Hugo défendit d'un mot ses positions : «Guerre àla rhétorique et paix à la syntaxe !», même s'il fut toujours entenduque l'écrivain n'est pas celui qui fait la grammaire mais celui quifait la langue...
Gloire à Proust qui libéra la langue littéraire du corset néoclassiqueen s'autorisant la phrase longue, serpentine, digressive, afin de mieuxl'adapter à sa vision de son monde ! Un passionnant chapitre surl'irruption du parler quotidien dans la prose écrite fait la lumièresur l'invention du style indirect libre du Zola de L'Assommoir auCéline du Voyage au bout de la nuit...
Cela dit, ne cherchez pas la langue littéraire : elle a tant et si bienconquis son autonomie que, paradoxalement, elle a rejoint la languecommune. La revendiquer désormais, en appelant de ses voeux un retour àla belle langue, revient à adopter une vision aristocratique de lalittérature. Pas sûr que ce soit bien porté.
Jean-Louis Jeannelle - Le Monde du 2 octobre 2009
Lire l'article de Jean-Louis Jeannelle dans Le Monde des livres
On rapporte qu'un inspecteur de l'Instruction publique, auquel on venait de lire en classe la composition d'un certain Marcel Proust, déclara au professeur du jeune garçon : "N'avez-vous point, parmi les derniers de votre classe, un élève écrivant plus clairement et plus correctement en français ?"Terrible bourde, qu'il nous est facile, avec le recul, de condamner.Garant de valeurs fixées par la rhétorique, l'inspecteur ne faisait querappeler l'enfant aux règles d'autorité et de clarté que l'école avaitpour fonction de transmettre. Quelle est alors son erreur ? De faire decette norme un idéal intangible, alors qu'elle n'est déjà plus qu'unmythe, dont la pratique se voit battue en brèche depuis qu'avecFlaubert et sa génération s'invente "le français littéraire moderne".
L'extraordinaire somme dirigée par Gilles Philippe et Julien Piat est l'histoire d'une idée apparue au milieu du XIXe siècle : l'idée de "langue littéraire",pensée comme radicalement différente de la langue commune. Différentesconditions expliquent que, depuis cette époque, les écrivains aientjugé exercer une activité autonome, n'obéissant qu'à ses propresrègles, comme si écrire revenait désormais à "forger une langue étrangère dans la langue maternelle", selon la formule du linguiste Pierre Encrevé.
Parmi ces conditions, le difficile abandon du latin au profit du français, dont la IIIeRépublique fit l'une des bases du sentiment national. Mais aussi ledéclin de l'empire rhétorique, puisque le retrait de l'art oratoire(c'est-à-dire de la triade lexique-figures-rythme) laissa "à nu l'unité linguistique fondamentale, la phrase". Ou encore la victoire du roman sur les autres genres, qui consacra le règne de la prose et, avec elle, celui de la syntaxe. "Le style est tout": le mot d'ordre lancé par Flaubert s'est répercuté durant toute cettepériode, repris à l'envi (Céline en fait son credo) jusqu'à Claude Simon.
Non sans ambiguïté. En effet, Gilles Philippe note que le même mot de "style" recouvre deux héritages distincts. Le premier est "incarnépar Maupassant et les "classiques" : pour eux, le style n'est pasd'abord une réalité personnelle, mais la recherche esthétique d'uneadéquation parfaite entre un énoncé et un contenu à exprimer" ; Gide, Camus, Montherlant ou Yourcenar sont représentatifs d'une telle exigence de lisibilité. Le second est "celuide Proust et des "romantiques" : pour eux le style est une signatureirréductiblement personnelle qui met en mots une "vision"" ; pour Céline, Aragon, Queneau comme pour Claude Simon, la langue doit être un "laboratoire" et non un "conservatoire". Reste que dans l'un et l'autre cas, les écrivains communient dans une véritable "religion de la phrase".
Le moment grammatical
L'entreprisede Gilles Philippe et Julien Piat est appelée à faire date. Elle a cecide fascinant que la théorie sociologique de Bourdieu sur"l'autonomisation" du champ littéraire s'y voit confirmée del'intérieur. Ce que les sociologues envisageaient depuis une positionde surplomb, souvent sans prise réelle sur les textes, est iciréinscrit à hauteur de phrases. En un éblouissant jeu d'échelles, La Langue littéraire redéploie l'histoire longue de ce que Gilles Philippe avait nommé, dans Sujet, verbe, complément (Gallimard, 2002), le "moment grammatical de la littérature française".Libérée des inévitables divisions par siècles, genres et auteurs,l'histoire littéraire s'autorise ici des méthodes (parfois un brinardues) de la linguistique.
Si l'on cherchait un modèle pourdécrire une telle approche des oeuvres, ce serait la querelle sur lestyle de Flaubert en 1919 : critiques et écrivains y décortiquèrent lesphrases dudit Flaubert, accusé par les uns d'écrire mal, loué par lesautres de renouveler par exemple l'emploi du temps des verbes. Chacunedes pièces du procès est attentivement examinée : ainsi, l'"imparfaitnarratif" (employé là où l'on attendrait un passé simple) que l'onavait pu, à tort, attribuer à l'auteur de Madame Bovary, avait été "popularisé par la toute nouvelle presse quotidienne, dès les années 1830".De même, le si célèbre "discours indirect libre" (où les paroles d'unpersonnage se fondent avec le discours du narrateur) se rencontraitdéjà - Thibaudet en fit la remarque - chez La Fontaine. Mais siFlaubert n'a rien "inventé", son oeuvre condense et exemplifie uneexigence formelle sans précédent. Rapidement, note Gilles Philippe, "ilne s'est plus agi de savoir si un grand écrivain pouvait déroger à lagrammaire voire faire des "fautes", mais si la prose de Flaubert avaitété le point de départ d'une véritable révolution dans le langage".
L'imaginairede cette "langue littéraire" s'est donc nourri de toute une série depratiques grammaticales, telle l'introduction de la langue parlée dansle roman sous son double registre : oral (sensible aux registres deparole, comme chez Zola) et vocal (plus attaché à l'expression d'unevoix singulière, comme chez Céline). Michel Murat livre unepassionnante réflexion sur la "prose d'idées" : le "lyrisme", défini comme "mode de pensée" plutôt que comme "inscription de la subjectivité", fait de l'essai un lieu d'expérimentation de la phrase particulièrement fécond : "la syntaxe (y) mène à la trouvaille".Stéphanie Smadja et Julien Piat décrivent en détails la tendance dufrançais à se "substantifier", c'est-à-dire à remplacer le verbe etl'adjectif par des noms, et Stéphane Chaudieranalyse la longueur des phrases de Proust, l'inventivité de ses imageset l'attention particulière qu'il porte aux fautes ou aux "tics langagiers". Car pour Proust, "il s'agit tout d'abord de s'affranchir du canon de l'élégance française en le délégitimant" : l'écriture s'y libère avec éclat des règles du "bien écrire", que l'inspecteur rappelait si vertement au futur auteur d'A la recherche du temps perdu.
On peut lire aussi "Délier la langue littéraire" de Jean-Luc Despax sur bibliobs.nouvelobs.com.